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Full text of "Histoire de la Polynésie orientale"

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Boston  Library  Consortium  IVIember  Libraries 


http://www.archive.org/details/histoiredelapolyOOcail 


HISTOIRE 

DE    LA 


POLYNÉSIE  ORIENTALE 


OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR  : 

Épisodes  d'un  voyage  autour  du  monde  (1899-1903). 
Les  Polynésiens  orientaux  au  contact  de  la  civilisation. 

En  préparation  : 

Les  Origines  ^es  Polynésiens. 


HISTOIRE 


DE  LA 


POLYNÉSIE  ORIENTALE 


PAR 


A.  G.  EUGENE   GAILLOT 


Te  lua  nui  eaae  i  le  Atua. 


PARIS 
ERNEST  LEROUX,  ÉDITEUR 

28,    RUE    BONAPARTE,    28 

1910 

Tous  droits  réservés. 


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HISTOIRE 

DE    LA 


POLYNESIE  ORIENTALE 


INTRODUCTION 
LES  ORIGINES 


CHAPITRE  PREMIER 


LES  MIGRATIONS  MALAiSIENNES  EN  POLYNESIE 

Les  légendes  et  les  diverses  hypothèses  sur  le  berceau  de  la  race  polyné- 
sienne. —  Les  indigènes  sont  venus  de  TOccident.  —  Possibilité  pour  eux 
d'effectuer  de  longues  traversées  avec  les  faibles  moyens  dont  ils  dispo- 
saient. 


Dans  la  baie  de  Taiohae  ^  (île  Nuku-Hiva  de  Farchipel  des 
Marquises),  on  remarque  à  l'Ouest,  sur  une  falaise,  une  grosse 
roche  bizarre  ayant  à  peu  près  l'aspect  d'une  barque  :  les 
naturels  racontent  que  c'est  la  pirogue  au  moyen  de  laquelle 
leurs  ancêtres  ont  abordé  la  première  fois  dans  le  pays. 

Cette  légende  contient  un  renseignement  important  :  les 
Marquisiens  ne  se  croient  pas  autochtones  et  sont  en  cela 
d'accord  avec  les  traditions  des  autres  archipels,  lesquelles 

1.  Dans  la  langue  polynésienne  il  n'y  a  pas  d'e  muet  et  la  lettre  u  se  pro- 
nonce ou  ;  de  plus,  toutes  les  lettres  doivent  être  articulées  et  deux  voyelles 
de  suite  ne  font  jamais  diphtongue.  Taiohae  se  dit  donc  Ta-i-oha-é  ;  Rurutu, 
Rouroutou  ;  Moorea,  Mo-o-ré-a  ;  Uapu,  Ou-a-pou.  J'ai  toujours  dans  cet 
ouvrage  respecté  l'orthographe  indigène,  sauf  pour  les  mots  qui  sont  consi- 
dérés comme  passés  dans  la  langue  française. 


b  HISTOIRE    DE    LA    POLYNESIE   ORIENTALE 

déclarent  toutes  que  les  Polynésiens  sont  des  émigrés  ori- 
ginaires de  l'Occident. 

La  population  de  chaque  île  se  prétendant  issue  de  celle 
d'une  autre  île,  quelquefois  très  éloignée,  mais  toujours  si- 
tuée dans  la  direction  du  soleil  couchant,  l'on  peut  parvenir 
par  une  marche  rétrograde  à  reconstituer  d'une  façon  assez 
satisfaisante  l'itinéraire  accompli  par  les  émigrants,  depuis 
leur  point  de  départ.  Suivant  les  anciens  chants  des  insulaires 
de  Tonga-Tabou  et  de  Samoa,  le  berceau  de  la  race  poly- 
nésienne serait  une  certaine  île  Bourotou,  qui  doit  être  l'île 
Bourou  ou  Bouro  de  l'archipel  des  Moluques,  en  Malaisie. 
Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  de  cette  région  qu'ils  partirent  ;  puis 
ils  se  divisèrent  en  deux  branches  qui  se  répandirent  vers 
l'Est  :  l'une  atteignit  les  archipels  Sampa  et  Tonga,  l'autre, 
l'archipel  Fidji  ou  Viti.  Après  une  colonisation  plusieurs  fois 
séculaire  dans  les  deux  premiers  archipels,  surtout  à  Savaï 
(Samoa)  —  Oheavaï  de  la  carte  du  Tahitien  Tupaïa  —  les 
Polynésiens  reprirent  leurs  courses  aventureuses  et  suc- 
cessivement peuplèrent  les  diverses  îles  du  sud-est  de  l'Océan 
Pacifique  ^. 

Ils  y  arrivèrent  à  des  époques  différentes  et  que  l'on  ne 
saurait  préciser,  mais  qui  vraisemblablement  ne  doivent  pas 
être  très  éloignées  pour  les  îles  soumises  à  la  domination 
française,  si  l'on  en  juge  par  les  listes  royales  les  plus  longues 
que  fournissent  les  archipels.  Ils  conservèrent  le  souvenir 
de  toutes  ces  pérégrinations  et  c'est  en  mémoire  des  deux 
grands  pays  qu'ils  avaient  quittés  que  l'on  voit  ces  quantités 
de  noms,  ressemblant  à  ceux  de  Bourotou  et  Savaï  dissémi- 
nés partout  :  Bora-Bora,  Rurutu  ;  Havaii  (Raiatea),  Hawaii 
(Sandwich),  etc.  De  telles  désignations  ne  sont  pas  l'effet  du 
hasard,  elles  prouvent  une  origine  commune  et  la  science 

1.  D'après  H.  Haie  dont  les  travaux  ont  été  popularisés  en  France  par  De 
Quatrefages.  J'adopte  dans  ce  chapitre  leur  thèse  parce  qu'elle  est  généra- 
lement la  plus  admise  dans  le  monde  savant;  mais,  pour  moi,  je  ne  crois  pas 
à  l'origine  malaisienne  des  Polynésiens.  Voir  mon  autre  ouvrage,  Les  origines 
des  Polynésiens. 


LES    ORIGINES 


est  aujourd'hui  d'accord  avec  les  déclarations  des  Polyné- 
siens, car  elle  constate  qu'ils  sont  tous  de  la  même  race  et 
parlent  une  même  langue. 

Mais  comment  sont-ils  parvenus  en  ces  îles  reculées  à  tra- 
vers de  si  vastes  mers  sur  lesquelles  il  faut  parcourir  sou- 
vent des  distances  considérables  avant  de  rencontrer  une 
terre  ?  Si  l'on  admet  qu'ils  allaient  volontairement  à  la  re- 
cherche d'îles  inconnues,  il  leur  fallait  des  bateaux  capables 
de  lutter  contre  les  lames,  un  vent  favorable,  de  l'eau  douce 
et  des  vivres  pour  une  traversée  d'au  moins  vingt  jours.  La 
plupart  des  officiers  de  marine  considèrent  comme  imprati- 
cable un  pareil  voyage  dans  de  frêles  pirogues.  Aussi  les 
hypothèses  sont-elles  nombreuses  :  des  flots  d'encre  ont  été 
répandus  sur  ce  sujet.  Les  uns^,  faisant  des  Polynésiens  des 
autochtones,  ont  admis  l'existence  d'un  continent  disparu, 
dont  les  derniers  vestiges  seraient  les  archipels  des  Mar- 
quises, de  la  Société,  etc.  Certaines  traditions  parleraient  en 
effet  d'une  île  qui  se  serait  effondrée  sous  les  flots  et  qui  au- 
rait été  située  à  moitié  route  entre  Nuka-Hiva  et  Ua-Uka  où 
il  y  a,  dit-on,  un  haut  fond  sur  lequel  on  ne  trouve  que  cin- 
quante mètres  d'eau  ~.  La  légende  raconte  aussi  que  l'île 
Nuka-Hiva  a  été  séparée  par  Tupa  de  l'île  Ua-Pu  et  que  cinq 
îles  auraientdisparu  entre  le  N.-O.  et  le  N.-E.  de  Nuka-Hiva. 
Qu'y  a-t-il  de  vrai  dans  tout  cela  ?  Pour  les  affaissements  de 
quelques  îles  la  chose  peut  être  exacte  ;  quant  à  la  dispari- 
tion d'un  continent  le  fait  est  plus  douteux  :  sans  en  nier  la 
possibilité,  il  faudrait  supposer  que  le  cataclysme  se  serait 
produit  à  une  époque  tellement  lointaine  que  la  race  polyné- 
sienne en  aurait  perdu  le  souvenir.  Les  autres-^,  admettant 
l'émigration  des  Polynésiens,  ont  insinué  que  les  espaces 
pour  communiquer  pouvaient  être  moindres  :   suivant  leur 


1.  MM.  Moerenhout  et  Périer. 

2.  Et  même  moins  :  pendant  une  traversée  entre  ces  deux  îles,  par  un  beau 
soleil  de  juin,  j'ai  vu  très  distinctement  le  fond  de  la  mer. 

3.  Pour  n'en  citer  qu'un  seul  :  M.  de  Bovis. 


O  HISTOIRE    DE   LA    POLYNESIE   ORIENTALE 

opinion  les  pays  auraient  été  reliés  entre  eux  par  des  chaînes 
d'îlots  non  interrompues  et  aujourd'hui  affaissées.  C'est  en 
diminutif  la  thèse  du  continent  disparu,  thèse  soutenable 
à  la  rigueur,  mais  qui  semble  reposer  sur  des  bases  peu 
solides.  Les  indigènes,  eux,  ne  s'inquiètent  pas  de  la  vraisem- 
blance ou  de  l'invraisemblance  de  leurs  traditions  :  ils  décla- 
rent simplement  être  venus  d'une  île,  quel  que  soit  son  éloi- 
gnement,  comme  je  l'ai  déjà  dit  plus  haut,  et  cette  île,  ils  la 
placent  au  soleil  couchant  et  la  nomment;  or,  il  est  à  remar- 
quer qu'elle  existe  toujours  :  le  groupe  nord  des  Marquises 
(Nuka-Hiva)  prétend  tenir  sa  population  de  Vavao  (arch.  Tonga- 
Tabou)  et  le  groupe  sud,  de  Tahiti;  les  Tuamotu  auraient 
reçu  la  leur  de  Tahiti  ;  Tahiti  serait  une  colonie  de  Raiatea  et 
de  Huahine  ;  cette  dernière  de  Raiatea,  celle-ci  de  Savaï 
(Samoa)  ;  les  Gambier  auraient  été  peuplées  par  Rarotonga 
et  les  Tubuaï  par  Rarotonga  et  Tahiti  ;  enfin,  Râpa  devrait 
ses  habitants  à  Rarotonga. 

Cependant,  au  moment  où  parurent  les  Européens,  beau- 
coup d'indigènes  se  trouvaient  depuis  longtemps  sans  com- 
munication avec  l'île  d'où  leur  race  était  sortie  et  ignoraient 
même  la  route  qui  y  conduisait.  Dans  leur  émigration  dirigée 
d'abord  de  l'Ouest  à  l'Est,  ensuite  vers  le  Nord,  enfin  vers 
le  Sud,  les  indigènes  une  fois  possesseurs  de  terres  nouvelles 
s'y  établirent  donc  sans  espoir  de  retour  et,  en  dehors  des 
relations  de  voisinage,  n'en  sortirent,  pressés  par  la  famine 
ou  par  la  guerre,  que  pour  aller  toujours  plus  loin.  On  s'ex- 
plique ainsi,  comment,  avant  l'apparition  des  Européens,  les 
naturels  de  l'archipel  de  la  Société  ignoraient  l'existence  du 
groupe  sud  des  Marquises,  alors  que  les  indigènes  de  ce 
dernier  archipel  avaient  parfaitement  connaissance  d'îles 
situées  au  Sud  et  à  l'Ouest  ;  la  célèbre  carte  géographique 
dressée  par  le  Polynésien  Tupaïa  et  recueillie  par  Cook  le 
démontre  suffisamment. 

Néanmoins  il  ressort  des  traditions  et  des  chants  entendus 
par  les  premiers  navigateurs  que  les  îles  les  plus  rappro- 


LES   ORIGINES 


chées  dans  le  sud-est  de  l'Océan  Pacifique  se  visitaient  de 
temps  en  temps  les  unes  les  autres.  Pour  accomplir  leur 
navigation  les  indigènes  se  guidaient,  paraît-il,  sur  les 
étoiles  ?  En  ce  cas,  le  domaine  de  leurs  connaissances  astro- 
nomiques s'est  singulièrement  réduit  :  on  pourra  s'en  con- 
vaincre à  la  fin  de  ce  chapitre. 

On  parle  de  l'impossibilité  d'une  longue  traversée  dans  de 
frêles  pirogues.  Celles-ci  n'étaient  pas  si  fragiles  qu'on  veut 
bien  le  dire,  si  j'en  juge  d'après  le  spécimen  qui  est  conservé 
au  musée  d'Auckland  en  Nouvelle-Zélande  :  cette  embarca- 
tion est  d'un  seul  morceau  et  peut  contenir  cent  personnes; 
les  Maori  n'ont  pas  mis  moins  de  quinze  ans  à  la  creuser 
dans  un  tronc  d'arbre.  Il  est  évident  cependant  qu'elle  eût 
été  insuffisante  pour  une  grande  entreprise.  Mais  les  Poly- 
nésiens possédaient  autrefois  des  bâtiments  beaucoup  plus 
importants  :  c'étaient  les  pirogues  doubles  composées  de 
deux  pirogues  simples  liées  ensemble  et  réunies  par  une 
plate-forme  ;  elles  avaient  une  grande  voile  triangulaire  et 
des  rames.  Il  n'y  en  a  plus,  c'est  vrai;  néanmoins  elles  exis- 
taient, Forster  et  Cook  l'affirment  :  ils  racontent  qu'aux 
Marquises,  à  Tahiti  et  ailleurs,  il  y  en  avait  qui  mesuraient 
quarante  mètres  de  long;  elles  exigeaient  cent  quarante- 
quatre  rameurs,  huit  hommes  pour  gouverner,  et  un  pour 
commander;  sur  la  plate-forme  prenaient  place  trente  guer- 
riers environ.  11  faut  dire,  à  la  vérité,  qu'il  n'y  avait  guère 
qu'un  ou  deux  bâtiments  de  cette  grandeur  dans  chaque  île 
et  que  les  autres  doubles  pirogues  ne  renfermaient  qu'une 
cinquantaine  d'hommes  ;  toutefois  ces  dernières  étaient  en- 
core capables  de  supporter  un  voyage  au  long  cours.  Nous 
sommes  maintenant  bien  loin  des  frêles  pirogues.  Admet- 
tons donc  un  instant  qu'au  lieu  de  combler  ces  doubles 
pirogues  de  passagers,  on  y  ait  mis,  suivant  leur  grandeur 
cinquante  ou  seulement  vingt-cinq  passagers,  réservant  ainsi 
de  l'espace  pour  l'eau  et  les  vivres,  qu'une  petite  flotte  de 
ces  bateaux  soit  partie  par  les  vents  d'ouest  qui   régnent 


10  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

dans  ces  mers  à  certaines  époques  de  l'année  et  durent  sou- 
vent jusqu'à  quinze  jours,  que  le  temps  enfin  ait  été  beau, 
la  possibilité  d'une  réussite  devient  incontestable.  Et  c'est 
précisément  ainsi  que  procédaient  les  naturels  comme  ils  le 
déclarent  dans  leurs  chants  :  ils  accumulaient  des  provisions 
de  toutes  sortes,  puis,  emportant  de  l'eau,  des  vivres,  des 
graines,  des  chiens  et  jusqu'à  des  petits  cochons  de  dix-sept 
à  dix-huit  livres,  ils  se  lançaient  hardiment  sur  les  flots  à  la 
recherche  de  nouvelles  terres.  Sans  doute  beaucoup  ont  dû 
périr,  mais  il  a  suffi  que  quelques  bateaux  aient  accompli  un 
heureux  trajet  pour  que  de  nouvelles  îles  se  soient  trouvées 
peuplées. 

Des  naturels  de  Rapa-nui  (la  grande  Râpa)  ou  île  de  Pâques 
prétendent  être  venus  il  y  a  un  millier  d'années  de  Râpa, 
l'une  des  plus  petites  îles  de  la  Polynésie,  située  au  sud  des 
Tubuaï  et  des  Gambier.  Or  l'île  de  Pâques  est  à  2,300  kilo- 
mètres de  Pitcairn,  du  dernier  groupe  d'îles;  à  l'Est,  vers 
l'Amérique,  il  faut  franchir  environ  2.700  kilomètres  poLir 
rencontrer  une  île.  On  est  confondu  de  l'énormité  de  la  dis- 
tance et  par  conséquent  de  la  longueur  du  voyage. 

Et  cependant  les  Polynésiens  sont  allés  bien  plus  loin 
encore,  jusqu'à  la  Terre  de  Feu  et  au  cap  Horn,  qu'ils  nom- 
maient Ragiriri  et  Taitoko;  c'est  du  moins  ce  que  déclarent 
d'anciennes  traditions  mangaréviennes  récemment  recueil- 
lies. 

Dans  leurs  légendes,  les  Maori  désignent  Hawaïki(Savaï) 
et  Rarotonga  comme  leurs  patries  d'origine. 

Ces  expéditions  étaient  presque  toujours  la  conséquence 
d'une  surabondance  de  population  ou  de  la  guerre.  L'in- 
fluence des  prêtres  s'employait  souvent  à  encourager  les 
tendances  à  l'émigration  :  dans  un  intérêt  politique  et  reli- 
gieux, pour  se  débarrasser  de  gens  qu'ils  craignaient  ou 
faire  de  la  place  dans  les  îles  où  la  population  était  trop 
dense,  ils  n'hésitaient  pas  à  déclarer  que  la  présence  d'une 
terre  leur  était  révélée  par  les  dieux  dans  telle  direction  et 


LES    ORIGINES  -.  '  It 

les  indigènes,  sur  la  foi  de  ces  affirmations  mensongères, 
s'embarquaient  et  voguaient  vers  le  point  tant  désiré.  Que 
de  déceptions  ont  dû  se  produire  pour  un  succès,  et  quels 
drames  affreux  ont  dû  se  passer  ! 

Le  grand-père  de  Gattaneua,  chef  de  Nuku-Hiva,  accom- 
pagné de  plusieurs  familles,  partit  dans  quatre  grandes  pi- 
rogues pour  l'île  Utupu  qu'une  tradition  marquisienne  sup- 
posait exister  à  l'ouest  de  l'archipel.  11  ne  revint  pas  et  l'on 
n'a  jamais  su  ce  qu'il  était  devenu. 

Voici  un  fait  curieux,  qui  mérite  d'appeler  notre  attention  : 
le  5  avril  1777,  le  célèbre  navigateur  Cook  se  rendit  à  l'île 
Manua  qu'il  avait  nommée  Harvey;  à  son  deuxième  voyage, 
le  23  septembre  1773,  il  l'avait  trouvée  inhabitée;  en  y  reve- 
nant, il  y  rencontra  des  hommes  ressemblant  à  des  Nou- 
veaux-Zélandais,  sauf  le  tatouage  :  ces  sauvages  prirent 
une  attitude  si  menaçante  que  les  Anglais  renoncèrent  à 
descendre  à  terre.  L'émigration  continuait  donc  à  une  époque 
relativement  récente. 

Wilson  a  déclaré  à  Porter  qu'il  tenait  des  indigènes  que 
plus  de  huit  cents  hommes,  femmes  et  enfants  avaient  aban- 
donné l'archipel  des  Marquises  pour  aller  coloniser  d'autres 
terres. 

En  1826,  cent  cinquante  insulaires  d'Anaa  (Paumotu)  pri- 
rent la  mer  dans  trois  doubles  pirogues  pour  aller  à  Tahiti 
rendre  hommage  au  roi  Pomare  111,  leur  nouveau  suzerain. 
Le  début  du  trajet  fut  heureux  et  déjà  ils  apercevaient 
Mehetia,  quand  tout  à  coup  des  vents  d'ouest  les  poussèrent 
hors  de  leur  route  ;  trois  pirogues  disparurent.  Lorsque  ces 
vents  eurent  cessé,  les  gens  de  la  troisième  pirogue  essayè- 
rent de  reprendre  le  chemin  de  Tahiti  :  ce  fut  en  vain  ; 
empêchés  de  nouveau  par  d'autres  vents  contraires,  ils 
voguèrent  au  hasard  pendant  de  longs  jours  et,  leurs  pro- 
visions s'étant  épuisées,  ils  furent  contraints  pour  subsister 
de  se  nourrir  de  la  chair  des  morts.  Enfin  ils  abordèrent  à  la 
petite  île  Vanavana  (Barrow),  où  ils   demeurèrent  pendant 


12  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

trois  mois  pour  se  remettre  de  leurs  fatigues.  Ils  n'étaient 
plus  qu'une  quarantaine  d'individus,  hommes,  femmes  et 
enfants.  Les  ressources  y  étant  insuffisantes,  ils  se  rembar- 
quèrent et  firent  naufrage  à  l'île  Apunui  (Byam-Martin).  Là, 
au  bout  de  huit  mois,  un  navire  anglais  vint  à  passer  :  c'était 
le  Blossom  commandé  par  Frédéric- William  Beechey.  Immé- 
diatement les  indigènes  allumèrent  des  feux  et  trois  hommes 
montant  dans  un  canot  se  rendirent  à  bord.  L'un  d'eux, 
nommé  Tu-Wari,  fit  au  capitaine  le  récit  de  ses  infortunes. 
Touché  de  ses  malheurs,  Beechey  consentit  à  le  prendre  et 
à  l'emmener  à  Tahiti  avec  sa  femme  et  ses  enfants. 

Le  Père  Mathias  Gracia  affirme  aussi  que  quarante  hommes 
d'une  tribu  de  l'île  Ua-Pu  (Marquises),  s'étant  révoltés  contre 
leur  chef  Heato  et  ayant  été  vaincus  par  lui,  s'embarquèrent 
pendant  la  nuit  dans  l'espoir  de  trouver  de  nouvelles  terres. 
Leur  sort  est  toujours  resté  inconnu.  Ils  avaient  en  effet 
bien  peu  de  chances  de  réussir  s'ils  se  sont  dirigés  vers  le 
Nord-Est,  car  partout  de  ce  côté  la  mer  est  déserte  sur  un 
immense  espace  jusqu'à  la  côte  d'Amérique. 

L'on  objectera  peut-être  que  ces  exemples  sont  un  peu 
anciens.  En  voici  un  tout  à  fait  récent  :  les  héros  de  l'aven- 
ture étaient  encore  vivants  pendant  l'année  1900. 

Un  jour,  dans  Fîle  Rurutu  (Archipel  Tubuaï),  un  enfant  de 
huit  ans  est  trouvé  mort  au  pied  d'un  cocotier  :  y  a-t-il  eu 
crime  ou  accident  ?  Les  opinions  se  partagent  à  ce  sujet  :  le 
sabre  d'abatis  de  l'enfant  est  resté  fiché  dans  le  pédoncule 
d'une  feuille  et  semble  corroborer  l'hypothèse  d'une  simple 
chute  du  haut  de  l'arbre;  mais  la  plupart  ne  voient  là  qu'une 
ruse  de  l'assassin  destinée  à  détourner  les  soupçons  et  im- 
putent la  mort  de  l'enfanta  des  ennemis  de  sa  famille.  Deux 
individus  sont  arrêtés,  jugés  et  malgré  leurs  protestations 
d'innocence  condamnés  à  mort. 

A  Rurutu,  la  peine  capitale  consistait  à  abandonner  sans 
vivres  les  coupables  sur  un  des  quatre  minuscules  îlots 
nommés  Maria  situés  au  nord-ouest  de  Rimatara  :  là  ne  pous- 


LES    ORIGINES  13 

sent  que  quelques  cocotiers  et  buissons  de  mikimiki  ;  c'est 
la  mort  lente  par  suite  de  toutes  sortes  de  privations. 

L'arrêt  prononcé,  on  arma  la  goélette  du  pays  le  Manu- 
reva,  on  embarqua  les  condamnés  et  l'équipage,  puis  la 
population  sous  la  conduite  du  pasteur  se  rendit  selon  l'usage 
sur  la  grève,  où  elle  se  mit  à  prier  et  à  chanter  des  canti- 
ques pour  demander  au  Créateur  d'accorder  aux  voyageurs 
une  mer  calme  et  de  les  guider  dans  leur  route.  Lorsque  ces 
invocations  furent  terminées,  on  lâcha  les  amarres  et  la  goé- 
lette s'élança  sur  la  mer. 

11  faut  ordinairement  par  vent  debout  quatre  ou  cinq  jours 
pour  aller  de  Rurutu  à  l'île  Maria.  Après  dix  jours  les  capi- 
taines (au  nombre  de  quatre  pour  être  plus  sûrs  d'arriver  à 
bon  port)  n'avaient  pas  encore  la  terre  en  vue.  Les  provisions 
devenaient  rares  et  les  jours  succédaient  aux  jours.  Ils  com- 
prirent alors  qu'ils  s'étaient  perdus  !  Grâce  à  la  pluie  et  au 
produit  de  leur  pêche,  ils  parvinrent  à  prolonger  leur  exis- 
tence. La  traversée  prenait  des  proportions  effrayantes,  car 
plus  de  vingt  jours  s'étaient  écoulés  depuis  le  départ.  Des 
jours  encore  se  passèrent.  Le  vingt-cinquième,  ils  aperçurent 
dans  le  lointain  un  point  bleu  au-dessus  des  flots  :  c'était  une 
montagne  et  déjà  ils  croyaient  reconnaître  Tahiti,  lorsqu'en 
s'approchant  ils  constatèrent  avec  stupéfaction...  qu'ils  se 
trouvaient  devant  Tubuaï  !  Ils  avaient  continuellement  tourné 
autour  de  leur  archipel,  ainsi  s'expliquait  la  longueur  extra- 
ordinaire delà  traversée.  Ils  finirent  par  aborder  à  Pairatu, 
le  lieu  d'où  ils  étaient  partis  !  J'ajoute,  en  terminant,  qu'ils 
ne  virent  pas  dans  leur  échec  le  résultat  de  leur  ignorance 
et  la  nécessité  de  mieux  s'instruire  ;  ils  en  tirèrent  la  conclu- 
sion suivante  :  «  Si  nous  n'avons  pu  trouver  notre  route,  c'est 
que  Dieu  ne  l'a  pas  voulu  parce  que  les  condamnés  étaient 
innocents.  »  Et  de  retour  à  Rurutu,  les  deux  hommes  furent 
de  nouveau  jugés,  et  cette  fois,  acquittés. 

Comme  on  l'a  vu  plus  haut,  beaucoup  de  marins  euro- 
péens se  refusent  à  croire  à  la  réussite  de  ces  longues  tra- 


14  HISTOIRE   DE   LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

versées  accomplies  avec  des  moyens  aussi  rudimentaires. 
Ils  semblent  ainsi  s'en  reconnaître  incapables  eux-mêmes  et 
se  déclarer  inférieurs  à  ces  sauvages  qui  ont  pu  surmonter 
de  telles  difficultés.  Mais  ils  se  calomnient  et  l'exemple  sui- 
vant va  en  donner  une  preuve. 

Nous  remonterons  au  28  avril  de  l'année  1789.  A  cette 
date,  se  trouvait  dans  l'Océan  Pacifique  près  de  l'île  Tofua 
(archipel  Tonga),  le  navire  le  Boiinly  monté  par  le  capitaine 
George  Bligli  etquarante-six  hommesd'équipage.  On  sait  com- 
ment les  procédés  despotiques  de  ce  capitaine  anglais  dé- 
terminèrent une  révolte  parmi  ses  officiers  et  ses  matelots  : 
ceux-ci  le  saisirent  et  le  jetèrent  dans  une  chaloupe  avec  dix- 
huit  hommes  qui  lui  étaient  restés  fidèles.  L'embarcation 
n'avait  que  vingt  et  un  pieds  de  long  sur  six  de  large  et 
les  malheureux  abandonnés  ne  possédaient  pour  vivre  que 
125  litres  d'eau  et  150  livres  de  biscuit;  pour  se  défendre, 
ils  n'avaient  que  quatre  sabres,  le  chef  des  rebelles,  le  lieu- 
tenant Christian,  ayant  refusé  de  leur  remettre  des  armes  à 
feu,  tout  en  leur  permettant  d'emporter  un  sextant  et  des 
Tables  nautiques.  Eh  bien,  malgré  la  pénurie  de  leurs 
moyens  de  navigation  et  d'existence,  pénurie  encore  plus 
grande  que  celle  des  Polynésiens  lors  de  leurs  migrations, 
ces  infortunés  Anglais  firent  en  quarante-huit  jours  et  au 
milieu  de  dangers  inouïs  et  de  privations  affreuses  un  trajet 
de  3.618  lieues  à  travers  l'Océan  Pacifique  :  ils  passèrent 
devant  les  îles  Tofua,  Fidji,  les  Nouvelles-Hébrides,  l'Aus- 
tralie, franchirent  le  détroit  de  Torrès,  et  le  12  juin  au  matin 
enfin,  arrivèrent  devant  la  colonie  hollandaise  de  l'île  Timor, 
qui  devait  être  le  terme  de  leurs  souffrances.  Au  cours  de  ce 
voyage  extraordinaire,  ils  n'avaient  perdu  qu'un  seul  homme, 
massacré  par  les  sauvages  de  Tofua  dans  une  descente  à 
terre. 

Il  est  donc  parfaitement  possible  de  subsister  longtemps 
dans  une  pirogue  et  d'y  accomplir  une  importante  traversée, 
n'en  déplaise  à  certains  officiers  de  marine.  Dès  lors  laques- 


LES    ORIGINES  15 


tion  se  trouve  résolue  et  nous  n'avons  plus  qu'à  nous  incliner 
devant  les  traditions  indigènes,  c'est-à-dire  à  reconnaître 
que  les  Polynésiens  sont  des  émigrés  originaires  de  l'Occi- 
dent 1. 


1.  Je  n'ai  pas  cru  devoir  parler  dans  ce  cliapitre  de  deux  hypotlièses  émises 
sur  l'origine  des  Polynésiens. 

La  première  les  ferait  venir  de  l'Amérique,  quoiqu'ils  n'aient  aucun  carac- 
tère anthropologique  commun  avec  les  peuplades  de  ce  continent  ;  tout  au 
plus  auraient-ils  des  analogies  de  langage,  mais  très  rares  et  fort  incertaines. 
Cette  théorie  est  surtout  fondée  sur  l'impossibilité  dans  laquelle  se  seraient 
trouvés  les  Polynésiens  de  naviguer  longtemps  dans  une  direction  opposée 
à  celle  des  vents  généraux,  qui  viennent  de  l'Est.  Mais  l'argument  n'est  pas 
sans  réplique,  car  l'on  sait  que  les  vents  d'Ouest,  s'ils  sont  beaucoup  moins 
fréquents  peuvent  toutefois  souffler  pendant  des  péi4odes  qui  durent  jusqu'à 
quinze  jours,  et  les  indigènes  pouvaient  précisément  utiliser  ces  périodes  pour 
leur  expédition. 

D'après  la  deuxième  hypothèse,  les  Polynésiens  seraient  originaires  de  la 
Nouvelle-Zélande  ;  mais  cette  théorie  est  en  contradiction  avec  les  lois  géné- 
rales qui  relient  les  faunes  éteintes  aux  faunes  vivantes.  En  effet  la  faune 
fossile  néo-zélandaise,  que  les  fouilles  exécutées  jusqu'à  nos  jours  nous  ont 
fait  connaître,  n'a  pas  fourni  un  seul  ossement  de  mammifère  terrestre.  Il 
est  donc  peu  vraisemblable  qu'une  race  humaine  ait  pu  naître  en  ce  pays. 


CHAPITRE  II 


LE  SOL  ET  LE  CLIMAT  DE  LA   POLYNÉSIE  ORIENTALE.  —  LA  RACE. 


Iles  volcaniques.  —  Richesse  de  leur  flore  et  pauvreté  de  leur  faune.  — 
Douceur  âe  la  température.  —  lies  coralliennes.  —  Leurs  faibles  res- 
sources. —  Bouleversements  atmosphériques.  —  lie  plutonienne,  peu 
favorisée  de  la  nature.  —  La  population  primitive.  —  Son  mélange  avec 
les  émigrants  de  la  Malaisie.  —  Caractères  physiques  des  Polynésiens 
modernes. 


Les  archipels  soumis  à  la  domination  française  dans  le 
sud-est  de  l'Océan  Pacifique  sont  tous,  à  l'exception  des 
Tuamotu,  composés  d'îles  hérissées  de  pics  et  de  crêtes 
d'origine  volcanique.  Leur  formation  est  due  à  un  soulève- 
ment qui  parait  avoir  été  le  même  pour  les  archipels  des 
Gambier,  des  Tubuaï,  de  la  Société  et  peut-être  aussi  des 
Marquises.  L'époque  de  l'apparition  de  ces  archipels  ne  sau- 
rait être  absolument  déterminée,  mais  elle  doit  être  vraisem- 
blablement très  lointaine  sauf  pour  la  dernière  éruption  qui 
se  produisit  à  Tahiti  et  fit  surgir  le  mont  Maiao  (1.235  m.) 
que  sa  forme  a  fait  nommer  Diadème  par  les  Français. 

Les  montagnes  que  l'on  rencontre  dans  ces  iles  sont  rela- 
tivement hautes  en  comparaison  du  peu  d'étendue  des  terres  : 
Nuka-Hiva  des  Marquises  n'a  que  100  kilomètres  de  circuit 
et  cependant  elle  s'élève  jusqu'à  une  hauteur  de  1.178  mètres; 
Tahiti  a  104.215  hectares  de  superficie  et  possède  des  monts 
de  2.237  mètres  (Orohena),  2.065  mètres  (Aorai),  1.800  mètres 
(Tetufera),  1.694  mètres  (Ivirairai),  1.323  mètres  (Niu),  etc.  ; 


LES    ORIGINES  17 

Mooera  a  une  surface  de  13.237  hectares  et  ses  montagnes 
ont  des  altitudes  de  1.212  mètres  (Tohivea),  830  mètres 
(Rotui),  etc.  ;  Bora-Bora  a  une  étendue  d'environ  38  kilomè- 
tres carrés  et  le  sommet  de  sa  montagne  centrale,  le  Pic  de 
Pahia,  atteint  à  peu  près  800  mètres;  Tubuai  a  une  superficie 
de  12  milles  carrés  75  et  renferme  le  mont  Taitoa  qui  a 
310  mètres  d'élévation;  la  petite  Râpa  (Rapa-iti)  n'a  que  30  à 
liO  kilomètres  de  pourtour  et  l'un  de  ses  monts,  le  Pukunia, 
est  haut  de  l./i50  mètres  ;  etc. 

Entre  les  montagnes  se  trouvent  de  riantes  vallées  arrosées 
par  de  nombreux  ruisseaux  limpides.  Quant  aux  lacs,  il  n'en 
existe  que  trois  :  l'un,  sans  écoulement,  le  lac  Vai-liiria,  est 
situé  à  /i32  mètres  d'altitude  dans  Tahiti  ;  les  deux  autres, 
les  lacs  Temae  et  Varea,  communiquant  avec  la  mer,  se  trou- 
vent dans  l'île  Moorea. 

Sur  le  littoral  et  dans  l'intérieur,  les  diverses  îles  de  la 
Polynésie  sont  couvertes  d'arbres  précieux  dont  les  branches 
entrelacées  forment  des  voûtes  magnifiques,  véritables  abris 
contre  l'ardeur  des  rayons  du  soleil.  La  végétation  est  celle 
des  tropiques  :  le  cocotier,  le  maiore  (arbre  à  pain),  le  pan- 
danus,  le  bananier,  etc.  Le  climat  est  d'une  grande  douceur  : 
il  y  règne  un  printemps  perpétuel,  plus  chaud  cependant 
aux  Marquises  (33  degrés  centigrades)  et  très  tempéré  à  Râpa 
(de  22  à  25  degrés)  ^  où  poussent  parfaitement  la  plupart  des 
légumes  et  des  fruits  de  l'Europe.  Vues  de  la  mer,  ces 
terres  présentent  un  brillant  aspect  grâce  à  la  verdure  qui 
les  couvre  entièrement  et  monte  parfois  jusqu'au  sommet 
des  pics.  Les  paysages  sont  vraiment  enchanteurs,  leurs 
décors  féeriques,  et  l'admiration  exprimée  dans  les  récits 
des  voyageurs  n'est  certainement  pas  exagérée  ;  on  ne  peut 
imaginer  une  nature  plus  resplendissante  :  elle  tient  du  rêve. 

Les  forêts  ne  sont  pas  exemptes,  toutefois,  d'une  certaine 

].  Les  mois  de  juin,  juillet  et  août  sont  ceux  qui  ont  la  température  la 
plus  basse.  Pendant  la  saison  froide,  le  thermomètre  descend  à  6  heures  du 
matin  jusqu'à  7  degrés  centigrades. 


18  HISTOIRE   DE   LA   POLYNÉSIE    ORIENTALE 

tristesse,  qui  provient  du,  manque  d'oiseaux  :  les  gazouille- 
ments sont  rares  et  ceux  qu'on  entend  sont  dus  à  quelques 
timides  moineaux  importés  par  les  soins  de  la  Métropole. 
La  faune  était  primitivement  assez  pauvre  ;  les  indigènes 
n'avaient  que  des  volailles,  des  porcs  et  des  chiens,  et  encore 
parce  qu'ils  les  avaient  transportés  avec  eux  lors  de  leurs 
migrations.  Les  bœufs,  les  vaches,  les  moutons  et  les  che- 
vaux ont  été  introduits  dans  les  archipels  par  les  Européens. 

Le  soulèvement  volcanique  qui  produisit  les  archipels  des 
Gambier,  des  Tubuai,  de  la  Société,  et  des  Marquises,  ne  fut 
pas  aussi  complet  dans  les  parages  des  îles  Paumotu  ou  Tua- 
motu,  et  probablement  ce  sont  les  coraux  qui,  en  se  formant 
sur  les  bords  des  cirques  arrivés  presque  à  fleur  d'eau,  ont 
créé  ces  îles  basses  si  différentes  des  autres  îles  de  la  Polyné- 
sie française.  Les  Tuamotu  sont  en  effet  composées  de  longs 
récifs  très  peu  élevés  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  lesquels 
entourent  des  lacs  intérieurs  nommés  lagons  d'où  l'on  tire  les 
huîtres  nacrées.  Celles-ci  représentent  la  seule  richesse  de 
l'archipel,  car  ses  îles  sont  arides,  n'ayant  qu'une  mince  couche 
de  terre  végétale,  et  dépourvues  d'eau  douce  :  nul  torrent, 
nulle  source  ;  il  n'y  a  que  l'eau  de  pluie  et  celle  du  fruit  du 
cocotier;  avant  l'introduction  de  cet  arbre,  le  sol  ne  produi- 
sait que  des  petites  touffes  de  miki-miki,  de  guettardia,  de 
tournefortia,  de  pentacarya,  de  scœvola,  et  comme  ressources 
alimentaires  les  fruits  du  pandanus  et  le  pourpier.  Sans  la 
pêche  des  nacres,  et  le  cocotier  dont  ils  transforment  le  fruit 
en  coprah,  les  indigènes  ne  pourraient  pas  encore  actuelle- 
ment subsister  ;  ils  ne  parviennent  à  se  procurer  les  choses 
les  plus  nécessaires  à  la  vie  que  grâce  à  ce  commerce  devenu, 
heureusement  pour  eux^  assez  important. 

Et  non  seulement  ces  îles  sont  déshéritées  à  presque  tous 
les  points  de  vue,  mais  elles  subissent  aussi  d'effroyables 
bouleversements  :  quoique  possédant  le  même  climat  que  les 
autres  archipels  de  la  Polynésie  française,  elles  sont  assail- 
lies quelquefois  par  de  terribles  typhons  accompagnés  de  raz 


LES    ORIGINES  19 

de  marée  qui  portent  chez  elles  la  désolation  et  la  mort.  Le 
vent  et  la  mer  accomplissent  alors  une  véritable  œuvre  de 
destruction  :  ils  abattent  tout  ce  qu'ils  rencontrent  devant 
eux,  navires  à  l'ancre,  églises,  cases,  cocotiers,  etc.  ;  les  ha- 
bitants et  les  animaux  domestiques  essayent  en  vain  de 
résister  ou  de  se  sauver  :  ils  périssent  tous  noyés  par  les 
lames  monstrueuses  de  l'Océan;  celles-ci  exhument  même 
les  restes  des  morts  et  les  rejettent  au  loin;  enfin  l'eau  des 
lagons  en  se  joignant  aux  flots  de  la  mer  achève  de  balayer 
le  sol  :  elle  n'y  laisse  que  le  roc.  Telles  furent  les  consé- 
quences des  typhons  et  des  raz  de  marée  qui  visitèrent  quel- 
ques îles  des  Tuamotu  à  différentes  époques,  notamment  en 
1878  et  1906. 

Les  îles  qui  sont  ainsi  dévastées  ne  restent  pas  toujours 
dans  cet  état  :  après  plus  ou  moins  d'années  le  roc  se  recouvre 
d'un  peu  de  terre  arable  et  la  végétation  reparaît;  quand  les 
cocotiers  ont  suffisamment  repoussé,  des  habitants  des  îles 
voisines  viennent  se  fixer  dans  les  îles  dépeuplées,  et  celles- 
ci  reprennent  alors  leur  premier  aspect,  pour  le  reperdre 
vingt  ou  trente  ans  plus  tard  à  la  suite  d'un  nouveau  cata- 
clysme de  la  nature. 

Vues  du  large,  la  plupart  des  îles  Tuamotu  se  présentent 
bordées  d'une  plage  de  sable  fin;  à  l'intérieur  apparaissent 
des  massifs  de  bois  touffus  au-dessus  desquels  se  montrent 
des  tiges  de  cocotiers.  Ces  îles  semblent  plutôt  riantes  que 
tristes,  grâce  à  la  verdure  qui  les  recouvre;  mais  la  mer  se 
brise  avec  rage  sur  leurs  côtes  rocheuses.  Le  célèbre  navi- 
gateur de  Bougainville  avait  appelé  l'archipel  des  Paumotu 
ou  Tuamotu,  archipel  Dangereux.  Cette  dénomination  est 
exacte;  à  cause  du  peu  d'élévation  des  îles,  les  marins  ne 
les  aperçoivent  que  difficilement,  et,  pour  cette  raison,  les 
redoutent  beaucoup. 

Quant  à  l'île  Rapa-nui  ou  de  Pâques,  son  origine  pluto- 
nienne  n'est  pas  douteuse.  Sur  une  superficie  de  11.773  hec- 
tares se  dressent  trois  volcans  nommés  Kau,  Raraku  et  Aroï. 


20  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

Le  terrain  présente  la  forme  d'un  triangle  ayant  à  chaque 
sommet  ou  dans  les  environs  un  cratère  éteint.  Le  plus 
important  de  ces  cratères  est  celui  de  Kau,  situé  près  du 
mouillage  d'Hanga-roa.  Sa  profondeur  est  de  250  mètres  et 
sa  base  inférieure  a  plus  d'un  kilomètre  de  diamètre.  Du 
côté  de  la  mer  le  cratère  est  ébréché  jusqu'au  tiers  de  sa 
hauteur,  ce  qui  ne  contribue  pas  peu  à  lui  donner  l'apparence 
du  Golisée  de  Rome  dont  il  a  aussi  la  forme  circulaire. 

Tous  les  cratères  de  l'île  possèdent  de  grandes  cavités  que 
les  pluies  maintiennent  pleines  d'eau.  Comme  il  n'y  a  ni 
ruisseau,  ni  torrent,  ni  source,  les  indigènes  vont  puiser 
leur  boisson  dans  ces  citernes  naturelles.  Ils  ont  bien  creusé 
quelques  puits  non  loin  du  rivage,  mais  ils  leur  préfèrent 
l'eau  de  ces  mares. 

Le  sol  est  aussi  couvert  de  sombres  cavernes. 

D'après  les  naturalistes  des  expéditions  maritimes  du 
dix-huitième  siècle  l'île  serait  généralement  stérile  et  nue. 
Des  pierres  brunes,  noires  et  rougeâtres  la  recouvriraient 
presque  entièrement.  La  seule  végétation  consisterait  en  une 
graminée  qui  croîtrait  par  touffes  de  feuilles  si  glissantes  que 
l'on  ne  pourrait  marcher  dessus  sans  tomber.  On  ne  rencon- 
trerait pas  un  arbre  véritable  sur  toute  la  surface  de  l'île. 
Les  plus  grands  arbrisseaux  seraient  le  mûrier  à  papier, 
dont  les  naturels  (en  cela  semblables  à  ceux  de  Tahiti) 
tiraient  parti  pour  la  confection  des  étoffes,  une  espèce  de 
mimosa  au  bois  rouge,  dur  et  pesant,  et  quelques  tiges 
à^ Hibiscus  populneiis^  bois  blanc  et  cassant  ayant  une  feuille 
qui  ressemble  à  celle  du  frêne. 

Cependant  les  insulaires  avaient  des  pirogues.  De  plus, 
ils  possédaient  des  plantations  de  patates,  d'ignames,  de 
citrouilles,  de  bananes,  de  cannes  à  sucre  et  une  espèce  de 
morelle. 

Les  poules  étaient  le  seul  animal  domestique  de  l'île. 

Mais  depuis  cette  époque  une  étude  plus  attentive  du  sol 
a  révélé  qu'il  n'était  pas  si  ingrat  qu'un  examen  superficiel 


LES    ORIGINES  21 

l'avait  fait  croire.  Presque  tout  le  terrain  peut  être  cultivé. 
Quoique  assez  ondulé  par  la  présence  de  douze  monticules, 
il  est  suffisamment  uni  pour  permettre  au  bœuf  de  traîner 
la  charrue.  Si  l'ile  de  Pâques  était  complètement  déboisée  et 
dénudée  lors  des  voyages  de  Cook  et  de  Lapérouse,  cela 
provenait  probablement  des  guerres  intestines  des  naturels, 
comme  on  le  verra  plus  loin  dans  cet  ouvrage,  et  non  de 
l'aridité  du  sol.  A  la  fin  du  dix-neuvième  siècle,  un  mission- 
naire catholique,  le  Père  Montiton  mit  en  terre  des  noyaux, 
pépins  et  graines  de  divers  arbres,  arbustes  et  légumes. 
Avant  de  quitter  cette  île,  il  eut  la  satisfaction  de  voir  croître 
dans  les  environs  d'Hangaroa  des  eucalyptus,  des  noyers,  des 
sapins,  des  boutures  de  figuier  et  de  pandanus,  etc.  Il  put 
même  manger  des  pommes  de  terre  qu'il  avait  introduites 
dans  l'île. 

A  tout  cela  il  faut  ajouter  que  les  moutons,  les  bœufs  et 
les  chevaux  importés  s'y  multiplient  parfaitement. 

L'île  Rapa-nui  n'est  donc  pas  aussi  stérile  qu'on  l'a  dit 
autrefois.  Mais  elle  n'est  pas  non  plus  riche.  Située  sous  la 
même  latitude  que  Rapa-iti,  elle  jouit  du  même  climat  tem- 
péré, et  celui-ci  se  trouve  trop  frais  pour  que  certains  arbres 
puissent  y  vivre  :  l'hiver  tue  le  cocotier  et  l'arbre  à  pain.  En 
somme  elle  serait  très  habitable  si  elle  n'était  privée  de  cours 
d'eau.  Mais  elle  n'a  même  pas  la  moindre  source  et,  pour 
cette  cause,  un  séjour  y  sera  toujours  peu  supportable. 

La  Polynésie  orientale  était-elle  peuplée  antérieurement  à 
l'arrivée  des  émigrants  de  la  Malaisie  ?  C'est  probable.  Dans 
son  rapport  sur  le  voyage  de  Mendana  aux  Marquises,  Quei- 
ros  s'exprime  ainsi  qu'il  suit:  «  ...  on  voit  parmi  les  insu- 
laires, des  blancs,  des  noirs  et  quelques  mulâtres  i.  »  Cook 
a  raconté  que  quelques  années  avant  son  arrivée  à  Tahiti,  il 
existait  encore  dans  les  montagnes,  d'après  les  indigènes, 

1.  QuEiROS,  Mémoires  adressés  à  Don  Luis  de  Velasco,  gouverneur  du 
Pérou,  et  au  roi  Philippe  III,  à  son  retour  du  voyage  de  Mendana. 


22  HISTOIRE    DE   LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

des  hommes  noirs  et  sauvages.  On  a  trouvé  dans  des  sépul- 
tures anciennes  de  l'île  de  Pâques  (Rapa-nui),  l'île  la  plus 
avancée  vers  l'est  dans  la  direction  de  l'Amérique,  des  crâ- 
nes qui  ont  toutes  les  apparences  des  crânes  papous.  11 
semble  donc  en  résulter  que  la  plupart  des  îles  de  la  Poly- 
nésie n'étaient  pas  désertes  à  l'époque  de  l'arrivée  des  émi- 
grants  de  la  Malaisie  et  qu'elles  étaient  même  peuplées  par 
une  race  à  peau  noire,  la  race  mélanésienne. 

C'est  d'ailleurs  ce  que  démontrent  les  caractères  physiques 
d'une  partie  de  la  population  polynésienne  actuelle.  En  effet, 
pour  créer  certains  Polynésiens,  tels  qu'ils  sont  aujour- 
d'hui, c'est-à-dire  avec  un  teint  très  foncé,  des  cheveux 
très  frisés,  et  des  lèvres  grosses,  il  faut  admettre  qu'il  y  a 
eu  des  croisements  plus  ou  moins  importants  avec  une  race 
noire.  La  pureté  des  Marquisiens  indique  que  ces  croise- 
ments ne  durent  pas  être  nombreux  chez  eux  ;  mais  dans 
les  archipels  des  Gambier,  de  la  Société,  et  des  Paumotu, 
surtout  dans  ce  dernier  archipel,  ce  fut  différent:  les  classes 
inférieures  des  indigènes  accusent  une  prédominance  mar- 
quée de  sang  nègre.  Examinons  les  insulaires  des  Tuamotu  : 
quoique  se  rattachant  à  la  race  polynésienne  ils  ont  le  teint 
plus  foncé  que  les  indigènes  des  autres  archipels,  leurs  traits 
sont  grossiers  et  leurs  cheveux  souvent  crépus  ;  tous  ces 
signes  accusent  une  proportion  de  sang  noir  autrement  consi- 
dérable que  n'en  ont  ordinairement  les  Polynésiens,  apparte- 
nant cependant  eux-mêmes,  comme  leurs  ancêtres  les  Malai- 
siens,  à  une  race  métisse  formée  par  les  mélanges  du  noir,  du 
jaune  et  du  blanc.  Or,  nous  savons  par  des  légendes  que  les 
émigrants  malaisiens  lors  de  leur  débarquement  aux  Fidji 
trouvèrent  le  sol  déjà  occupé  par  des  nègres  océaniens.  Que 
des  Mélanaisiens  soient  parvenus  jusqu'aux  Paumotu,  rien  de 
surprenante  cela  et  par  eux  s'expliquerait  la  forte  proportion 
de  sang  noir  qu'ont  les  indigènes  actuels.  Que  se  passa-t-il  aux 
Paumotu  lors  de  l'invasion  malaisienne  ?  Ici  l'histoire  reste 
muette,  mais  il  est  peu  probable  que  les  deux  races  aient 


LES    ORIGINES  23 

vécu  en  paix,  si  nous  en  jugeons  par  ce  qui  était  survenu  aux 
Fidji  où  une  guerre  de  couleur  éclata,  suivie  de  la  défaite  et 
de  l'expulsion  des  nouveaux  venus.  Ceux-ci  furent  au  con- 
traire victorieux  aux  Paumotu  et  parvinrent  à  s'y  maintenir, 
comme  le  font  supposer  les  modifications  subies  par  la  race. 
Ils  massacrèrent  peut-être  une  partie  de  la  population  mâle, 
conservèrent  les  femmes,  et  s'alliant  à  elles  créèrent  une 
nouvelle  race  mixte.  Il  importe  peu  d'ailleurs  pour  l'étude 
qui  nous  occupe  que  les  archipels  du  sud-est  de  la  Polynésie 
aient  été  conquis  ou  colonisés  pacifiquement  par  les  émi- 
grants  malaisiens.  Ce  qu'il  y  a  de  certain^  c'est  que  ceux-ci 
s'établirent  dans  ces  îles  et  devinrent  ainsi  des  Polynésiens  : 
je  les  désignerai  donc  désormais  par  ce  nom  ou  par  celui  de 
Maori  ou  Maohi  qu'ils  donnent  à  leur  race  ;  ou  bien  encore 
par  celui  de  kanaque,  dekanaka^  iakata^  kaaka,  enana,  enata^ 
taaia  ou  iangaîa,  nom  qu'ils  se  donnaient,  et  se  donnent 
encore  orgueilleusement,  et  qui  signifie  homme. 

Lorsque  les  navigateurs  européens  découvrirent  cette  par- 
tie de  rOcéanie,  ils  y  rencontrèrent  une  race  métisse  pro- 
duite par  les  mélanges  du  noir,  du  jaune  et  du  blanc.  Hauts 
de  taille  et  robustes,  ces  indigènes  avaient  généralement  la 
peau  hâlée,  presque  blanche,  les  yeux  et  les  cheveux  noirs  ; 
en  réalité  leur  teint  n'était  pas  plus  foncé  que  celui  des  gens 
du  midi  de  l'Europe  et  le  sang  blanc  dominait  de  beaucoup 
dans  leurs  veines^. 

A  l'époque  actuelle,  les  insulaires  sont  identiques  à  leurs 


1.  Wallis  nous  raconte  même  qu'en  1767,  à  Tahiti,  il  constata  la  présence 
de  cheveux  roux  et  blonds  sur  plusieurs  indigènes.  A  ce  sujet,  quelques 
auteurs  ont  fait  la  réflexion  qu'à  cette  date  il  ne  pouvait  être  question  de 
croisements  avec  les  Européens  ;  cette  remarque  est  très  juste.  Je  n'ai  pas 
ici  à  rechercher  les  origines  de  ces  teintes  et  comme  la  relation  de  l'illustre 
marin  ne  peut  m'étre  suspecte,  je  me  borne  à  la  citer,  en  m'inclinant  devant 
sa  déclaration.  Il  m'est  impossible,  toutefois,  de  passer  sous  silence  que 
pendant  mon  voyage  en  Polynésie  je  n'ai  jamais  rencontré  d'autres  indigènes 
lîionds  que  ceux  qui  obtenaient  cette  couleur  à  l'aide  de  moyens  artificiels, 
l'usage  de  la  chaux  par  exemple;  cependant  beaucoup  de  Polynésiens,  et 
presque  tous  les  Tahitiens  en  particulier,  ont  maintenant  du  sang  européen 
dans  les  veines.  Je  signale  ce  fait  aux  anthropologistes. 


24  HISTOIRE   DE  LA   POLYNESIE   ORIENTALE 

ancêtres;  il  suffit  pour  en  être  convaincu  de  lire  les  récits  que 
les  grands  navigateurs  nous  ont  laissés. 

C'est  ainsi  qu'ils  nous  parlent  des  différences  assez  pro- 
noncées des  nuances  de  peau  entre  les  populations  de  cer- 
tains archipels.  Or,  ces  observations  sont  encore  exactes  de 
nos  jours  :  les  Marquisiens,  par  exemple,  quoique  vivant  dans 
des  îles  plus  rapprochées  de  l'Equateur  que  les  Tahitiens, 
sont  moins  foncés  qu'eux.  Néanmoins  tous  les  Polynésiens 
appartiennent  à  la  même  race. 

Ils  parlent  aussi  une  langue  commune.  11  y  a  des  dialectes, 
sans  doute,  mais  ceux-ci  ne  diffèrent  généralement  que  par 
des  suppressions  ou  substitutions  de  lettres  dans  certains 
mots  ;  une  attention  tant  soit  peu  soutenue  le  démontre  vite  : 
takata^  kanaka,  kaaka,  taala,  enana^  enata,  ne  sont  que  les 
diverses  formes  que  prend  dans  les  divers  dialectes  un  même 
substantif  qui  signifie  homme.  Un  Tahitien  peut  donc  par- 
venir à  se  faire  comprendre  d'un  Marquisien,  et  réciproque- 
ment. 


CHAPITRE  III 


LES  POLYNÉSIENS  ORIENTAUX  AVANT  L'INGÉRENCE  DES  EUROPÉENS 


Les  différentes  organisations  politiques.  —  Fréquence  et  sauvagerie  des 
guerres.  —  Aptitude  des  Polynésiens  à  la  navigation.  —  Mœurs  et  cou- 
tumes. —  La  religion  et  le  culte;  le  tabou.  —  Les  arts  et  les  monuments. 


A  l'arrivée  des  premiers  Européens,  les  gouvernements 
différaient  beaucoup  dans  les  archipels  du  sud-est  de  l'Océan 
Pacifique.  Les  Paumotu  n'avaient  guère  que  des  chefs  de 
tribus  jouissant  d'un  pouvoir  contesté;  les  Marquises  et  les 
îles  de  la  Société,  au  contraire,  possédaient  de  véritables 
rois  dont  l'autorité  était  tantôt  absolue,  tantôt  tempérée  par 
la  féodalité  constituée  par  les  chefs  de  districts,  véritables 
vassaux  faisant  souvent  la  guerre  à  leur  suzerain.  Ces  rois 
et  chefs  prétendaient  descendre  des  dieux  et  tenir  d'eux  leur 
pouvoir,  ce  qui  leur  donnait  aussi  la  puissance  spirituelle. 
Néanmoins  ils  ne  l'exerçaient  pas  en  général  :  ils  la  laissaient 
aux  prêtres,  lesquels  vivaient  presque  toujours  en  bonne 
intelligence  avec  eux.  Le  peuple  se  contentait  ordinairement 
d'obéir  ;  mais  dans  les  temps  critiques  les  rois  et  les  chefs 
se  voyaient  parfois  obligés  de  compter  avec  lui  ou  tout  au 
moins  avec  les  classes  élevées. 

La  hiérarchie  sociale  était  composée  de  trois  classes.  A 
Tahiti,  il  y  avait  les  Arii,  princes,  les  Raaiira,  propriétaires 
fonciers,  et  les  Manahune,  gens  du  peuple.  Ces  derniers  ne 
possédaient  rien  et  servaient  de  serfs  aux  autres,  sans  cepen- 


26  HISTOIRE    DE   LA.   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

dant  être  maltraités  par  eux;  leur  servitude  était,  en  somme, 
très  supportable. 

En  Polynésie,  la  propriété  était  héréditaire  et  indivisible; 
on  vendait  et  l'on  cédait  rarement  des  terres  ;  la  guerre, 
seule,  pouvait  vous  exproprier. 

Les  Polynésiens  étaient  essentiellement  guerriers.  Ils 
avaient  comme  armes  des  frondes,  des  lances,  des  casse- 
têtes,  des  massues  d'un  bois  très  dur,  des  poignards  en  os 
et  des  haches  faites  d'une  pierre  attachée  par  des  cordes  à 
un  manche  en  bois.  La  fabrication  de  ces  haches  devait  leur 
demander  beaucoup  d'efforts,  car  ils  ne  disposaient  pour  les 
tailler  et  les  polir  que  de  coquillages  et  de  cailloux.  Les 
indigènes  connaissaient  aussi  l'arc  et  les  flèches,  mais  sauf 
aux  Gambier  et  à  Pâques,  ils  ne  s'en  servaient  que  pour 
s'amuser. 

Les  indigènes  savaient  élever  des  fortifications  :  celles-ci 
se  composaient  presque  toujours  de  fossés  et  de  palissades. 
Il  y  en  avait  d'importantes  dans  l'île  Nuka-Hiva  de  l'archipel 
des  Marquises,  mais  les  plus  formidables  se  trouvaient  dans 
l'île  Rapa-iti  dont  les  sommets  étaient  couronnés  par  des  forts 
en  pierres  sèches  à  terrasses  superposées  dominées  elles- 
mêmes  par  des  tours.  On  en  peut  voir  encore  les  ruines 
aujourd'hui. 

Les  peuplades  se  faisaient  des  guerres  terribles  mais  ne 
se  livraient  de  batailles  rangées  que  pour  s'emparer  d'une 
baie  :  elles  l'attaquaient  alors  par  terre  et  par  mer.  Les  com- 
bats d'embuscade,  où  la  ruse  jouait  le  principal  rôle,  étaient 
bien  plus  fréquents.  Malheur  aux  prisonniers!  Ils  étaient 
impitoyablement  immolés  en  l'honneur  des  dieux.  Aux  îles 
Marquises  ainsi  qu'aux  Tuamotu,  on  les  mangeait  même. 
Dans  les  îles-du-Vent  et  les  îles-sous-le-Vent,  le  canniba- 
lisme avait  disparu  au  moment  de  la  venue  des  Européens  ; 
toutefois  les  captifs  étaient  égorgés.  Lorsque  la  lutte  abou- 
tissait à  l'envahissement  d'un  village,  les  vainqueurs  massa- 
craient les  femmes  et  les  enfants,  pillaient  et  brûlaient  les 


LES    ORIGINES  27 

cases,  abattaient  jusqu'aux  arbres  et  ravageaient  les  campa- 
gnes. C'est  ainsi  que  les  populations  des  îles  Eiao  et  Hatutu 
des  Marquises  furent  exterminées  vers  1838  par  la  tribu  des 
Taï-Pii  de  la  côte  nord  de  Nuka-Hiva.  Ces  anthropophages 
dévastèrent  tellement  ces  îles  qu'ils  n'y  laissèrent  que  des 
cochons  sauvages  ^.  Maintenant  encore,  elles  sont  inhabitées. 
Aux  Marquises,  d'ailleurs,  la  sauvagerie  était  devenue  si 
implacable  que  plusieurs  tribus  ne  pouvaient  plus  y  vivre  : 
ce  n'était  que  guerres  perpétuelles,  suivies  d'exécutions  con- 
tinuelles de  prisonniers.  Dans  certaines  vallées,  par  crainte 
d'une  surprise  des  tribus  ennemies,  la  moitié  des  indigènes 
passait  les  nuits  à  veiller  pendant  que  l'autre  dormait  ~.  On 
comprend  facilement  que,  dans  ces  conditions,  des  tribus 
faibles  aient  accueilli  avec  bienveillance  l'arrivée  des  Fran- 
çais. 

Les  Polynésiens  excellaient  surtout  dans  l'art  de  la  navi- 
gation grâce  à  leurs  pirogues  étroites  et  longues  rendues 
insubmersibles  au  moyen  d'un  balancier;  elles  étaient  creu- 
sées dans  des  troncs  d'arbres  et  marchaient  soit  à  la  rame 
soit  à  la  voile.  Ils  en  avaient  même  d'assez  grandes  pouvant 
contenir  ordinairement  cinquante  personnes  et  les  liaient 
deux  par  deux  pour  mieux  lutter  contre  les  vagues.  Ces 
doubles  pirogues  leur  servaient  surtout  à  la  guerre.  Ils  étaient 
et  sont  restés  de  hardis  marins.  De  nos  jours  ils  disent  encore  : 
«  La  mer,  voilà  notre  affaire.  » 

C'est  qu'ils  y  puisaient  leur  nourriture.  Les  naturels  vi- 
vaient surtout  de  poissons  et  de  fruits,  rarement  de  viandes. 

Ils  s'habillaient  légèrement  :  leur  vêtement  consistait  en 
une  pièce  d'étofTe  qui  couvrait  le  corps  de  la  ceinture  au 
dessous  du  genou.  Ils  se  paraient  de  fleurs,  de  plumes  et  de 
coquilles.  Le  tatouage  était  pratiqué  dans  toutes  les  îles,  à 
l'exception  de  Râpa  :  il  constituait  l'armoirie  des  insulaires 

1.  D'après  le  P.  Mathias  G...,  Lettres  sur  les  îles  Marquises. 

2.  C'est  du  moins  ce  qui  m'a  été  affirmé  par  les  rares  vieillards  que  j'ai  pu 
interroger  pendant  mon  séjour  là-bas. 


28  HISTOIRE    DE   LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

et  la  finesse  de  ses  dessins  révélait  souvent  le  talent  d'un 
véritable  artiste. 

Les  Polynésiens  habitaient  à  quelque  distance  du  rivage 
par  crainte  d'une  surprise  des  tribus  ennemies.  Leurs  cases 
construites  en  bois  et  en  feuilles  de  différents  arbres  étaient 
plus  longues  que  larges  et  recouvertes  d'un  toit  incliné  des 
deux  côtés  ;  elles  n'avaient  qu'une  porte  et  celle-ci  était  très 
basse. 

En  temps  de  paix,  leurs  occupations  se  limitaient  à  la 
pêche  et  à  la  récolte  des  fruits  indispensables  à  leur  subsis- 
tance. Ils  faisaient  aussi  des  plantations  :  mais  leurs  travaux 
n'étaient  jamais  longs  ni  suivis  et  leur  existence  s'écoulait 
ordinairement  dans  l'oisiveté. 

Les  distractions  des  indigènes  étaient  la  musique  et  la 
danse  qu'ils  aimaient  passionnément  :  ils  chantaient  et  dan- 
saient d'ailleurs  d'une  façon  remarquable.  Les  peuplades 
se  donnaient  des  fêtes,  où  le  Kava  (liqueur  enivrante)  coulait 
à  grands  flots  et  la  prostitution  s'étalait  avec  un  effroyable 
cynisme.  Ces  réjouissances, dégénéraient  souvent  en  rixes. 

Quant  aux  mœurs,  elles  étaient  excessivement  licencieu- 
ses. L'union  conjugale  existait  bien,  il  est  vrai,  mais  les 
couples  n'en  respectaient  pas  les  liens.  La  condition  de  la 
femme  était  inférieure  à  celle  de  l'homme  :  l'épouse  servait 
le  mari  et  ne  pouvait  manger  avec  lui;  devenue  veuve,  elle 
n'acquérait  pas  pour  cela  sa  liberté  et  (singulière  analogie 
avec  les  usages  de  l'Hindoustan)  elle  tombait  sous  la  dépen- 
dance de  son  fils.  En  revanche,  le  mari  perdait  son  autorité 
et  ses  biens  à  la  naissance  de  son  enfant  Celui-ci  prenait 
alors  possession  de  l'autorité  et  de  la  fortune,  que  le  père  se 
bornait  à  gérer  pendant  la  minorité  de  son  rejeton.  Le  roi  de 
Tahiti,  lui-même,  était  soumis  à  cette  étrange  loi  :  aussitôt 
qu'il  avait  un  fils,  il  était  obligé  d'abdiquer  en  sa  faveur  et 
sa  royauté  se  changeait  en  régence.  Une  autre  coutume  non 
moins  curieuse  et  très  répandue  voulait  que  l'adoption  se 
substituât  à  la  paternité  :  le  père  et  la  mère  ne  gardaient  pas 


LES   ORIGINES  29 

leur  enfant  et  l'échangeaient  contre  un  autre,  leur  neveu  ou 
leur  nièce  par  exemple.  Les  parents  chérissaient  particuliè- 
rement ces  enfants  de  convention. 

Comme  religion,  les  Polynésiens  pratiquaient  le  poly- 
théisme :  ils  avaient  une  multitude  de  dieux,  qu'ils  divi- 
saient en  dieux  supérieurs  et  dieux  inférieurs.  Le  plus  an- 
cien et  le  premier  des  dieux  supérieurs  se  nommait  Taaroa, 
Tanaoa,  Tagaroa,  Tangaroa,  Tagaloa,  Tanaloa  ou  Kanaloa, 
selon  les  différents  dialectes.  11  correspondait  au  Jupiter  des 
Grecs  et  des  Romains  :  c'était  le  père  de  tous  les  autres 
dieux.  On  l'adorait  partout  en  Polynésie.  Les  orero  (es- 
pèces de  bardes  de  l'ancienne  religion)  proclamaient  la  gloire 
de  ce  dieu  en  termes  magnifiques  dans  un  chant  célèbre 
dont  voici  un  fragment  : 

«  Il  était  :  Taaroa  était  son  nom  ;  il  se  tenait  dans  le  vide. 
Point  de  terre,  point  de  ciel,  point  d'hommes.  Taaroa  ap- 
pelle, mais  rien  ne  lui  répond,  et,  seul  existant,  il  se  change 
en  l'univers.  Les  pivots  sont  Taaroa,  les  rochers  sont  Taaroa, 
les  sables  sont  Taaroa. |G'est  ainsi  que  lui-même  s'est  nommé. 
Taaroa  est  la  clarté,  il  est  le  germe,  il  est  la  base  ;  il  est  l'in- 
corruptible, le  fort  qui  créa  l'univers,  l'univers  grand  et  sa- 
cré, qui  n'est  que  la  coquille  de  Taaroa  ;  c'est  lui  qui  le  met 
en  mouvement  et  en  fait  l'harmonie  ^.  » 

Cependant  le  dieu  Tu  était  peut-être  plus  ancien  que  le 
dieu  Taaora.  A  Tahiti,  ses  fonctions  n'étaient  pas  bien  défi- 
nies, mais  il  passait  ordinairement  pour  le  dieu  de  la  guerre  ; 
à  Mangareva,  il  régnait  sur  les  autres  dieux  ;  aux  Paumotu, 
c'était  aussi  le  dieu  de  la  guerre,  et  il  en  était  de  même  à 
Nuuhiva.  Mais,  à  l'arrivée  des  Européens,  il  était  oublié 
dans  presque  toutes  les  îles  ;  on  l'avait  remplacé  par  un 
autre  dieu  ou  bien  on  lui  avait  donné  des  collègues. 

Les  mythologies  des  archipels  étaient  nombreuses  et  com- 
pliquées :   les  donner  toutes   ici  serait  trop  long,  et  même 

1.  MoERENHOUT,  Voyciges  aux  îles  du  Grand  Océan,  t.  I,  p.  419,  420  et  421. 


30  HISTOIRE    DE   LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

impossible  pour  plusieurs  d'entre  elles  sur  lesquelles  on  ne 
possède  que  des  renseignements  rares  ou  contradictoires  ; 
je  vais  seulement  exposer  sommairement  les  plus  intéres- 
santes. 

Au-dessous  de  Taaroa,  le  premier  dieu  des  Tahitiens,  il  y 
avait  Horo  ou  Oro,  son  fils  aîné,  qui  était  le  souverain  du 
monde.  Tane,  dieu  de  la  guerre  et  des  enfers,  était  le  frère 
d'Horo.  Puis  venaient  :  Raa,  le  dieu-soleil  ;  Tauteni,  Temearoo, 
Tuuivahiau  ^,  etc.  De  tous  ces  dieux,  Oro  était  le  plus  adoré. 

Dans  la  mythologie  tahitienne,  il  y  avait  sept  cieux  où 
demeuraient  les  dieux  supérieurs.  Les  autres  divinités  habi- 
taient les  eaux,  les  forêts,  les  montagnes.  Après  ces  dieux 
inférieurs  venaient  les  dieux  Termes  :  on  les  appelait  Tii. 

Pour  représenter  leurs  dieux,  les  Polynésiens  sculptaient 
grossièrement  dans  le  bois  ou  la  pierre  une  figure  humaine. 
Ils  avaient  aussi  des  idoles  en  bois  et  en  pierre  représentant 
des  oiseaux  ou  des  poissons,  surtout  des  poissons,  car  ceux- 
ci  étaient  leur  principale  nourriture.  La  légende  raconte  que 
les  anciens  indigènes  transportaient  en  cérémonie  ces  idoles 
au  bord  de  la  mer,  et  qu'alors  chaque  espèce  de  poissons 
s'approchait  de  son  dieu,  ce  qui  permettait  de  faire  des 
pêches  abondantes  ! . . .  Les  plus  vénérés  de  ces  dieux-poissons 
étaient  le  requin  et  le  thon. 

11  n'y  avait  pas  de  démons  dans  la  religion  tahitienne. 

Les  indigènes  croyaient  à  l'immortalité  de  l'âme  et  aux 
revenants.  x4près  la  mort,  l'âme  allait  habiter  une  région 
éloignée  et  souterraine  nommée  Havaiki.  La  société  d'outre- 
tombe  comprenait  plusieurs  classes  dans  lesquelles  on  était 
admis  suivant  le  rang  que  l'on  avait  occupé  sur  la  terre. 
Avant  d'y  être  introduites,  les  âmes  devaient  subir  un  juge- 
ment :  reconnues  coupables,  elles  étaient  condamnées  à  avoir 
la  chair  grattée  sur  tous  les  os,  et  cela  par  trois  fois^  !  Ensuite, 
leurs    fautes    étant    ainsi   expiées,  elles   entraient  dans  les 

1.  De  Bovis,  Étal  de  la  Sociélé  tahitienne  à  l'arrivée  des  Européens. 

2.  MoERENHOUT,  Voyages  aux  îles  du  Grand  Océan,  t.  I,  p.  433. 


LES    ORIGINES  31 

classes  dues  à  la  situation  qu'elles  avaient  possédée  durant 
leur  vie.  Mais  ces  âmes  revenaient  parfois  de  VHàvaiki  pour 
troubler  les  vivants  ;  ceux-ci  les  appelaient  tupapau  c'est- 
à-dire  revenants,  et  redoutaient  beaucoup  de  les  voir  appa- 
raître. 

Aux  îles  Marquises,  les  dieux  les  plus  importants  étaient 
Tetoo  et  Tiki.  Tetoo  appartenait  à  la  première  catégorie 
de  dieux,  et  Tiki,  seulement  à  la  seconde.  Cependant  celui- 
ci  était  sans  contredit  le  plus  illustre  de  tous  les  dieux 
marquisiens.  Ses  adorateurs  racontaient  que,  bien  qu'ayant 
eu  une  mère,  il  était  l'auteur  de  tout  ce  qui  existait  et  que 
tous  les  hommes  étaient  ses  descendants.  Ils  ajoutaient  qu'il 
avait  autrefois  parlé  aux  habitants  de  cet  archipel.  Parmi  les 
dieux  secondaires  se  trouvait  Mane  qui  avait  sorti  la  terre 
de  la  mer  :  un  jour,  il  péchait  à  la  ligne  ;  tout  à  coup  il  vit, 
au  lieu  d'un  poisson,  une  grande  terre  suspendue  à  son  ha- 
meçon. Mais  cet  exploit  était  plus  souvent  attribué  à  Tiki. 
Les  principaux  dieux  malfaisants  étaient  :  Hanake,  qui  infli- 
geait des  maux  de  reins  et  des  rhumatismes  ;  Tutepoa,  qui 
faisait  tomber  du  haut  des  arbres  ;  Tapareko,  qui  punissait 
les  pécheurs  de  requin  ;  Hakanaii,  qui  exigeait  des  victimes 
humaines  ;  Tavita,  qui  régnait  aux  enfers;  Aavehu,  qui  favo- 
risait les  criminels. 

Les  Marquisiens  distinguaient  l'esprit  de  la  matière  ;  ils 
croyaient  que  la  mort  n'était  que  la  séparation  de  l'âme  avec 
le  corps.  Ils  ne  savaient  pas,  disaient-ils,  d'où  venait  celle- 
ci  ;  mais  ils  pouvaient  sûrement  dire  où  elle  allait.  Elle  se 
rendait  d'abord  sur  le  sommet  du  mont  Kiukiu  :  c'était  là 
que  devaient  se  rassembler  les  âmes  pour  accomplir  leur  des- 
tinée d'outre-tombe.  Quand  il  y  en  avait  beaucoup,  la  mer 
s'entr'ouvrait,  et  elles  tombaient  sur  une  terre  merveilleuse 
où  il  n'existait  que  des  plaisirs.  Cette  terre  était  couverte  de 
beaux  arbres  qui  portaient  des  fruits  exquis;  elle  renfermait 
un  joli  lac  dont  les  eaux  étaient  immuablement  calmes  et  de 
couleur  bleue.  La  déesse  Upu  régnait  sur  ce  paradis,  et  elle 


32  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

ne  permettait  d'y  habiter  et  de  jouir  de  ses  délices  qu'à  ceux 
qui,  de  leur  vivant,  n'avaient  pas  été  méchants,  avaient  com- 
mandé à  d'autres  hommes  et  avaient  possédé  de  grandes 
richesses,  surtout  des  petits  cochons.  Les  kikino  (hommes 
de  rien)  n'étaient  pas  admis  à  entrer  dans  ce  lieu  enchanteur  ; 
ils  allaient  dans  une  terre  sombre ,  n'ayant  que  des  eaux 
bourbeuses,  et  où  jamais  ne  pénétrait  un  rayon  de  soleil. 
Néanmoins,  toutes  les  âmes  ne  demeuraient  pas  dans  ces 
lieux  éternellement;  après  y  être  restées  un  temps  considé- 
rable, elles  retournaient  donner  la  vie  à  d'autres  corps  i.  Les 
Marquisiens  croyaient  donc  à  la  métempsycose  et  les  étoiles 
filantes  étaient  pour  eux  des  manifestations  des  déplacements 
des  âmes. 

Dans  l'archipel  des  Tuamotu,  les  dieux  étaient  :  Tau- 
ruhua,  Kainuku,  Puniavia,  Ruanuku,  Tuteaotea,  Tumakino- 
kino,  Tohutika^  Rua,  Fatonga,  Tu,  Teati-Tu,  Teati-Rongo, 
Teati-Tane,  Tama-tuuhau,  Tama-arikitahi,  Tavaka,  Ruafatu, 
Mahinui,  Temoana,  Taihia,  Tamatea,  Honga,  Marerekon- 
ganga,  Rua,  Kaiatua,  Mutuaiuta,  Mapu,  Mahanga,  Koaroa, 
Okea,  Tahuka. 

La  cosmogonie  des  indigènes  de  cet  archipel  ne  manquait 
pas  d'originalité.  En  voici  quelques  fragments  : 

Tane  résolut  de  se  frayer  un  passage  à  travers  la  capote  du 
ciel.  Pour  ce  travail  il  se  fit  aider  par  ses  gens.  Tamaru  com- 
mença à  entamer  à  coups  de  pierres  la  croûte  du  firmament  ; 
Tagaroa  l'amollit  avec  un  feu  ardent  ;  Tane,  lui-même,  prit  de 
grosses  pierres,  fit  une  large  trouée  dans  la  voûte  céleste,  et, 
par  elle,  se  précipita  sur  la  terre.  Les  Atiru  (esprits  célestes 
et  puissants)  soulevèrent  le  firmament  avec  leur  dos;  ils  réle- 
vèrent plus  haut,  jusqu'à  la  hauteur  de  leurs  bras  et  montant 
les  uns  sur  les  autres,  ils  arrivèrent  à  le  mettre  en  place.  Alors 
les  Pigau  le  creusèrent  ;  les  Tope  l'inondèrent  ;  les  Titi  le 
clouèrent  ;  les  Pepe  le  rabotèrent  ;  les  Moho  le  balayèrent, 

1.  Lettre    du  R.  P.  Amable  à  Mgr  l'archevêque    de  Chalcédoine.  Annales 
de  la  Propagation  de  la  Foi,  t.  XIX,  p.  23  et  24. 


LES    ORIGINES  33 

en  laissant  toutefois,  sur  l'ordre  de  Tane,  une  partie  des 
copeaux  que  l'on  voit  encore  aujourd'hui  sous  la  forme  de 
nuages*. 

Mâui,  génie  puissant  et  mauvais,  pécha,  du  fond  de  la 
mer,  Tahiti,  appelée  encore  Havaïki.  Ce  Màui  est  le  Josué 
polynésien.  «  Sa  mère  n'ayant  pas  le  temps  de  cuire  conve- 
nablement sa  nourriture  avant  le  coucher  du  soleil,  il  alla 
guetter  celui-ci  à  l'orifice  du  trou  par  lequel  il  semble  sortir 
chaque  matin  ;  après  bien  des  tentatives  inutiles,  il  parvint 
enfin  à  le  surprendre,  et  l'ayant  attaché  au  bout  d'une  ficelle, 
il  put  dès  lors  modérer  à  son  gré  la  rapidité  de  sa  course-.  » 

Pour  les  naturels  de  ces  îles  la  Terre  se  nommait  Fakaho- 
tufenua.  Le  premier  homme  créé  était  Magamaga.  Néan- 
moins le  premier  homme  connu  paraît  avoir  été  Tiki  (image), 
spontanément  né  du  sable  de  la  mer,  suivant  les  uns,  ou 
sorti  yivant  d'un  caillou,  d'après  ce  que  disent  les  autres. 
C'est  lui  qui  forma  d'un  amas  de  sable,  Vahuone  (amas  de 
sable),  la  première  femme,  dont  il  fit  sa  compagne  et  son 
épouse.  Il  en  eut  une  fille,  Hina,  dont  il  s'éprit  plus  tard. 
«  Leurs  rapports  ayant  été  découverts  par  Vahuone,  Hina, 
de  honte  se  sauva  dans  la  lune,  où  l'on  voit  encore  sa  figure, 
et  Tiki,  de  dépit,  se  donna  la  mort  qui  est  passée  avec  son 
péché  à  toute  sa  postérité  ^.  » 

Aux  îles  Gambier,  s'il  faut  en  croire  les  traditions  des  na- 
turels, Tiki  et  Inaone  étaient  leurs  premiers  parents.  Ce- 
pendant là,  comme  dans  les  autres  archipels,  Tiki  passait 
généralement  pour  un  dieu  qui  avait  tiré  la  terre  du  sein  des 
eaux  au  moyen  d'un  hameçon.  Toutes  les  statues  d'idoles 
portaient  le  nom  de  ce  puissant  pêcheur,  et  les  insulaires 
des  Gambier  comme  ceux  des  Marquises  venaient  se  pros- 
terner devant  elles. 

1.  Le  R.  P.  Albert  Montiton,  Les  Poraotous  (sic).  Traditions  et  coutumes. 
Les  Missions  catholiques,  t.  VL  P-  342  et  343. 

2.  Le  R.  P.  Albert  Montiton,  Les  Poraotous  {sic).  Traditions  et  coutumes. 
Les  Missions  catholiques,  t.  VI,  p.  342  et  343. 

3.  Id. 


34  HISTOIRE   DE   LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

«  Les  dieux  de  Mangareva,  écrit  le  Père  Caret *,  étaient 
sans  nombre  et  se  divisaient  en  deux  classes  opposées,  les 
bons  et  les  mauvais  génies.  Les  uns  et  les  autres  avaient  des 
attributs  spéciaux.  Tiki  était  adoré  comme  père  du  genre 
humain;  Tea  avait  créé  l'eau,  le  vent  et  le  soleil;  7'«  était 
l'auteur  du  maiore  ou  fruit  à  pain;  Ro-ngo  entr'ouvrait  les 
nuages  et  versait  des  flots  de  pluie  sur  les  champs  altérés  ; 
Tairi  faisait  gronder  le  tonnerre  ;  Arikitenou^  roi  de  l'Océan, 
veillait  à  la  conservation  des  nombreuses  familles  de  pois- 
sons qui  peuplent  son  empire,  et  favorisait  les  pièges  des 
pêcheurs  qui  l'avaient  invoqué  ;  A-nghi  dirigeait  les  orages 
et  causait  la  disette  par  son  souffle  brûlant  ou  par  ses  fureurs 
dévastatrices  ;  Mapitoiti,  le  plus  malfaisant  des  génies,  était 
le  dieu  de  la  mort  ;  je  viens  d'envoyer  en  France  le  bâton 
dont  il  se  servait,  disaient  nos  pauvres  idolâtres,  pour  as- 
sommer les  hommes  :  en  un  mot  là,  comme  dans  l'ancien 
paganisme,  les  principaux  phénomènes  de  la  nature  étaient 
divinisés  et  se  transformaient  en  bons  ou  mauvais  esprits, 
selon  qu'ils  exprimaient  l'espérance  ou  la  crainte. 

«  La  foi  aux  récompenses  et  aux  peines  d'une  autre  vie 
faisait  aussi  partie  du  symbole  religieux  des  habitants  de 
Gambier.  Ils  avaient  leur  Po-Kino  ou  Enfer,  qu'ils  se  repré- 
sentaient tantôt  comme  une  fournaise  ardente,  tantôt  comme 
un  bourbier,  d'où  nul  ne  peut  sortir  une  fois  qu'il  a  eu  le 
malheur  de  glisser  sur  la  pente  de  l'abîme  fangeux.  Leur 
Po-Porohi  ou  Paradis  était  le  séjour  des  dieux  bons  :  c'était, 
comme  les  Champs-Elysées  du  paganisme,  une  région  sou- 
terraine éclairée  par  un  astre  aussi  pâle  que  la  lune.  A  la 
mort  d'un  insulaire,  sa  famille  célébrait  un  tirau  ou  fête 
funèbre  qui  dégénérait  toujours  en  orgie.  11  y  en  avait  de 
plus  ou  moins  solennels,  selon  le  rang  et  la  dignité  du 
défunt  :  le   tirau   des   To-ngoitis   ou   nobles  se  prolongeait 

1.  Notice  sur  les  îles  Gambier,  par  M.   Caret,   missionnaire  apostolique. 
Annales  de  la  Propagation  de  la  Foi,  t.  XIV,  p.  330,  882,  833, 334  et  385. 


LES    ORIGINES  35 

quelquefois  par  des  réjouissances  jusqu'au  dix-septième  jour. 
Si  les  parents  manquaient  à  l'accomplissement  de  ce  devoir, 
l'ombre  du  mort  était  condamnée  à  errer  de  montagne  en 
montagne,  de  précipice  en  précipice,  jusqu'à  ce  qu'elle  tom- 
bât pour  jamais  dans  les  gouffres  du  Po-Kino  ;  mais  avec 
les  honneurs  dont  j'ai  parlé,  toute  âme  s'envolait  sans  délai 
au  Po-Porolu. 

«  Il  était  d'usage  de  mêler  aux  funérailles  d'un  chef  l'éloge 
de  sa  bravoure  et  le  récit  de  ses  exploits.  Voici  un  fragment 
de  chant  funèbre  que  le  peuple  redisait,  avant  l'arrivée  des 
missionnaires,  sur  la  tombe  de  ses  plus  illustres  guerriers  : 
il  n'a  rien  de  bien  remarquable  ;  mais  il  peut  faire  apprécier 
la  poésie  nationale  d'un  peuple  encore  peu  connu: 

«  Le  soleil  a  passé  derrière  la  colline  ;  les  ombres  ont 
succédé  au  jour.  Lumière,  que  tu  tardes  à  revenir  !  Tu  es 
aussi  lente  à  reparaître  que  le  poisson  attendu  par  le  pêcheur 
qui  a  jeté  son  hameçon  dans  la  mer. 

«Elle  commence  à  briller  sur  les  hauteurs  de  l'île;  éveillé 
par  ses  feux,  le  papillon  s'égaye  sur  les  sentiers;  il  vole,  en 
se  jouant,  de  la  mer  aux  montagnes.  » 

«  Dans  ce  chant  se  trouve  une  longue  liste  des  chefs  morts, 
dont  un  insulaire  récite  les  noms,  tandis  que  le  peuple  répond 
en  gémissant  :  «  Un  tel  n'est  plus  ;  la  lumière  est  à  tous.  » 

«  Comme  ces  cérémonies  avaient  toutes  un  caractère  reli- 
gieux, elles  étaient  toujours  présidées  par  des  prêtres  i.  » 

Lorsque  les  Polynésiens  se  sentaient  atteints  d'une  maladie 
grave,  ils  recouraient  au  sorcier  ou  à  la  sorcière,  afin  d'ex- 
tirper, disaient-ils,  le  mauvais  esprit  qui  s'était  perfidement 
glissé  dans  leur  corps.  Pour  rétablir  leur  santé,  des  chefs 
n'hésitaient  pas  à  faire  immoler  trois  ou  quatre  victimes 
humaines  :  ils  espéraient  ainsi  fléchir  le  dieu  qui  les  avait 
frappés.  Cependant  les  malades  qui  ne  guérissaient  pas 
attendaient  avec  calme  leur  heure  dernière,  car,  s'ils  aimaient 

1.  Notice  sur  les  îles  Gambier,  par  M.   Caret,  missionnaire  apostolique. 
Annales  de  la  Propagation  de  la  Foi,  t.  XIV,  p.  330,  332,  333,  334  et  335. 


36  HISTOIRE   DE   LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

la  vie,  ils  ne  craignaient  pas  la  mort.  Celle-ci  épouvantait  si 
peu  les  naturels,  que  les  Marquisiens  faisaient  fabriquer  leur 
cercueil  de  leur  vivant  et  le  gardaient  chez  eux  en  attendant 
le  moment  d'y  être  étendus.  Les  usages  funéraires  abondaient 
dans  les  différents  archipels  de  l'Océan  Pacifique  oriental. 
Ordinairement,  on  laissait  le  cadavre  se  décomposer;  mais, 
quelquefois,  il  était  vidé  et  subissait  une  préparation  afin  de 
pouvoir  être  conservé.  Il  était  enseveli  au  pied  des  arbres 
ou  dans  une  caverne,  ou  bien  encore  placé  sur  une  espèce 
de  table,  dans  une  hutte  qui  lui  servait  de  tombeau  :  c'était, 
le  plus  souvent,  la  maison  même  du  décédé.  Aux  îles  Mar- 
quises, le  cadavre  d'un  chef  était  apporté  à  sa  femme  et 
celle-ci  le  gardait  vingt-cinq  ou  trente  jours,  dans  sa  de- 
meure. Durant  ce  temps-là,  elle  enlevait  avec  ses  doigts  la 
peau  du  mort,  à  mesure  qu'elle  se  détachait.  C'était,  paraît-il, 
afin  d'effacer  le  tatouage,  parce  qu'il  fallait  que  le  corps  du 
défunt  fût  sans  tache  pour  être  admis  à  vivre  sur  la  terre  de 
la  déesse  Upu  et  à  se  baigner  dans  son  lac.  Cette  opération 
terminée,  les  femmes  de  la  tribu  venaient  le  pleurer  :  elles 
se  rassemblaient  près  de  la  case  qui  devait  lui  servir  de  tom- 
beau, et,  là,  elles  se  livraient  à  des  lamentations,  qu'elles 
interrompaient  de  temps  en  temps  pour  rire,  causer,  boire 
et  manger,  ou  bien  exécuter,  complètement  nues,  des  danses 
obscènes  et  d'autres  actes  immondes  devant  la  porte  du 
mort.  Il  se  passait  alors  des  scènes  ignobles,  et  telles  qu'on 
n'en  peut  rencontrer  seulement  que  chez  des  sauvages.  Cela 
durait  ainsi  plusieurs  jours;  puis  on  procédait  aux  funérailles 
du  chef.  Celles-ci  s'accomplissaient  avec  un  grand  concours 
de  peuple,  au  bruit  des  tambours  et  des  conques  marines. 
Le  corps,  mis  en  bière,  était  transporté  dans  ladite  case,  où 
on  le  plaçait  sur  des  pieux  à  la  hauteur  du  toit,  et  l'on  sus- 
pendait près  du  mort,  pour  sa  nourriture,  du  poisson,  des 
cocos  et  des  morceaux  de  porc  rôti,  renfermés  dans  le  creux 
d'un  tronc  d'arbre  ficelé  avec  des  filaments  de  coco.  Ensuite 
chacun  se  retirait  de   cette   case,  tantôt  fermée   tout  à  fait, 


LES   ORIGINES  37 

tantôt  demi-ouverte.  Les  provisions  ne  tardaient  pas  à  tomber 
en  pourriture;  mais  on  les  renouvelait  jusqu'à  ce  que  les 
chairs  du  mort  fussent  séparées  des  os;  après  quoi,  la  case 
était  définitivement  abandonnée .  Au  bout  d'une  lune ,  on 
célébrait  une  commémoration  et,  dix  lunes  plus  tard,  un 
anniversaire  appelé  maii.  Celui-ci  consistait  en  festins  qui 
duraient  huit  ou  quinze  jours,  ou  un  mois,  suivant  la  qualité 
du  mort  et  la  richesse  de  ses  parents.  Quant  à  l'indigène  de 
la  dernière  classe  du  peuple,  il  était  simplement  mis  en  terre 
et  sa  famille  se  dispensait  de  presque  toutes  ces  cérémonies. 

Dans  les  religions  des  divers  archipels  il  y  avait  un  culte 
public.  Les  temples  étaient  en  plein  air  et  se  nommaient 
marae  :  ils  se  composaient  d'un  mur  d'enceinte  et  d'un  autel 
sur  lequel  étaient  placées  des  idoles  grossièrement  taillées 
dans  le  bois  ou  le  roc.  Nul  profane  ne  pouvait  franchir  le 
seuil  de  ces  marae  car  ils  étaient  taboues  (je  donnerai  plus 
loin  l'explication  de  ce  mot);  ils  étaient  interdits  également 
aux  femmes.  On  y  faisait  des  offrandes  ainsi  que  des  sacri- 
fices :  hommes,  femmes  et  enfants  servaient  parfois  de  vic- 
times ;  les  captifs  y  étaient  tués.  Au  temps  de  Cook,  les  sacri- 
fices humains  étaient  devenus  très  rares  et  l'anthropophagie 
avait  complètement  disparu  à  Tahiti;  l'immolation  des  pri- 
sonniers était  au  contraire  une  coutume  toujours  en  vigueur 
aux  îles  Marquises  et  donnait  lieu  à  de  sauvages  cérémonies 
qui  se  terminaient  par  des  repas  de  cannibales.  Chaque  marae 
était  desservi  par  un  grand  prêtre  assisté  de  simples  prêtres. 

A  Tahiti,  les  Arioi  formaient  une  association  moitié  reli- 
gieuse moitié  laïque,  fondée  par  Oro  :  la  prostitution  des 
deux  sexes  y  était  obligatoire  et  l'infanticide  ordonné.  Les 
chefs  ne  prenaient  pas  part  cependant  à  ces  odieuses  débau- 
ches et  parmi  eux  se  trouvaient  de  véritables  savants  possé- 
dant à  fond  l'histoire  de  leur  race  :  comme  ils  ne  connais- 
saient pas  l'écriture,  ils  apprenaient  les  légendes  par  cœur 
et  mot  à  mot.  Les  Arioi  célébraient  des  mystères  :  seuls  les 
initiés  y  participaient,  car  les  cérémonies  étaient  secrètes. 


38  HISTOIRE   DE   LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

La  cause  de  Fexistence  des  Arioi  doit  être  probablement  la 
trop  grande  densité  de  population  pour  la  superficie  des  îles  : 
il  fallait  absolument  enrayer  les  naissances;  de  là  le  meurtre 
forcé  des  enfants. 

Il  existait  chez  tous  les  Polynésiens  une  institution  fameuse 
nommée  tabu  (ou  plutôt  tapa  d'après  la  prononciation  indi- 
gène). Le  tabou  était,  en  somme,  la  consécration  d'un  être 
ou  d'une  chose  :  l'individu,  l'animal  ou  l'objet  revêtus  de  ce 
caractère  devenaient  inviolables  et  personne  ne  pouvait  plus 
y  toucher  :  ses  effets  étaient  temporaires  ou  définitifs.  Les 
prêtres  et  les  chefs  en  usaient  largement  :  ils  tabouaient 
leurs  propriétés  afin  de  s'en  assurer  la  tranquille  possession. 
Les  sépultures  étaient  généralement  tabouées.  Le  tabou  avait 
souvent  une  grande  utilité  en  empêchant  la  population  d'ac- 
complir certains  actes  contraires  à  son  intérêt  :  c'est  ainsi,  par 
exemple,  qu'on  l'imposait  sur  les  terres  quelque  temps  avant 
la  récolte.  Enfin  (que  l'on  me  passe  ce  détail),  les  femmes 
étaient  tabouées  pendant  leurs  couches.  La  violation  du  tabou 
entraînait  ordinairement  la  peine  de  mort  pour  le  coupable. 

En  réalité,  les  Polynésiens  étaient  plutôt  superstitieux  que 
religieux,  car  une  fois  certaines  pratiques  accomplies,  ils  se 
livraient  sans  frein  à  toutes  leurs  passions. 

Pour  ce  qui  concerne  les  arts  et  les  monuments,  les  Poly- 
nésiens en  étaient  à  ce  que  l'on  appelle  l'âge  de  la  pierre 
polie.  Néanmoins  ils  savaient  détacher,  tailler  et  joindre  de 
gros  blocs  de  pierre.  Cook  nous  parle  du  marae  d'Oberea  à 
Tahiti,  à  l'intérieur  duquel  s'élevait  une  pyramide  de  onze 
gradins  superposés  en  retrait  :  la  hauteur  de  cette  dernière 
était  d'environ  13  mètres  et  sa  base  avait  plus  de  80  mètres 
de  long  sur  à  peu  près  28  mètres  de  large  ^.  D'après  les  des- 
sins qui  en  ont  été  faits,  elle  ressemblait  à  celle  de  Sakkâra 
en  Egypte.  Il  est  fâcheux  pour  la  science  qu'on  l'ait  détruite. 
Dans  l'île  Raiatea,  l'île  sainte   de  l'archipel  de  la  Société,  il 

1.  Cook,  premier  voyage  (1769). 


LES    ORIGINES  39 

y  avait  à  Opoa  le  célèbre  marae  d'Oro.  Maintenant  l'autel  est 
effondré  en  plusieurs  endroits.  Composé  d'énormes  blocs  de 
coraux  entassés  avec  art,  il  avait  environ  10  mètres  de  long, 
li  de  large  et  2  et  demi  de  hauteur  i.  C'était  le  plus  ancien 
de  tous  les  marae  tahitiens.  Venaient  ensuite  les  marae  de 
Vaiotaa  (Bora-Bora),  de  Matairea  à  Maeva  (Huahine),  de  Ma- 
nuunuu  et  de  Tiva  (Huahine),  dont  il  ne  subsiste  plus  que  des 
vestiges,  seulement  intéressants  au  point  de  vue  historique. 
Actuellement  il  ne  reste  dans  les  archipels  soumis  à  la 
domination  française  «  qu'un  seul  marae  assez  bien  con- 
servé pour  que  l'on  puisse  juger  ce  qu'étaient  l'architecture 
et  la  sculpture  chez  les  Polynésiens  orientaux  :  c'est  celui 
que  l'on  trouve  sur  une  hauteur  à  Puamau  dans  l'île  Hiva- 
Oa  de  l'archipel  des  Marquises.  Là,  sur  une  espèce  d'autel 
composé  de  gros  galets  posés  à  la  façon  cyclopéenne,  sont 
des  Tiki  (dieux)  taillés  dans  la  pierre  ;  en  arrière  de  la  droite 
du  monument  et  au-dessus  de  lui,  se  dresse  l'arbre  sacré  ; 
devant,  s'étend  une  grande  place  :  l'ensemble  est  imposant. 
Les  pierres  de  l'autel  ingénieusement  disposées  révèlent 
une  certaine  science  de  la  construction.  Les  Tiki^  eux, 
sont  grossièrement  taillés  :  les  dieux  ont  les  yeux  grands 
et  ronds,  le  regard  fixe,  le  nez  gros,  les  joues  pleines,  la 
bouche  largement  fendue  et  les  bras  collés  au  corps  :  l'as- 
pect général  est  gauche,  rude  et  heurté  ;  l'inexpérience  des 
ouvriers  se  montre  flagrante;  mais  il  faut  se  dire  aussi  que 
pour  exécuter  ces  travaux,  les  indigènes  n'avaient  à  leur 
disposition  que  des  outils   faits  avec  des  os,  des  pierres  et 

1.  A  quelque  distance  d'Opoa  se  trouve  une  belle  montagne  dans  laquelle 
il  y  a  un  gouffre.  On  raconte  que  ce  gouffre  fut  découvert  par  un  ancien 
roi  de  Raiatea,  homme  d'une  rare  cruauté.  Celui-ci  voulut  l'explorer  et  se 
lit  descendre  dedans;  mais  ses  sujets  lâchèrent  les  cordes  pour  se  débar- 
rasser de  leur  tyran.  La  légende  ajoute  qu'il  vit  encore  dans  ce  trou  caver- 
neux et  qu'il  est  toujours  aussi  méchant  que  par  le  passé.  C'est  également 
dans  ce  lieu  sombre  et  profond  que  la  mythologie  de  l'archipel  a  placé  le 
séjour  des  âmes  après  la  mort. 

Les  autres  souverains  de  l'île  Raiatea  étaient  enterrés  dans  une  immense 
vallée  voisine.  L'enterrement  se  faisait  durant  la  nuit,  et  en  secret,  par  le 
grand  prêtre  et  deux  ou  trois  simples  prêtres  :  le  peuple  ignorait  ainsi  l'en- 
droit précis  de  la  sépulture  du  monarque. 


40  HISTOIRE    DE   LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

des  coquilles  :  bref,  on  ne  peut  demander  mieux  à  des  bar- 
bares. L'enceinte  de  ce  marae  formait  autrefois  un  afFreux 
repaire  de  cannibales;  les  prêtres  et  les  chefs  s'y  rendaient 
pour  accomplir  leurs  atroces  sacrifices  :  complètement  aban- 
donnée de  nos  jours,  la  luxuriante  végétation  des  tropiques 
commence  à  l'envahir.  Au  bas,  dans  la  vallée,  se  pressait 
naguère  une  population  nombreuse  :  atteinte  d'un  mal  mys- 
térieux, la  race  se  meurt  et  le  sol  se  couvre  de  ruines  ^  » 

Des  constructions  très  différentes,  et  probablement  plus 
anciennes,  se  trouvent  aussi  dans  quelques  autres  îles.  On 
voit  dans  la  vallée  d'Hikohei,  près  de  la  plage,  à  Taiohae 
(île  Nuku-Hiva),  un  curieux  groupe  de  quatre  pierres,  dont  la 
réunion  ne  peut  être  fortuite  ni  considérée  comme  l'œuvre 
de  la  nature.  La  plus  grande,  en  grès,  de  2  m.  30  de  hau- 
teur n'est  que  dégrossie;  les  autres,  en  basalte,  sont  telle- 
ment dégradées  qu'il  est  impossible  de  savoir  si  elles  ont  été 
travaillées.  Les  Européens  appellent  la  première  «  Mar- 
chand »,  du  nom  du  fameux  navigateur  auquel  ils  l'attribuent; 
mais  c'est  à  tort,  car  celui-ci  n'en  dit  absolument  rien.  Parmi 
les  kanaques,  les  uns  racontent  une  légende  d'après  laquelle 
cette  pierre  aurait  été  apportée  en  une  nuit  de  l'île  Uapu 
(22  milles)  par  des  fourmis  rouges,  les  autres  les  croient 
élevées  par  des  fourmis  noires  ou  par  des  mouches.  En 
somme,  on  ne  sait  pas  qui  a  mis  ces  pierres  en  cet  endroit, 
et  c'est  en  vain  qu'on  a  cherché  à  deviner  à  quoi  elles  pou- 
vaient bien  servir. 

Il  existe  encore  dans  l'île  Mangareva  (Gambier)  des  débris 
d'antiques   murailles  ^  :  les  blocs  ont  été   travaillés   par  les 


1.  A.  C.  Eugène  Caillot,  Les  Polynésiens  orientaux  au  contact  de  la  civili- 
sation, p.  98  et  99. 

2.  Dans  sa  Notice  sur  les  îles  Gambier,  M.  Caret,  missionnaire  apostolique, 
s'exprtme  en  ces  termes  :  «  J'ai  vu  dans  une  vallée  de  Mangareva,  la  plus 
grande  des  îles  du  Groupe  Gambier,  un  monument  qui  me  semble  dater  de 
loin  :  c'est  un  mur  longtemps  enfoui  dans  la  terre,  et  formé  d'énormes  pu- 
ngas  ou  pierres  tendres  qui  croissent  {sic)  sur  le  sable,  au  milieu  des  flots  ; 
il  pouvait  avoir  six  à,  sept  pieds  de  haut  sur  quinze  à  vingt  de  longueur.  » 
Annales  de  la  Propagation  de  la  Foi,  t.  XIV,  p.  330  et  831. 


LES    ORIGINES  41 

mains  des  hommes  et  les  murs  sont  maçonnés  à  l'aide  de  mor- 
tier ;  or,  les  indigènes  ignoraient  l'usage  de  la  chaux  et  du  ci- 
ment à  l'arrivée  des  Européens.  Les  habitants  de  l'île  déclarent 
être  étrangers  à  ces  constructions  et  les  disent  élevées  par 
une  race  qui  les  a  précédés  sur  les  îles  Mangareva,  quoiqu'ils 
y  soient  eux-mêmes  établis  depuis  six  à  sept  cents  ans^ 

Quelques  savants  en  ont  conclu  que  cette  race  d'hommes 
n'appartenait  pas  à  la  race  polynésienne,  parce  que  l'on  ne 
rencontrait  pas  d'autres  constructions  de  ce  genre  dans  les 
îles  qu'elle  habitait.  Mais  c'est  une  grave  erreur. 

Dans  l'île  Rapa-iti  il  y  a  des  constructions  analogues,  dont 
quelques-unes  avec  du  mortier,  et  les  indigènes  n'ont  jamais 
nié  que  leurs  ancêtres  en  fussent  les  auteurs.  Si  les  fortifica- 
tions que  l'on  voit  encore  de  nos  jours  sur  les  sommets  des 
pics  les  plus  élevés  de  l'île  Rapa-iti  sont  habituellement  com- 
posées de  pierres  sèches-,  plusieurs  d'entre  elles  sont  parfois 
faites  aussi  de  pierres  bien  équarries  et  polies  pesant  jusqu'à 
deux  tonnes  et  réunies  par  un  ciment  très  dur  et  très  tenace  3. 

Les  plates-formes  de  l'île  Rapa-nui  ou  île  de  Pâques  sont 
bâties  avec  d'énormes  pierres  brutes  assemblées  avec  une 
grande  précision,  et  l'une  de  ces  plates-formes,  située  à  moitié 
route  entre  Wimpoo  et  Utu-iti,  a  un  mur  extérieur  large  de 
30  pieds  et  long  de  100  pas  ^.  Les  autels,  sur  lesquels  sont  pla- 
cées des  statues,  sont  formés  de  pierres  taillées  dont  certaines, 
parfaitement  quadrangulaires,  ont  les  arêtes  droites  et  fines 
avec  des  angles  de  90  degrés.  L'autel  de  Yinapu  a  des  pierres 
taillées  de  2  m.  50  de  long,  sur  1  m.  80  de  haut,  placées  les 
unes  sur  les  autres  de  manière  à  former  un  mur  monumental^. 

1.  P.  A.  Lesson,  Voyage  aux  lies  Mangareva,  p.  54,  110  et  111. 

2.  Jules  Garnier,  Notes  géologiques  sur  l'Océanie,  les  iles  Tahiti  et  Râpa. 
Annales  des  Mines,  6"  série,  t.  XVII,  p.  434. 

3.  Observations  du  commodore  R.  A.  Powell,  commandant  la  Topaze  en  1867. 
Annales  hydrographiques,  t.  XXXI,  p.  402. 

4.  Rapport  du  commandant  du  navire  la  Topaze.  L'ile  de  Pâques.  Revue 
maritime  et  coloniale,  t.  XXXV,  p.  539  et  540. 

5.  Rapport  de  Don  Ignacio  L.  Pana,  capitaine  de  corvette  sur  le  navire 
de  guerre  chilien  O'Higghins.  L'île  de  Pâques.  Revue  maritime  et  coloniale, 
t.  XXXV,  p.  120. 


42  HISTOIRE    DE   LA   POLYNÉSIE    ORIENTALE 

Les  80  maisons  de  l'île  de  Pâques  sont  également  en 
pierres  taillées,  et  si  beaucoup  de  ces  maisons  ont  deux  ou 
trois  cents  ans  d'existence,  peut-être  plus,  d'autres,  au  con- 
traire, sont  récentes  puisque  l'une  d'elles,  d'après  ce  que 
raconte  le  Père  Pioussel,  a  été  élevée  par  un  homme  connu 
de  la  génération  actuelle  ^.  Ainsi  donc  des  constructions  de 
même  caractère  existent  dans  différentes  îles  habitées  par 
des  Polynésiens.  Et  il  en  est  de  même  pour  les  monstrueuses 
statues  de  l'île  de  Pâques.  Celles-ci  sont  taillées  dans  la 
pierre;  elles  ont  la  forme  humaine,  avec  de  grandes  oreilles 
et  la  tête  ornée  d'une  espèce  de  couronne.  Cependant  bon 
nombre  de  savants  se  refusent  à  croire  qu'elles  soient  dues 
à  la  race  qui  peuple  de  nos  jours  l'île  de  Pâques,  parce  que, 
disent-ils,  elle  est  polynésienne,  et  il  n'y  a  pas  de  ces  statues 
dans  les  autres  îles  qu'elle  occupe .  Mais  ce  n'est  pas  exact 
encore.  On  voitdes  statues  semblables,  quoique  moins  grandes 
et  moins  grosses,  dans  les  petites  îles  qui  s'étendent  de  l'ouest 
à  l'est  dans  l'Océan  Pacifique  oriental,  aux  îles  Tubuai,  Rai- 
vavae  et  Pitcairn  2,  et  l'on  sait  maintenant  qu'elles  ont  été 
élevées  par  des  Polynésiens.  Une  tradition  de  l'île  Manga- 
reva  le  déclare  formellement  pour  l'île  Pitcairn  ;  la  voici  : 

La  Mangarévienne  Ina  découvrit  l'île  Eiragi  ou  Eragi  (Pit- 
cairn). Une  autre  Mangarévienne,  Toatutea,  mariée  à  Tini- 
raueriki,  vint  avec  son  époux  la  peupler.  Ils  eurent  deux 
enfants  :  Korotatia  (garçon)  et  Vaipaoko  (fille).  Leurs  descen- 
dants ont  élevé  à  Eiragi  les  statues  et  les  marae  que  l'on  y 
voit  encore  ^. 

En  réalité,  deux  choses  seulement  n'ont  été  trouvées  que 
dans  l'île  de  Pâques:  les  ko-haou-rongorongo,  bois  d'hibiscus 
intelligents  ou  parlants   (c'est  le  nom  des  tablettes),  et  les 

1.  Rapport  du  commandant  du  navire  la  Topaze  et  Note  du  contre-amiral 
F.  T.  DE  Lapelin.  L'île  de  Pâques.  Revue  maritime  et  coloniale,  t.  XXXV, 
p.  538. 

2.  MoERENHOUT,  Voyoçcs  aux  îles  du  Grand  Océan,  t.  I,p.  142,  et  t.  II,  p.  270. 

3.  Détail  curieux  :  Toatutea  avait  été  d'abord  mariée  à  Tanekena,  roi  de 
Tahiti,  dont  elle  avait  eu  deux  enfants,  mais  elle  l'avait  ensuite  abandonné, 
parce  qu'il  était  trop  vieux. 


LES    ORIGINES  43 

poteries.  Mais  il  n'est  nullement  prouvé  que  ces  tablettes 
contiennent  une  écriture  hiéroglyphique  et  phonétique  ;  il 
se  peut  très  bien  que  ce  ne  soient  que  des  bois  mieux  sculp- 
tés que  ceux  des  autres  archipels,  et  alors  les  Polynésiens 
en  seraient  aussi  les  créateurs  ^  Quant  aux  poteries,  comme 
tous  les  Polynésiens,  à  l'exception  de  ceux  de  l'île  de  Pâques, 
ignorent  encore  la  manière  de  les  fabriquer,  il  faut  néces- 
sairement admettre  qu'elles  ont  été  autrefois  introduites 
dans  cette  île  par  des  gens  d'une  autre  race  qu'eux.  Cette 
race,  quelle  est-elle  ?  Sans  doute  une  race  noire.  Presque 
toutes  les  îles  de  la  Polynésie  étaient  primitivement  habitées 
par  la  race  mélanésienne. 

1.  C'est  là  l'opinion  de  la  majorité  du  monde  savant.  A  mon  avis,  il  fau- 
drait plutôt  voir  dans  ces  ko-haou-rongorongo  un  système  d'écriture  mnémo- 
nique. Il  consisterait  en  figures  tracées  sur  les  tablettes  de  bois  dans  le  but 
de  rappeler  le  sujet,  les  principaux  faits  d'un  récit  à  ceux  qui  le  savent  et  à 
les  empêcher  d'intervertir  l'ordre  de  succession  des  idées  ;  il  serait  par  suite 
à  peu  près  inintelligible,  autrement  que  dans  un  sens  vague,  à  ceux  qui 
ignorent  le  récit.  C'est  dans  un  système  de  ce  genre  (je  ne  dis  pas  identique) 
qu'est  reproduit  le  chant  intitulé  :  Wolum-Olum,  la  Création,  publié  par  E.  G. 
Squier,  dans  le  Hisiorical  and  mythological  traditions  of  the  Algonquino,  p.  6. 


NOTE 

SUR  QUELQUES  REMARQUES  PHILOLOGIQUES  RELATIVES 
AUX  ORIGINES  DES  POLYNÉSIENS 


EXTRAITS  1 


«  Les  Polynésiens  s'intitulaient,  et  s'intitulent  encore, 
orgueilleusement  les  hommes,  et  le  mot  homme  se  dit,  clans 
leur  langue,  kanaka,  takata,  kaaka,  kenana,  enana^  enata, 
taata,  tagala  ou  iangata,  suivant  les  divers  dialectes.  La 
forme  la  plus  ancienne  de  ce  mot  paraît  être  celle  de  ka- 
naka,  et  c'est  celle  aussi  qui  est  la  plus  répandue  :  on  la 
trouve  employée  aux  îles  Sandwich,  et  elle  l'est  parfois  dans 
les  différents  archipels  de  l'Océan  Pacifique  oriental  conjoin- 
tement avec  les  autres  formes  ;  on  en  constate  même  la  pré- 
sence chez  certaines  tribus  de  quelques  îles  de  la  Mélanésie. 
Or  les  aborigènes  expulsés  du  Kenâ'an  par  les  Sémites  et 
réfugiés  dans  les  buissons  et  les  cavernes  de  Seïr  étaient 
nommés  pJ5?,  anak^  mot  kénânéen  qui  signifie  un  homme  de 
haute  taille,  un  géant  ou  un  homme  fort,  et  de  là  un  maître. 
Aucun  savant,  je  crois,  ne  consentira  à  voir  entre  les  mots 
kanaka  et  anak  une  simple  similitude  de  syllabes,  et,  depuis 
longtemps,  l'importance  ethnique  du  mot  anak  a  été  recon- 

1.  A.  C.  Eugène  Caillot,  Les  Origines  des  Polynésiens. 


46  HISTOIRE   DE   LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

nue  par  les  véritables  hébraïsants  ^  Voilà  qui  est  grave,  très 
grave,  car  cette  double  ressemblance  ne  saurait  être  simple- 
ment l'effet  du  hasard  :  que  deux  peuples,  très  éloignés  l'un 
de  l'autre,  portent  le  même  nom,  le  fait  est  assurément  bien 
étrange,  il  peut  toutefois  n'être  qu'accidentel.  Mais  que  ces 
peuples  aient  à  la  fois  le  même  nom  et  qu'ils  l'interprètent 
de  la  même  façon,  cela  ne  peut  s'expliquer  par  une  simple 
coïncidence,  et  doit  supposer,  à  mon  avis,  si  ce  n'est  une  ori- 
gine commune  quelconque,  au  moins  quelques  rapports  loin- 
tains entre  eux.  » 


II 


«  Maohi,  Maori,  ou  mieux  Mauri,  qui  est  la  forme  la  plus 
ancienne.  —  D'après  Taylor,  le  mot  Maori  est  l'équivalent 
du  mot  maure  ou  nègre  :  la  racine  de  ce  mot  est  uri  qui 
veut  dire  noir  :  d'où  maari,  le  cœur,  le  sang  noir.  Mais,  à 
mon  avis,  uri  peut  aussi  bien  venir  de  ur,  mot  akkadien  qui 
veut  dire  fondement.  Suivant  A.  Lesson,  Maori  signifie  «  na- 
turel, indigène  du  pays  »  ;  c'est  en  effet  le  sens  que  lui  don- 
nent les  indigènes  actuels.  Toutefois,  à  l'origine,  en  était-il 
réellement  ainsi  ?  J'en  doute.  11  se  peut  que  le  mot  Mauri 
n'ait  été  qu'une  simple  transformation  du  mot  Amâur,  qui 
était  le  nom  d'un  peuple  des  environs  de  Kadesh,  dans  la 
vallée  de  l'Oronte,  en  Syrie,  et  se  trouvait  mentionné  par 
les  anciens  monuments  égyptiens.  Ce  peuple  à'Amâur  paraît 
avoir  été  de  race  kénânéenne  et  parent  des  Amôrîm  de  la 
Palestine  et  par  suite  des  Anak  ou  Anakim,  dont  J'ai  déjà 
parlé  plus  haut.  Tous  ces  peuples  habitaient  la  région  que 
la  Bible  appelait  Haram  et  que  nous  désignons  aujourd'hui 

1.  L'hébreu  n'était  primitivement  que  l'idiome  des  Chananéens.  C'est  après 
avoir  vécu  plusieurs  générations  chez  eux  que  la  famille  d'Abraham  finit 
par  l'adopter  ;  avant  elle  parlait  un  langage  vraisemblablement  plus  proche 
de  l'arabe. 


LES    ORIGINES  47 

SOUS  le  nom  de  Syrie.  Il  est  possible  aussi  que  le  mot  Maori 
ait  été  apporté  par  ceux  que  les  traditions  numides  nom- 
maient des  Mèdes,  Madai.  Si  l'on  en  croit  Salluste,  qui  avait 
puisé  ses  renseignements  dans  les  livres  du  roi  Hiempsal, 
l'armée  d'Hercule  était  composée  d'hommes  de  races  diverses, 
et  lorsque  ce  dernier  fut  mort  en  Espagne,  son  armée  restée 
sans  chef,  se  partagea  entre  les  compétiteurs,  et,  finalement 
se  dispersa.  Les  Mèdes,  les  Arméniens  et  les  Perses  passè- 
rent en  Afrique  et  conquirent  les  territoires  proches  de  la 
mer.  Les  Mèdes  et  les  Arméniens  s'allièrent  alors  aux  Li- 
byens qui  étaient  leurs  voisins  ;  ils  bâtirent  des  villes  ;  mais,  à 
la  longue,  leur  nom  se  corrompit  dans  la  bouche  des  Libyens 
et  ceux-ci  les  appelèrent  Maures  au  lieu  de  Mèdes.  Cette  ex- 
plication est  admissible.  Cependant  celle  de  Vivien  de  Saint 
Martin  ne  l'est  pas  moins.  Ce  savant  prétend  que  le  nom  de 
maiiri  ou  de  maure  provient  du  mot  sémitique  maghreb  qui 
veut  dire  le  couchant,  et  il  aurait  été  donné  aux  populations 
de  rOuest  par  les  Berbères  numides  qui  habitaient  à  l'Est.  » 


III 


«  Arii,  Alii,  Arîki,  ou  Hakaiki,  suivant  les  divers  dialectes, 
signifie  roi,  dans  presque  toutes  les  îles  de  la  Polynésie; 
dans  certaines  îles,  aux  Tunga,  par  exemple,  ce  mot  veut 
dire  simplement  noble.  Or  Ayrians,  Arians,  ou  Arii  était  le 
nom  que  se  donnaient  et  se  donnent  encore  les  Perses,  comme 
toutes  les  nations  blanches  à  leurs  débuts,  et  cette  désigna- 
tion signifiait  1'  «  homme  honorable,  digne  de  considération 
et  de  respect;  noble  ».  Dans  l'antiquité,  toutes  les  provinces 
iraniennes  de  l'est  portaient  le  nom  d'«  Ariana  ».  De  plus,  les 
tribus  pastorales  scythes  de  la  Médie  avaient  primitivement 
porté  le  nom  de  Arians,  Arii,  et  ce  nom  avait  eu  pour  elles 
le  même  sens  que  pour  les  peuplades  iraniennes;  elles  ne 
renoncèrent  à  le  porter  que  lorsque  Médée  fut  venue  s'établir 


48  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

chez  elles  (Hérodote,  VII,  62).  Je  ne  parle  ici,  bien  entendu, 
que  des  tribus  pastorales,  car  le  fond,  les  basses  classes  de 
la  Médie  appartenait  à  des  races  mêlées.  Celles-ci,  avec  les 
autochtones  noirs  formaient  les  nuances  chamites,  sémites, 
et  chamo-sémites  :  telle  était,  en  général,  la  population  assy- 
rienne. Le  mot  Arii  semble  d'ailleurs  s'être  répandu  un  peu 
partout:  d'après  Tacite,  il  y  avait  des  ylrn  germaniques  au 
delà  de  la  Vistule.  Entre  apv];  (chef)  et  Arii  la  similitude  est 
aussi  frappante.  » 


PREMIERE  PxVRTIE 
L'ARCHIPEL  DE  LA  SOCIÉTÉ  i  (ILES  TAHITI) 


CHAPITRE  PREMIER 


TRADITIONS  DES  INDIGÈNES.  —  FONDATION  DE  LA  DYNASTIE  DES  POMARE 


Souvenirs  altérés  d'ancienne  histoire.  —  Les  luttes  des  deux  maro.  —  Con- 
quête des  îles  Sous-le-Vent  par  le  roi  Puni.  —  Arrivée  des  Européens  ; 
passage  du  navigateur  anglais  Wallis.  —  Passage  du  Français  De  Bou- 
gainville.  —  Révolte  de  Tutaa  et  de  Veiatua  ;  défaite  d'Amo  et  déposition 
de  Temare  ;  changement  de  dynastie  ;  débuts  de  la  famille  Pomare.  — 
Premier  passage  de  Cook  aux  îles  du  Vent  et  aux  îles  Sous-le-Vent.  — 
Premier  voyage  des  Espagnols  à  Tahiti.  —  Guerre  de  Taiarapu  et  victoire 
du  grand-chef  Veiatua. —  Avènement  de  Pomare  l".  —  Deuxième  passage 
de  Cook.  —  Troubles  dans  le  district  d'Attahuru.  —  Second  voyage  des 
Espagnols;  prise  de  possession  de  Tahiti  au  nom  du  roi  d'Espagne.  — 
Séjour  des  missionnaires  catholiques  espagnols;  échec  de  leur  évangéli- 
sation.  —  Troisième  passage  de  Cook  et  expédition  d'Eimeo.  —  Guerres 
et  abaissement  de  Pomare  P''.  —  Passage  de  Bligh.  —  Etablissement  des 
révoltés  du  Bounty.  —  Nouvelle  expédition  d'Eimeo.  —  Combat  d'Attahuru 
et  victoire  de  Pomare  I".  —  Pomare  II  reçoit  l'investiture  de  son  titre  de 
roi.  —  Première  soumission  de  Taiarapu  par  Pomare  I".  —  Passage  de 
Vancouver.  —  Echec  de  deux  coalitions  successives  contre  Pomare  I"; 
mort  d'Amo;  consommation  de  la  déchéance  royale  de  Temare;  deuxième 
soumission  de  Taiarapu  et  chute  de  Veiatua  V.  —  Soumission  d'Eimeo.  — 
Adoption  de  Pomare  11  par  Temare.  —  Puissance  de  la  famille  Pomare  dans 
les  îles  du  Vent. 


S'il  faut  en  croire    une   tradition   des   indigènes,  Raiatea 
aurait  été  la  première  des  îles  de  l'archipel   de  la  Société 

1.  Tahiti  et  Eimeo  (îles  du  Vent)  ont  été  découvertes  en  1767  par  WaUis. 
La  Sagittaria  de  Queiros  ne  peut  être  la  même  île  que  Tahiti  :  la  description 
laissée  par  ce  navigateur  est  celle  d'une  terre  basse,  certainement  une  île 
des  Paumotu;  sur  ce  point  presque  tous  les  voyageurs  sont  d'accord  aujour- 


50  HISTOIRE    DE    LA    POLYNESIE    ORIENTALE 

peuplée  parles'émigrants  d'Havaï  *  que  conduisait  un  homme 
nommé  Uru  (peut-être  Oro).  Néanmoins  une  autre  tradition 
des  naturels  déclare  aussi  qu'un  esprit  appelé  Tii  résidant  à 
Opoa,  dans  l'île  Raiatea,  peupla  d'abord  cette  île,  puis  toutes 
les  îles  de  l'archipel  de  la  Société.  Enfin  une  dernière  tradi- 
tion des  insulaires  affirme  que  ce  Tii  n'était  pas  un  esprit, 
mais  le  premier  homme  créé  par  les  dieux.  Tii  n'est  sans 
doute  que  Tiki,  tant  célébré  aux  îles  du  Vent  et  aux  îles  Sous- 
le-Vent,  mais  surtout  aux  Marquises,  et  partout  d'ailleurs  en 
Polynésie.  Ces  diverses  traditions  ont  évidemment  une  ori- 
gine commune  et  les  contradictions  qu'elles  renferment 
prouvent  que  les  indigènes  n'ont  conservé  qu'un  vague  sou- 

d'hui,  et  je  partage  entièrement  leur  avis.  C'est  donc  à  Wallis  que  revient 
l'honneur  d'avoir  découvert  Tahiti.  La  découverte  de  Huahine,  Raiatea-Tahaa 
et  Bora-Bora  (îles  Sous-le-Vent)  est  due  à  Cook  en  1769. 

Les  principales  sources  de  l'histoire  de  l'archipel  de  la  Société  sont  les 
correspondances  et  les  écrits  des  missionnaires  protestants  et  catholiques; 
mais  il  faut  se  servir  de  ces  documents  avec  beaucoup  de  prudence,  presque 
tous  étant  empreints  de  l'esprit  de  secte.  Viennent  ensuite  les  récits  des 
grands  navigateurs,  voyageurs,  consuls,  commerçants;  les  rapports  et  les 
lettres  des  gouverneurs,  administrateurs,  officiers  de  marine,  médecins  co- 
loniaux, employés  du  gouvernement,  etc.;  l'on  peut  généralement  plus  se 
fier  à  eux  pour  ce  qui  regarde  l'impartialité.  Malheureusement  les  uns  comme 
les  autres  contiennent  fort  peu  de  renseignements  sur  les  îles  Sous-le-Vent, 
et  ceux  qu'ils  donnent  sont  souvent  d'une  obscurité  ou  d'une  contradiction 
désespérantes.  La  plupart  de  tous  ces  écrits  ne  concernent  que  les  îles  du 
Vent,  particulièrement  Tahiti,  parce  qu'elle  est  la  plus  importante  des  îles 
de  l'archipel  de  la  Société;  encore  ceux  de  la  fin  du  dix-huitième  siècle  ne 
sont-ils  pas  en  assez  grand  nombre  pour  faire  connaître  complètement 
l'histoire  de  ces  îles.  En  revanche  les  documents  abondent  à  partir  du  dix- 
neuvième  siècle  jusqu'à  l'année  1842.  Ils  deviennent  même  très  nombreux 
durant  la  période  qui  s'étend  de  l'année  1842  à  l'année  1847.  J'ai  largement 
profité  de  ces  derniers.  J'ai  traité  à  fond  l'insurrection  des  indigènes  contre 
les  Français  dite  guerre  de  Tahiti.  Le  besoin  s'en  faisait  sentir,  car  il  n'exis- 
tait jusqu'à  présent  sur  elle  que  quelques  petites  brochures  à  la  fois  incom- 
plètes et  inexactes  dans  lesquelles  on  rencontre  parfois  des  anachronismes 
scandaleux.  Pour  écrire  celte  période  si  intéressante,  j'ai  laborieusement 
amassé  des  documents  qui  pour  la  plupart  sont  inédits,  et  leur  nombre  est 
si  considérable  que,  réunis,  ils  formeraient  un  volume  de  la  grosseur  de 
celui-ci.  Pour  ce  qui  concerne  les  époques  contemporaine  et  actuelle,  je  me 
suis  servi  de  matériaux  puisés,  les  uns,  dans  les  archives  du  gouvei'nement, 
les  autres,  auprès  de  personnes  ayant  joué  ou  jouant  un  rôle  dans  la  colonie, 
ou  qui  ont  été  témoins  oculaires  des  événements  politiques  et  religieux  que 
je  narre  ;  et  durant  mon  voyage  dans  les  différentes  îles  des  archipels  du 
sud-est  de  l'Océan  Pacifique  je  n'ai  cessé  de  contrôler  même  les  autorités 
que  je  consultais  afin  de  pouvoir  juger  avec  l'impartialité  qu'exige  l'histoire 
les  gens  et  les  choses  dont  je  parle  dans  ce  livre. 

1.  Probablement  Savaï  (Samoa). 


l'archipel  de  la  société  51 

venir  d'un  fait  réel  mais  tellement  éloigné  qu'il  doit  remon- 
ter probablement  à  une  époque  mythologique. 

D'après  les  traditions  des  naturels,  Raiatea  aurait  été  aussi 
la  première  des  îles  de  l'archipel  de  la  Société  à  posséder 
une  dynastie  royale.  Celle-ci  débuta  par  le  règne  du  demi- 
dieu  Hiro,  fils  de  Haehi,  pelit-fîls  de  Uruumatata,  arrière- 
petit-fils  de  Raa  le  dieu-soleil.  Hiro  fut  le  premier  roi  de  l'île 
Raiatea  et  il  y  fonda  le  célèbre  marae  d'Opoa  qu'il  consacra 
au  dieu  Horo  ou  Oro,  le  souverain  du  monde,  dont  il  était 
aussi  le  descendant.  Hiro  fut  après  sa  mort  élevé  au  rang 
des  dieux  ;  on  l'honora  comme  dieu  des  voleurs  et  ses  suc- 
cesseurs lui  élevèrent  un  petit  marae  à  côté  de  celui  du  dieu 
Oro,  son  ancêtre.  Le  nouveau  dieu  fut  surtout  adoré  dans 
l'île  Huahine-iti. 

Hiro  eut  deux  fils  :  Haneti  et  Ohatatama.  Haneti  succéda 
à  son  père  comme  roi  de  Raiatea,  celui-ci  lui  ayant  légué  le 
signe  de  sa  puissance,  qui  consistait  en  une  ceinture  rouge 
(maroMra)  tournée  autour  des  reins.  Ohatatama  ne  voulut  pas 
vivre  sous  la  domination  de  son  frère  :  il  se  retira  dans  l'île 
Faaiiui*,  s'en  proclama  roi,  et  ceignit  une  ceinture  blanche 
pour  montrer  qu'il  était  un  monarque  indépendant. 

Durant  les  générations  qui  suivirent,  la  rivalité  des  par- 
tisans de  chacun  de  ces  maro  (ceintures)  engendra  de  lon- 
gues et  terribles  guerres.  Souvent  les  défenseurs  de  la  cein- 
ture blanche  furent  victorieux,  mais,  à  la  fin,  accablés  par 
des  forces  supérieures,  ils  succombèrent.  Le  roi  à  ceinture 
blanche  périt  avec  presque  tous  ses  guerriers  à  proximité 
des  murs  de  son  marae.  Ce  roi  se  nommait  Terii  Marotea 
(roi  à  ceinture  blanche).  Il  était  le  dernier  de  sa  race  ;  il  ne 
laissait  qu'une  fille.  Celle-ci  s'appelait  Tetuanui;  elle  épousa 
l'un  des  vainqueurs,  Mato,  roi  de  Raiatea.  Les  deux  royaumes 
furent  ainsi  réunis  en  un  seul.  Alors  il  n'y  eut  plus  qu'un 


1.  Ancien  nom  de  l'île  Bora-Bora  ou  mieux  Pora-Pora.  Les  premiers  habi- 
tants de  Faanui  furent ,  dit-on,  des  malfaiteurs  qui  avaient  été  chassés  des 
autres  îles. 


5z  HISTOIRE    DE   LA   POLYNESIE    ORIENTALE 

seul  emblème  du  pouvoir  royal  :  la  ceinture  rouge.  Les  rois 
qui  la  portèrent,  usant  de  leur  droit  de  conquête,  firent  doré- 
navant de  la  ceinture  blanche  le  signe  distinctif  de  la  puis- 
sance sacerdotale  :  ils  la  donnèrent  aux  grands  prêtres  de 
leurs  marae  ^ 

A  quelles  époques  se  passèrent  ces  événements  ?  Voilà  ce 
qu'il  est  impossible  de  savoir,  puisque  la  tradition  reste 
muette  sur  ce  point.  Elle  se  borne  aussi  à  déclarer  qii'un 
homme  nommé  Ui,  venu  des  îles  Sous-le-Vent,  prit  posses- 
sion de  Tahiti  2,  mais  elle  ne  nous  fait  pas  connaître  si  c'est 
au  début  ou  vers  le  milieu  des  luttes  entre  les  deux  maro 
qu'il  faut  placer  cette  découverte  ou  cette  conquête.  11  est 
probable  qu'au  lieu  de  Ui,  l'on  doit  entendre  Maui,  ce  fameux 
héros  qui  pécha  les  îles  de  la  Société  pendant  qu'il  traînait 
une  grande  terre  de  l'Ouest  à  l'Est.  11  est  vrai  que  l'exploit 
de  Maui  est  aussi  attribué  à  Tiki.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  décou- 
verte ou  la  conquête  de  Tahiti  peut  être  considérée  comme 
historique  pour  les  motifs  suivants.  11  existait  encore  dans 
cette  île,  il  y  a  de  cela  moins  d'un  siècle,  une  tribu  redou- 
table appelée  Oropaa  ou  Oropoa,  qui  se  prétendait  plus  noble 
que  les  autres  et  descendante  d'anciens  émigrarits  de  l'île 
Raiatea.  Les  gens  d'Oropoa  étaient  de  fanatiques  adorateurs 
du  dieu  Oro ,  et  c'était  dans  leur  district  que  se  trouvait  le 
fameux  marae  neutre  consacré  à  ce  dieu;  il  occupait  l'empla- 
cement du  temple  élevé  depuis  par  les  missionnaires  pro- 
testants anglais.  Or  nous  avons  constaté  plus  haut  qu'il  y 
avait  précisément  dans  l'île  Raiatea,  à  Opoa,  un  marae  célèbre 
dédié  à  Oro  et  que  ce  marae  avait  été  le  premier  marae  fondé 
dans  l'archipel.  Entre  les  mots  Oropoa  et  Opoa  la  ressem- 
blance est  frappante  :  elle  est  un  témoignage  en  faveur  de 


1.  De  Bovis,  Élal  de  la  Société  iahiiienne  à  V arrivée  des  Européens. 

2.  Suivant  A.  Lesson,  Tahiti  signifie  «  transplanter,  ôter  une  chose  de  sa 
place  ».  Or  je  remarque  que  Tithi  est,  en  sanscrit,  un  nom  d'Agnis,  du 
dieu  du  foj'er,  et  l'on  dérive  le  nom  de  Tithi,  comme  celui  d'Atithi  (hôte),  de 
la  racine  al,  qui  a,  toujours  en  sanscrit,  le  sens  de  voyager,  de  se  transporter 
d'un  lieu  à  un  autre.  L'analogie  est  curieuse. 


l'archipel  de  la  société  53 

la  véracité  des  naturels,  c'est-à-dire  confirme  la  probabi- 
lité de  l'envahissement  de  Tahiti  par  des  habitants  de  l'île 
Raiatea,  la  plus  importante  des  îles  Sous-le-Vent,  et  celle 
qui  passe  pour  avoir  été  la  première  peuplée  de  toutes  les 
îles  de  l'archipel  de  la  Société  i. 

Cette  priorité  de  peuplement  faisait  que  Raiatea  jouissait 
d'une  considération  que  n'avaient  pas  les  autres  îles.  Pour 
tous  les  indigènes  de  l'archipel  de  la  Société,  Raiatea  c'était 
l'île  sainte,  parce  que  la  race  humaine  y  avait  pris  naissance 
(du  moins  l'une  de  leurs  légendes  le  disait),  et  que  le  plus 
ancien  des  marae^  celui  d'Opoa,  y  avait  été  fondé.  Aussi  les 
chants  sacrés  des  indigènes  célébraient-ils  continuellement 
sa  gloire,  et  jamais,  en  matière  religieuse,  sa  suprématie 
n'était-elle  contestée.  Les  diverses  peuplades  regardaient  le 
roi  de  cette  île  comme  le  vrai  descendant  du  demi-dieu  qui 
y  avait  établi  le  premier  marae,  et  la  famille  royale  de  Raiatea, 
comme  la  plus  illustre  de  toutes  les  dynasties  royales  des 
îles  de  l'archipel  de  la  Société.  Suivant  les  traditions  des 
indigènes,  il  s'était  écoulé  environ  dix-huit  générations  de 
rois  entre  la  fondation  de  la  monarchie  de  Raiatea  et  la 
seconde  moitié  du  dix-huitième  siècle  2. 

Vers  1760,  il  existait  à  l'île  Bora-Bora  deux  chefs  qui  habi- 
taient les  deux  côtés  de  la  baie  Fanui;  le  chef  Puni  ou  Pune 
fît  cesser  cette  division  politique  et  s'empara  pour  lui  seul 
de  l'autorité^. 

1.  D''  A.  Lesson,  Les  Polynésiens,  t.  II,  p.  327  et  328.  Ce  savant  donne  à 
cette  tribu  le  nom  d'Oropoa,  mais  on  la  désignait  plutôt  par  celui  d'Oropaa. 

2.  Dans  ses  Notices  historiques  sur  la  Société  tahitienne  à  l'arrivée  des 
Européens,  M.  De  Bovis  s'exprime  en  ces  termes  :  «  Mes  efforts  n'ont  jamais 
pu  faire  remonter  la  mémoire  des  vieillards  plus  loin  que  vingt  générations.  » 
(L'ouvrage  de  M.  De  Bovis  a  été  publié  dans  la  Revue  coloniale  en  l'année 
1855,  mais  il  a  été  écrit  plus  de  dix  ans  auparavant.)  Plus  loin,  M.  De  Bovis 
dit  ceci  :  «  ...il  ne  s'écoula  que  quatorze  générations  entre  Hanêti  et  Fare- 
rohi,  arrière-grand-père  de  Tamatoa,  roi  de  Raiatea,  et  père  de  Tamatoa. 
Ce  Tamatoa  est  oncle  de  la  reine  Pomare...  etc.  »  A  la  fin  de  ses  Notices, 
M.  De  Bovis  ajoute  encore  :  «  Tamatoa  était  son  nom;  vingt  générations  le 
séparaient  du  fondateur  de  son  empire...  etc.  » 

3.  DuMONT  d'Urville,  Voyage  pittoresque  autour  du  monde,  t.  I,  p.  540. 


54  HISTOIRE    DE    LA    POLYNESIE    ORIENTALE 

Quelque  temps  après,  les  îles  Raiatea  et  Huahine  commi- 
rent la  faute  de  s'aliéner  l'amitié  de  Tîle  Tahaa  avec  laquelle 
elles  étaient  jusque-là  très  unies  ^.  Aussitôt  les  indigènes  de 
cette  île  recherchèrent  l'alliance  de  ceux  de  l'île  Bora-Bora. 
Puni  s'empressa  de  l'accepter  et  la  guerre  fut  déclarée  aux 
naturels  de  Raiatea  et  de  Huahine.  Une  prophétesse  encou- 
rageait les  habitants  de  Bora-Bora  à  cette  guerre,  et,  pleins 
d'ardeur,  ils  équipèrent  leur  flotte  et  partirent. 

Ils  rencontrèrent  près  de  Raiatea  la  flotte  de  cette  île  et 
celle  de  Huahine.  Le  combat  fiit  terrible  et  longtemps  indécis. 
Les  guerriers  de  Bora-Bora  avaient  eu,  dit-on,  l'imprudence 
de  lier  entre  elles  leurs  pirogues  au  moyen  de  cordes,  et 
cela  gênait  leurs  manœuvres.  Il  s'en  fallut  de  peu  qu'ils  n'eus- 
sent le  dessous.  Heureusement  pour  eux,  la  flotte  de  Tahaa 
vint  à  leur  secours.  Après  une  lutte  désespérée,  la  victoire 
se  décida  enfin  en  leur  faveur,  et  les  guerriers  de  Raiatea  et 
de  Huahine  subirent  des  pertes  énormes. 

Le  surlendemain,  le  roi  Puni  débarquait  à  Huahine.  Pres- 
que tous  les  guerriers  de  l'île  étaient  ailleurs.  Ceux  qui  res- 
taient furent  bientôt  vaincus  et  les  envahisseurs  occupè- 
rent le  territoire.  Mais  beaucoup  d'habitants  s'enfuirent  sur 
leurs  pirogues  jusqu'à  Tahiti.  Là  résidaient  plusieurs  de 
leurs  compatriotes  et  des  naturels  de  Raiatea  qu'ils  avertirent 
de  l'invasion  de  leurs  îles.  Ceux-ci  résolurent  d'en  expulser 
les  étrangers.  Ils  équipèrent  dix  pirogues  de  guerre,  se  diri- 
gèrent vers  Huahine,  et  débarquèrent  par  une  nuit  très 
noire.  Les  guerriers  de  Bora-Bora,  ne  s'attendant  pas  à  une 
attaque,  ne  se  tenaient  pas  sur  leurs  gardes.  Les  émigrés  de 
Huahine  et  de  Raiatea  les  surprirent  complètement  ;  ils  en 
massacrèrent  un  grand  nombre.  Le  roi  Puni  dut  se  rembar- 
quer en  toute  hâte  avec  son  armée.  L'île  de  Huahine  avait 
recouvré  son  indépendance. 

1.  Surtout  l'île  Raiatea.  Les  habitants  de  Raiatea  et  de  Tahaa  nommaient- 
et  nomment  encore  ces  deux  îles  les  deux  sœurs,  parce  qu'elles  ne  sont  sépa- 
rées l'une  de  l'autre  que  par  un  étroit  canal  maritime. 


l'archipel  de  la  société  55 

L'île  de  Raiatea  ne  fut  pas  délivrée  ;  elle  resta  sous  la  domi- 
nation étrangère  et  devint  une  possession  de  l'île  Bora-Bora. 
Celle-ci  ne  voulut  pas  la  partager  avec  l'île  Tahaa,son  alliée. 
Vainement  les  guerriers  de  cette  île  réclamèrent  contre  ce 
procédé  qui  les  dépouillait  du  fruit  de  la  victoire  navale  qu'ils 
avaient  au  moins  contribué  à  gagner,  le  roi  Puni  refusa  for- 
mellement de  partager  la  conquête  qui  avait  été  faite.  Il  ne 
voyait  plus  en  eux  que  les  instruments  de  sa  politique,  des 
hommes  dont  il  s'était  servi  pour  augmenter  sa  puissance  et 
agrandir  ses  États  ;  maintenant  qu'une  île  avait  été  conquise, 
il  entendait  la  garder  pour  lui  tout  seul.  Les  habitants  de 
Tahaa  comprirent  alors,  mais  trop  tard,  qu'ils  étaient  joués; 
leur  colère  éclata  :  ils  déclarèrent  la  guerre  à  ceux  de  Bora- 
Bora.  Malheureusement  le  sort  des  armes  leur  fut  contraire  : 
ils  perdirent  plusieurs  combats,  et,  finalement,  leur  île  passa 
sous  la  domination  du  roi  Puni  qui  l'annexa  à  ses  Etats.  Ce 
monarque  traita  ses  anciens  alliés  de  la  même  façon  que  les 
indigènes  de  Raiatea.  Les  habitants  de  ces  deux  îles  furent, 
en  grande  partie,  expropriés  de  leurs  terres  au  profit  des 
guerriers  vainqueurs;  de  plus,  ils  reçurent  des  gouverneurs 
choisis  parmi  des  chefs  de  Bora-Bora.  Ces  diverses  conquêtes 
rendirent  le  nom  de  Puni  célèbre  et  désormais  ses  guerriers 
furent  cités  comme  des  modèles  de  bravoure  et  d'opiniâtreté. 
Les  Etats  de  ce  roi  comprenaient  alors,  outre  l'île  Bora-Bora 
et  ses  dépendances,  les  îles  Raiatea  et  Tahaa  ainsi  que  leurs 
annexes,  c'est-à-dire  presque  toutes  les  îles  Sous-le-Vent. 
C'était,  à  cette  époque,  le  royaume  le  plus  grand  qu'il  y  eût 
dans  l'archipel  de  la  Société. 

Dans  les  îlesdu  Vent  les  États  étaient  bien  moins  étendus 
et  l'autorité  beaucoup  plus  divisée.  Chaque  île  formait  un 
royaume  composé  lui-même  d'un  certain  nombre  de  chefFe- 
ries  et  le  pouvoir  du  monarque  se  trouvait  souvent  discuté 
ou  annulé  par  celui  de  ses  grands  vassaux.  Il  en  était  même 
ainsi  à  Tahiti,  pourtant  la  plus  importante  île  du  groupe,  et 
dont  toutes  les  autres  îles  de  l'archipel  de  la  Société  se  re- 


o6  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

connaissaient  ordinairement  dépendantes    au  point  de  vue 
politique  ^. 

A  Tahiti,  les  districts  qui  avaient  acquis  le  plus  de  préémi- 
nence étaient  ceux  de  Papara,  de  Pare,  et  d'Attahuru.  Ils 
constituaient  les  Etats  héréditaires  des  trois  grands-chefs 
Amo,Vairaatoa,  etTutaa.  Cependant  Amo  et  Yairaatoa  avaient 
encore  leurs  pères:  Tenae  et  Hapai;  mais  ces  derniers  avaient 
dû,  suivant  l'usage  polynésien,  abdiquer  presque  tout  leur 
pouvoir  en  faveur  de  leurs  fils.  De  ces  trois  grands-chefs,  le 
principal  était  Amo  qui,  en  plus  de  son  district  de  Papara, 
jouissait  de  l'autorité  royale  2. 


1.  MoERENHOUT,  Voyages  aux  îles  du  Grand  Océan,  t.  II,  p.  509. 

2.  C'est  ici  le  lieu  de  parler  de  la  fameuse  généalogie  des  rois  de  Raiatea, 
ancêtres  de  la  reine  Pomare.  Cette  généalogie  a  été  dressée  dans  les  pre- 
miers temps  du  Protectorat  français  par  l'indigène  Mare,  dans  le  but  d'éta- 
blir, sur  la  demande  du  gouvernement  de  la  Métropole,  les  droits  que  la 
reine  Pomare  pouvait  avoir  à  la  possession  d'une  partie  de  l'archipel  de  la 
Société.  Ceux  qui  ont  vécu  parmi  les  Polynésiens,  le  D'  A.  Lesson  entre 
autres,  sont  loin  d'avoir  confiance  en  cette  liste  royale  et  ce  dernier  savant 
ne  se  gène  pas  pour  dire  d'elle  «  qu'elle  a  été  dressée  de  notre  temps  par  l'in- 
digène Mare,  qui  a  cherché,  par  flatterie,  à  faire  remonter  la  généalogie  de 
la  famille  Pomare  aussi  loin  que  possible  ».  (Les  Polynésiens,  t.  II,  p.  336). 
Je  partage  entièrement  l'avis  du  D'  Lesson.  Il  est  évident  que  cette  flatterie 
est  notoire,  puisque  celte  généalogie  fait  remonter  la  famille  Pomare  à 
des  ancêtres  regardés  dans  les  traditions  indigènes  comme  étant  des  dieux. 
Néanmoins  cela  ne  suffu-ait  pas  à  faire  rejeter  entièrement  la  liste  royale  de 
Raiatea  s'il  n'y  avait  encore  d'autres  choses  à  lui  reprocher.  Elle  est  loin 
d'être  complète;  il  y  manque  beaucoup  de  noms  rapportés  par  les  traditions 
des  indigènes  ;  elle  ne  mentionne  pas  non  plus  divers  princes  que  les  grands 
navigateurs  de  la  fin  du  dix-huitième  siècle  ont  personnellement  connus.  Je 
sais  bien  que  l'on  peut  m'objecter  que  ces  princes  ont  pu  changer  de  nom, 
suivant  une  coutume  établie  dans  ces  îles  :  ce  à  quoi  je  réponds  que  cela 
a  pu  être,  et  même  que  cela  a  été,  comme  nous  le  prouve  par  exemple  ce 
roi  qui  successivement  s'appela  Vairaatoa,  Tinah  et  enfin  Pomare  I";  mais 
alors,  tout  moyen  de  contrôle  échappant  au  critique,  il  n'y  a  plus  d'histoire 
possible,  celle-ci  ne  devant  reposer  que  sur  des  faits  précis.  Ce  n'est  pas 
tout.  Ladite  généalogie  aboutit  à  démontrer  que  la  famille  Pomare  se  trouve 
être  la  dynastie  légitime  des  rois  de  Tahiti,  alors  que  cela  n'est  pas.  Un 
officier  de  marine  extrêmement  érudit  dans  les  études  qui  nous  occupent, 
le  lieutenant  de  vaisseau  De  Bovis,  s'est,  dans  ses  remarquables  «  Notices 
sur  la  Société  tahitienne  »,  exprimé  en  ces  termes  :  «  Plus  tard,  il  y  eut, 
comme  partout,  des  conquérants  et  des  usurpateurs  provenant  de  la  race  des 
chefs  secondaires,  mais  ils  ne  changèrent  point  l'emblème  royal  ;  ils  cher- 
chèrent seulement  à  s'emparer  de  la  ceinture  rouge.  C'est  ainsi  que  procé- 
dèrent Puni  dans  les  îles  Sous-le-Vent,  les  chefs  de  Tevahiitai  et  de  Teva- 
hiiuta  à  Tahiti,  et,  plus  tard,  le  chef  de  la  dynastie  des  Pomare,  qui  avait 
tout  aussi  peu  de  droits.  »  Et  M.  De  Bovis  ajoute  encore  à  la  fin  de  ses 
Notices  :  «  Quant  aux  princes  Teîuanul  (Pomare),  ils  avaient,  avec  le  Porionuu 


l'archipel  de  la  société  57 

iVmo  ^  avait  épousé  Berea'^,  femme  d'une  grande  beauté. 
De  leur  mariage  naquit  un  fils  auquel  ils  donnèrent  le  nom 
de  Temare.  Cet  enfant  devint  souverain,  d'après  la  loi  poly- 
nésienne dont  j'ai  déjà  parlé,  le  jour  même  de  sa  naissance; 
il  reçut  le  titre  d'o-tu  ^,  que  portait  l'héritier  du  trône,  jusqu'à 
ce  qu'il  eût  l'âge  d'être  investi  de  celui  d'arii-rahi  (roi). 

Amo  et  Berea  pouvaient  avoir  une  quarantaine  d'années 
lorsque  le  célèbre  navigateur  anglais  Wallis  arriva  à  Tahiti 
le  19  juin  1767.  Les  indigènes  l'ayant  plusieurs  fois  attaqué 
reçurent  d'abord  des  coups  de  fusil,  ensuite  de  la  mitraille, 
et  durent  battre  en  retraite.  Amo  et  Berea  se  trouvaient  à 
Aaropa,  près  de  Papara,  quand  ils  apprirent  l'apparition  des 
Européens.  Immédiatement  le  roi  et  la  reine,  ou  plutôt  le 
régent  et  la  régente,  puisque  la  naissance  de  leur  fils  Temare 
les  avait  privés  de  la  couronne  au  profit  de  leur  enfant,  se 
rendirent  à  Matavai  où  ils  entreprirent  une  violente  attaque 
contre  les  Anglais.  Ceux-ci  se  servirent  encore  de  leur  artil- 
lerie, et,  cette  fois,  le  combat  fut  si  meurtrier  pour  les  natu- 
rels qu'ils  s'enfuirent  en  toute  hâte  (23  juin  1767),  et,  peu  de 
temps  après,  implorèrent  la  paix.  Celle-ci  leur  fut  facilement 
accordée,  et  un  commerce  régulier  s'établit  entre  les  Tahi- 
tiens  et  les  Anglais,  ce  qui  permit  à  ces  derniers  de  se  pro- 
curer des  provisions  fraîches  en  abondance.  Le  11  juillet, 
Wallis  reçut  à  bord  la  visite  d'une  femme  de  haute  taille, 
d'une  figure  agréable  et  d'un  maintien  majestueux:  c'était  la 


(district  de  Tahiti)  une  importance  assez  secondaire  que  leur  réputation  et 
leurs  qualités  privées  ne  paraissent  avoir  eu  aucune  tendance  à  augmenter.  » 
En  effet,  j'ai  moi-même  constaté  durant  mon  séjour  dans  l'archipel  de  la 
Société,  qu'il  était  de  notoriété  publique  que  les  Pomare  étaient  une  famille 
d'usurpateurs  dont  le  temps  avait  consacré  la  légitimité.  La  preuve  en  sera 
d'ailleurs  faite  dans  le  cours  de  cette  histoire. 

1.  Oammo,  de  Cook,  Forster,  etc. 

2.  Oberea,  Oberoa,  de  Wallis. 

3.  La  voyelle  o  est  peut-être  de  trop,  dans  ce  mot  ;  mais  je  me  conforme  à 
l'usage  qui  est  de  dire  o-tu.  Tu  était  le  nom  de  la  branche  des  Pomare,  comme 
Tautu  était  celui  de  l'antique  race  des  rois  de  Raiatea.  Ces  deux  noms  ve- 
naient vraisemblablement  de  Tu,  l'ancien  nom  du  dieu  de  la  guerre  dans  la 
plupart  des  archipels  de  la  Polynésie  orientale.  A  Tahiti  et  à  Mangareva, 
Tu  signifiait  dieu,  être,  c'est,  etc. 


58  HISTOIRE   DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

reine  Berea.  Celle-ci  l'invita  à  descendre  à  terre  et  l'officier 
anglais  accepta.,  En  effet,  le  12,  au  matin,  il  alla  voir  la  reine 
et  fut  très  bien  reçu  par  elle.  Je  n'ai  pas  à  raconter  ici  le 
séjour  de  ce  navigateur  à  Tahiti,  cela  fait  partie  de  l'histoire 
des  voyages  ^  Les  relations  entre  Berea  et  Wallis  prirent  bien- 
tôt un  caractère  tellement  amical  que  dès  lors  tous  les  An- 
glais furent  largement  fournis  de  provisions.  Leur  navire  le 
Dolphin  leva  l'ancre  le  26  juillet  1767. 

Le  2  avril  1768,  au  lever  de  l'aurore,  des  vaisseaux  fran- 
çais parurent  devant  Tahiti.  Les  journées  des  3,  4  et  5  avril 
se  passèrent  à  louvoyer  et  à  faire  sonder  pour  trouver  un 
mouillage.  L'officier  qui  commandait  cette  expédition  était  le 
célèbre  De  Bougainville.  Voici  comment  il  s'exprime  dans  sa 
poétique  relation  :  «  L'aspect  de  cette  côte  élevée  en  amphi- 
théâtre nous  ofi'rait  le  plus  riant  spectacle.  Quoique  les  mon- 
tagnes y  soient  d'une  grande  hauteur,  le  rocher  n'y  montre 
nulle  part  son  aride  nudité  :  tout  y  est  couvert  de  bois.  A 
peine  en  crûmes-nous  nos  yeux,  lorsque  nous  découvrîmes 
un  pic  chargé  d'arbres  jusqu'à  sa  cime  isolée  qui  s'élevait 
au  niveau  des  montagnes  dans  l'intérieur  de  la  partie  méri- 
dionale de  l'île...  Les  terreins  moins  élevés  sont  entrecou- 
pés de  prairies  et  de  bosquets,  et  dans  toute  l'étendue  de  la 
côte  il  règne  sur  les  bords  de  la  mer,  au  pied  du  pays  haut, 
une  lisière  de  terre  basse  et  unie,  couverte  de  plantations... 

«  Comme  nous  prolongions  la  côte,  nos  yeux  furent  frappés 
de  la  vue  d'une  belle  cascade  qui  s'élançait  du  haut  des  mon- 
tagnes et  précipitait  à  la  mer  ses  eaux  écumantes.  Un  village 
était  bâti  au  pied 2...  »  Le  fond  de  la  mer  était  dangereux  et 
les  navires  durent  revenir  dans  la  baie  qui  avait  été  d'abord 

1.  Lire  la  relation  de  Samuel  Wallis  publiée  dans  le  recueil  de  Hawkes- 
worth.  —  Les  relations  des  séjours  et  même  du  voyage  de  découverte  des 
différents  explorateurs  sortent  du  cadre  de  cet  ouvrage  et  n'y  trouveront  place 
que  dans  le  cas  où  ils  auraient  une  réelle  importance  au  sujet  de  l'histoire 
du  pays  ;  pour  ce  qui  a  rapport  à  la  découverte  de  chacune  des  îles  des 
divers  archipels,  je  me  bornerai  ordinairement  à  ne  mentionner  que  le  nom 
du  navigateur  et  la  date  de  l'événement. 

2.  De  Bougainville,  Voyage  autour  du  monde,  p.  187  et  188. 


l'archipel  de  la  société  59 

aperçue.  Une  foule  de  pirogues  se  trouvaient  près  d'eux.  Les 
insulaires,  parmi  lesquels  on  remarquait  quelques  jolies 
femmes,  avaient  apporté  des  vivres  frais,  des  poules  et  des 
pigeons.  La  nuit  du  5  se  passa  encore  à  louvoyer  et  le  6,  dans 
la  matinée,  les  vaisseaux  français  mouillèrent  dans  une  rade. 
«  A  mesure  que  nous  avions  approché  la  terre,  dit  Bou- 
gainville,  les  insulaires  avaient  environné  les  navires.  L'af- 
fluence  des  pirogues  fut  si  grande  autour  des  vaisseaux,  que 
nous  eûmes  beaucoup  de  peine  à  nous  amarrer  au  milieu  de 
la  foule  et  du  bruit.  Tous  venaient  en  criant  tayo,  qui  veut 
dire  ami,  et  en  nous  donnant  mille  témoignages  d'amitié  ; 
tous  demandaient  des  clous  et  des  pendans  d'oreilles.  Les 
pirogues  étaient  remplies  de  femmes  qui  ne  le  cèdent  pas 
pour  l'agrément  de  la  figure  au  plus  grand  nombre  des  Euro- 
péennes, et  qui,  pour  la  beauté  du  corps,  pourraient  le  dis- 
puter à  toutes  avec  avantage.  La  plupart  de  ces  nymphes 
étaient  nues,  car  les  hommes  et  les  vieilles,  qui  les  accom- 
pagnaient, leur  avaient  ôté  la  pagne  {sic)  dont  ordinairement 
elles  s'enveloppent.  Elles  nous  firent  d'abord,  de  leurs  piro- 
gues, des  agaceries  où,  malgré  leur  naïveté,  on  découvrait 
quelque  embarras...  Les  hommes,  plus  simples  ou  plus 
libres,  s'énoncèrent  bientôt  clairement.  Ils  nous  pressaient 
de  choisir  une  femme,  de  la  suivre  à  terre,  et  leurs  gestes 
non  équivoques  démontraient  la  manière  dont  il  fallait  faire 
connaissance  avec  elle.  Je  le  demande;  comment  retenir  au 
travail,  au  milieu  d'un  spectacle  pareil,  quatre  cents  Français, 
jeunes,  marins,  et  qui  depuis  six  mois  n'avaient  point  vu  de 
femmes  ?  Malgré  toutes  les  précautions  que  nous  pûmes 
prendre,  il  entra  à  bord  une  jeune  fille  qui  vint  sur  le  gail- 
lard d'arrière  se  placer  à  une  des  écoutilles  qui  sont  au- 
dessus  du  cabestan  ;  cette  écoutille  était  ouverte  pour  donner 
de  l'air  à  ceux  qui  viraient.  La  jeune  fille  laissa  tomber  négli- 
gemment une  pagne  qui  la  couvrait  et  parut  aux  yeux  de 
tous,  telle  que  Vénus  se  fit  voir  au  berger  Phrygien.  Elle  en 
avait  la  forme  céleste.  Matelots  et  soldats  s'empressaient  pour 


60  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

parvenir  à  l'écoutille,  et  jamais  cabestan  ne  fut  viré  avec 
une  pareille  activité^.  » 

J'ai  tenu  à  citer  ces  passages  de  la  relation  de  Bougainville 
parce  qu'ils  donnent  en  peu  de  lignes  une  idée  de  Tahiti  et 
des  mœurs  de  ses  habitants  à  cette  époque.  Le  séjour  des 
Français  n'ayant  eu  aucune  influence  sur  la  politique  inté- 
rieure du  pays,  je  n'en  parlerai  pas.  A  part  quelques  vols 
que  commirent  des  naturels,  et  un  meurtre  dont  se  rendirent 
coupables  des  soldats  français,  les  relations  furent  généra- 
lement bonnes  ;  en  somme,  les  Français  reçurent  un  accueil 
très  hospitalier.  Le  15  avril  1768,  à  six  heures  du  matin, 
Bougainville  partit  de  Tahiti. 

Voyons  maintenant  quel  était  l'état  politique  de  l'île.  Vai- 
raatoa  et  Hapai  régnaient  sur  le  nord  et  sur  l'est,  Tutaa,  sur 
l'ouest  de  la  grande  péninsule  ;  le  sud  était  placé  sous  la 
régence  d'Amo  pendant  la  minorité  de  son  fils  Temare  ;  quant 
à  la  presqu'île  de  Taiarapu,  elle  appartenait  entièrement  au 
grand-chef  Veiatua,  quoique  celui-ci  fut  nominalement  vassal 
de  l'arii-rahi  (roi)  -, 

Mais  la  défaite  que  Wallis  avait  infligée  à  Amo  avait  eu 
pour  conséquence  d'abaisser  le  pouvoir  de  celui-ci.  Tutaa 
et  Veiatua  résolurent  de  profiter  de  son  affaiblissement,  le 
premier,  poLir  s'emparer  de  la  régence,  le  second,  pour  se 
rendre  complètement  indépendant.  Ils  conclurent  une  alliance 

1.  De  Bougainville,  Voyage  autour  du  monde,  p.  189  et  190. 

2.  En  réalité  le  grand-chef  de  Taiarapu,  de  même  que  les  autres  grands- 
chefs  de  districts,  portait  aussi  le  litre  de  roi  (arii),  et  le  souverain  de  Tahiti 
n'était  que  le  premier  de  ces  rois;  son  titre  d'arii-rahi  équivalait  à  celui  de 
grand-roi  ou  roi  des  rois,  sans  en  avoir  la  signification  littérale.  Le  royaume 
de  Tahiti  était,  en  diminutif,  l'image  de  l'ancien  empire  des  Perses  où  beau- 
coup de  satrapies  avaient  à  leur  tète  un  roi  national  dont  le  pouvoir  était 
héréditaire,  mais  qui  n'en  était  pas  moins  subordonné  à  la  haute  suzeraineté 
de  l'autorité  du  grand-roi  ou  roi  des  rois.  Il  est  impossible  de  donner  au 
grand-roi  de  Tahiti  le  titre  de  grand-chef,  et  celui  de  chef  aux  rois  des  divers 
districts  parce  qu'il  y  avait  encore  au-dessous  d'eux  des  chefs  héréditaires, 
plus  ou  moins  indépendants  dans  leurs  petits  domaines;  mais  je  qualifierai 
de  roi  l'arii-rahi  de  Tahiti,  de  grands-chefs,  les  arii  des  districts  principaux, 
et  de  chefs,  ceux  des  districts  les  moins  importants  :  comme  cela  aucune 
confusion  ne  sera  possible,  et  je  ne  ferai  d'ailleurs  que  me  conformer  à 
l'usage  qui  a  prévalu. 


l'archipel  de  la  société  61 

et  la  révolte  éclata.  Attaqué  par  ces  deux  adversaires  qui 
disposaient  de  forces  considérables,  Amo  ne  put  leur  tenir 
tête  :  son  armée  fut  vaincue  à  la  bataille  de  Papara  (dé- 
cembre 1768)  et  il  fut  obligé  d'aller  se  cacher  dans  les  mon- 
tagnes. Veiatua  fît  construire  à  Taiarapu,  avec  les  têtes  des 
vaincus,  le  marae  de  Tia-hupo  •. 

N'ayant  plus  de  guerriers,  Amo  n'eut  bientôt  plus  d'auto- 
rité ;  il  dut  se  résigner  à  demander  la  paix.  Celle-ci  fut  très 
humiliante  :  il  lui  fallut  se  contenter  du  gouvernement  de 
Papara,  reconnaître  l'indépendance  de  Veiatua,  céder  la  ré- 
gence à  Tutaa,  et  consentir  à  ce  que  Vairaatoa,  le  fils  aîné 
de  Hapai,  prit  le  titre  d'o-tu  au  détriment  de  son  propre  fils 
Temare,  qui  perdait  ainsi  la  couronne  "^.  Celui-ci  n'avait  guère 
que  six  ans  et  le  nouvel  o-tu,  vingt-cinq.  C'est  ce  Vairaatoa 
qui  changea  plus  tard  son  nom  en  celui  de  Tinah,  puis  de 
Pomare,  imitant  en  cela  son  père  Hapai  qui,  dans  la  suite, 
s'appela  aussi  Otey  et  Teu  ^.  Dès  à  présent,  afin  d'éviter 
toute  confusion,  je  désignerai  Vairaatoa  par  le  nom  de  Po- 
mare, le  seul  sous  lequel  il  est  connu  dans  l'histoire.  Les 
différents  chefs  de  Tahiti  ne  se  doutaient  pas  qu'ils  venaient 
de  se  donner  un  maître  et  même  de  fonder  une  dynastie 
royale. 

Satisfait,  Veiatua  se  retira  dans  sa  presqu'île  de  Taiarapu. 
Il  n'en  fut  pas  de  même  de  Tutaa  qui  envahit  le  district  de 
Papara,  enleva  du  marae  les  insignes  du  pouvoir  et  les  trans- 
porta au  marae  d'Attahuru.  Il  fixa  sa  résidence  dans  le  dis- 
trict de  Pare,  domaine  héréditaire  de  l'o-tu  Pomare  P'".  On 
était  alors  en  l'année  1769.  Sur  ce,  Cook  arriva  à  Tahiti,  le 
11  avril,  au  matin.  Il  y  fut  bien  accueilli.  Les  Anglais  reçu- 
rent en  présents  de  jeunes  bananiers,  des  cochons  et  des 


1.  MoERENHOUT,  Voyages  aux  îles  du  Grand  Océan,  t.  II,  p.  408. 

2.  G.  FoRSTER,  Voyage  round  Ihe  World,  ï.  I,  p.  93. 

3.  Les  traditions  des  indigènes  désignent  toujours  le  père  de  Pomare  I"  par 
le  nom  de  Teu  :  il  est  donc  probable  que  c'était  son  véritable  nom.  Quoi  qu'il 
en  soit,  je  l'appellerai  Hapai  parce  que  c'est  sous  ce  nom-là  qu'il  est  men- 
tionné dans  les  récits  les  plus  célèbres  :  ceux  de  Cook,  Forster,  etc. 


62  HISTOIRE    DE    LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

fruits  du  pays.  Gook  fît  construire  un  fort.  Durant  les  travaux 
une  espèce  de  marché  se  tint  auprès  du  camp,  et  les  Anglais 
purent  se  procurer  des  produits  de  l'île.  Les  rapports  des 
Tahitiens  avec  les  Anglais  ne  furent  pas  toujours  sans 
nuages  :  à  plusieurs  reprises  des  indigènes  volèrent  les 
étrangers  et  ceux-ci  châtièrent  cruellement  les  malfaiteurs. 
Cependant,  à  l'exception  de  ces  larcins,  les  choses  se  passè- 
rent bien  et  les  Anglais  n'eurent  qu'à  se  louer  delà  conduite 
des  naturels  à  leur  égard.  L'astronome  Charles  Green  put 
tranquillement  observer  le  passage  de  la  planète  Vénus  sur 
le  disque  du  soleil,  et  le  savant  Joseph  Banks  ne  fut  pas 
troublé  dans  ses  recherches  de  naturaliste. 

D'ailleurs  l'île  jouissait  à  ce  moment-là  d'une  paix  pro- 
fonde Gook  en  profita  pour  visiter  en  pinasse  avec  Banks 
la  presqu'île  orientale  de  Tahiti,  appelée  par  les  indigènes 
Taiarapu.  Parvenus  à  l'extrémité  S.-E.,  ils  virent  dans  une 
case  un  spectacle  qui  les  frappa  d'horreur  :  quinze  mâchoires 
humaines  encore  fraîches  et  munies  de  toutes  leurs  dents 
suspendues  en  demi-cercle  autour  de  la  case.  Après  avoir 
fait  le  tour  de  Taiarapu,  Gook  et  Banks  vinrent  mouiller  près 
du  district  de  Papara  qui  appartenait  à  Berea.  G'est  dans 
une  excursion  aux  environs  qu'ils  remarquèrent  un  monu- 
ment gigantesque,  bâti  en  pierre  et  de  formé  pyramidale, 
connu  sous  le  nom  de  marae  d'Oberea  (Berea),  dont  j'ai 
déjà  parlé.  Les  environs  de  ce  marae  étaient  jonchés  d'os- 
sements humains,  provenant  de  la  bataille  gagnée  par  les 
habitants  de  Taiarapu,  et  les  Anglais  apprirent  alors  que  les 
mâchoires  humaines  qu'ils  avaient  vues  dans  une  case  d'un 
district  de  cette  presqu'île  avaient  été  recueillies  après  ce 
grand  carnage  ^  Gook  se  rendit  ensuite  à  Attahuru.  Là,  il  eut 
une  nouvelle  entrevue  avec  Tutaa  qu'il  avait  déjà  rencontré 
à  Pare.  Le  V  juillet,  il  était  de  retour  à  Matavai.  Il  avait 
ainsi  fait  le  tour  de  l'île,  ce  qui   lui  permit  plus  tard  d'en 

1.  Gook,  Premier  Voyage,  t.  II,  p.  425. 


L  ARCHIPEL    DE    LA   SOCIÉTÉ  63 

publier  une  carte  exacte  et  détaillée.  La  première  relâche  de 
l'illustre  navigateur  anglais  à  Tahiti  fut  donc  extrêmement 
féconde  en  résultats  scientifiques. 

Le  9  juillet,  au  moment  où  il  se  disposait  à  partir,  deux 
jeunes  soldats  de  marine  désertèrent  à  l'intérieur  afin  de 
rester  dans  l'île.  Cook  n'hésita  pas  à  s'emparer  de  Tutaa,  de 
Berea  et  de  plusieurs  autres  chefs  pour  contraindre  les  na- 
turels à  lui  ramener  les  déserteurs,  ce  qu'ils  firent  en  effet. 
Ces  moyens  extrêmes  auraient  peut-être  bien  pu  avoir  des 
conséquences  fâcheuses  pour  les  Anglais;  cependant  il  n'en 
fut  rien;  ils  se  réconcilièrent  avec  les  insulaires,  et  Tupaià, 
grand  prêtre  de  l'île  et  ancien  conseiller  de  Berea,  fut,  sur 
sa  demande,  autorisé  à  suivre  les  étrangers  dans  leur  voyage 
d'exploration.  Le  13  juillet  1769,  dès  la  pointe  du  jour,  l'ancre 
fut  levée  et  le  vaisseau  partit  de  Tahiti. 

Il  vogua  vers  la  petite  île  Tetua-Roa,  terre  basse  et  sans 
habitants;  elle  n'était  visitée  seulement,  au  dire  de  Tupaia, 
que  par  des  pêcheurs  tahitiens.  h'Endeavour  laissa  au  S.-O. 
Tubuai-manu  1  et  se  dirigea  sur  Huahine.  Le  roi  et  la  reine 
de  cette  île  vinrent  à  bord.  Les  objets  européens  les  frappè- 
rent d'étonnement.  Le  roi,  qui  s'appelait  Ori,  proposa  à  Cook 
de  changer  de  nom  avec  lui  ;  c'était,  selon  l'usage  polyné- 
sien, contracter  des  liens  d'amitié.  Le  capitaine  anglais  ayant 
consenti  à  cet  échange,  Ori  s'appela  ensuite  Couki  et  parut 
très  satisfait.  Ses  sujets  se  montrèrent  aussi  voleurs  que  les 
Tahitiens;  en  revanche,  ils  étaient  plus  hardis  et  moins  cu- 
rieux. 

Puis  Cook  fit  voile  vers  Raiatea^.  Les  indigènes  abordèrent 
V Endeavour  sur  deux  pirogues.  Chacune  d'elles  portait  une 
femme  et  un  cochon,  qui  furent  offerts  ensemble  aux  An- 
glais. Ceux-ci  prirent  les  animaux  et  renvoyèrent  les  femmes 


1.  Le  vrai  nom  de  cette  île  est  Tapuae-Manu,  ou  mieux  encore  Maiao-iti. 

2.  Il  l'appelle  Ulietea.  Ce  célèbre  navigateur  n'a  jamais  pu,  comme  beau- 
■coup  d'Anglais  d'ailleurs,  saisir  convenablement  la  prononciation  polyné- 
sienne; presque  tous  les  noms  de  cette  langue  sont  estropiés  par  lui. 


64  HISTOIRE    DE    LA    POLYNESIE    ORIENTALE 

avec  des  clous  et  des  petits  objets  européens.  Ensuite  le  natu- 
raliste Banks  et  son  ami  le  docteur  Solander,  un  savant  sué- 
dois, descendirent  à  terre  et  visitèrent  un  marae  différant 
comme  construction  de  celui  de  Papara.  Etant  entrés  dans 
une  case,  ils  remarquèrent  un  modèle  de  pirogue,  auquel 
des  mâchoires  d'hommes  étaient  suspendues  ;  Tupaia  leur 
expliqua  que  c'étaient  des  mâchoires  de  naturels  de  Raiatea 
massacrés  par  ceux  de  Bora-Bora,  conquérants  de  cette  île. 
Tupaia  pouvait  renseigner  les  Anglais  puisqu'il  y  avait  été 
autrefois  propriétaire  et  que  c'était  le  roi  Puni  qui  l'avait 
dépouillé  de  ses  terres.  Presque  tous  les  anciens  chefs  de 
Raiatea  et  de  Tahaa  avaient  été  dépossédés  lors  de  la  conquête 
et  les  indigènes  qui  n'avaient  pas  voulu  se  soumettre  aux 
vainqueurs  s'étaient  vus  contraints  de  s'exiler  à  Huahine  ou 
à  Tahiti;  Tupaia  se  trouvait  parmi  ces  derniers.  Cependant 
Ururu,  l'ancien  grand-chef  de  Raiatea,  n'avait  pas  perdu  son 
titre  et  les  privilèges  religieux  qui  y  étaient  attachés;  il  gou- 
vernait le  district  d'Opoa,  mais  seulement  celui-ci  ;  son  pou- 
voir ne  s'étendait  plus  sur  toute  l'île;  des  chefs  de  Bora-Bora 
commandaient  aux  autres  districts  ^  Un  légat  du  roi  Puni 
gouvernait  l'île  Tahaa  dont  les  malheureux  habitants  étaient 
tombés  dans  une  véritable  servitude. 

Cook  s'en  alla,  et,  le  27  Juillet,  il  était  en  vue  de  Bora- 
Bora,  lorsqu'il  fut  repoussé  par  le  vent  sur  la  côte  méridio- 
nale de  Raiatea.  Banks  et  Solander  descendirent  encore  à 
terre  et  furent  bien  accueillis  par  les  insulaires,  qui  leur 
donnèrent  des  fêtes.  Le  roi  Puni,  de  Bora-Bora,  se  trouvait 
alors  dans  l'île.  Il  envoya  aux  Anglais  des  présents  consis- 
tant en  cochons,  volailles,  fruits  et  pièces  d'étoffes.  En  même 
temps  il  leur  faisait  dire  qu'il  irait  les  visiter  le  jour  sui- 
vant. Mais  il  ne  vint  pas  et  se  contenta  d'envoyer  trois  belles 
indigènes  chercher  les  cadeaux  des  étrangers  en  échange 
des  siens.  Cook  se  décida  alors  à  se  déranger,  car  il  voulait 

1.  G.  FoRSTER,  A  Voyage  round  Ihe  World,  t.  I,  p.  392  et  402. 


l'archipel  de  la  société  65 

contempler  les  traits  de  ce  conquérant  célèbre.  Il  se  ren- 
dit auprès  de  lui  ;  mais  il  ne  vit  qu'un  vieillard  cassé,  à  demi 
aveugle  et  stupide  ;  il  fut  très  désillusionné.  Le  capitaine 
anglais  quitta  l'île  le  9  août  et  poursuivit  son  voyage  autour  du 
monde. 

L'archipel  de  la  Société  continua  à  rester  calme  pendant 
encore  plusieurs  mois;  puis  une  nouvelle  guerre  éclata  dans 
l'île  de  Tahiti.  Elle  fut  causée  par  l'ambition  de  Tutaa  qui 
voulait  étendre  sa  domination  sur  tous  les  districts  de  cette 
île.  11  ne  pouvait  plus  maintenant  souffrir  l'indépendance  de 
Veiatua ,  grand-chef  de  Taiarapu.  L^n  formidable  combat 
naval  fut  livré  devant  cette  presqu'île^  mais  il  resta  indécis 
(1770)^.  Cet  échec  refroidit  l'ardeur  de  Tutaa  et  celui-ci  remit 
à  plus  tard  une  nouvelle  entreprise. 

Deux  années  s'écoulèrent.  En  1772,  les  Tahitiens  reçurent 
la  visite  d'Européens  appartenant  à  une  nation  qu'ils  ne 
connaissaient  pas  encore.  Voici  comment.  Le  gouverne- 
ment espagnol  avait  résolu  de  fonder  un  établissement  à 
l'île  de  Pâques  que  certains  de  ses  nationaux  avaient  visi- 
tée au  mois  de  novembre  1770.  Pour  mettre  ce  projet  à  exé- 
cution, il  avait  fait  armer  la  frégate  de  guerre  Santa  Maria 
Magdalena,  autrement  dit  la  Aguila^  et  en  avait  confié  le 
commandement  au  capitaine  Don  Domingo  Bœnechea.  Ce- 
lui-ci allait  partir,  lorsque  le  vice-roi  du  Pérou,  Don  Manuel 
de  Amat,  reçut  du  gouyernement  espagnol  une  dépêche 
qui  l'informait  de  la  découverte  de  Tahiti-  par  les  /anglais 
et  lui  ordonnait  de  faire  explorer  cette  île.  Le  vice-roi  tint 
la  nouvelle  secrète  et  se  contenta  de  remettre  à  Bœnechea 
un  pli  cacheté  qu'il  ne  devait  ouvrir  qu'en  mer  à  une  dis- 
tance de  dix  lieues  de  la  côte  d'Amérique.  Le  26  septem- 
bre 1772,  à  deux  heures  du  soir,  la  frégate  sortit  du  Callao, 
ayant  à  son  bord  deux  religieux  missionnaires,  le  Père  Juan 
Bonamo,   Italien,  et  le   Frère   Joseph   Amich,  Catalan,  qui 

1.  WiLSON,  A  niissionary  voyage,  etc.  Preliminary  discourse,  p.  15. 

2.  Otaheti,  il  y  a  dans  la  relation  du  Frère  Amich. 


66  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

anciennement  avait  été  pilote  sur  des  navires  du  roi  d'Es- 
pagne. 

Le  pli  cacheté  renfermait  l'ordre  d'explorer  Tahiti  soit 
avant,  soit  après  le  voyage  à  l'île  de  Pâques,  comme  Bœne- 
chea  le  jugerait  le  plus  convenable.  Lorsque  celui-ci  connut 
la  seconde  mission  dont  il  était  chargé,  il  décida  d'aller 
d'abord  à  Tahiti,  et  VAguila  vogua  dans  cette  direction.  Les 
6  et  7  novembre,  elle  relâcha  à  la  petite  île  Meetia^,  et  le 
8  novembre  à  9  heures  du  matin,  la  frégate  arriva  en  vue  de 
Tahiti.  Jusqu'au  18  novembre,  les  Espagnols  cherchèrent 
un  mouillage  sûr.  Dans  un  essai,  ils  faillirent  perdre  leur 
frégate,  qui,  heureusement,  s'en  tira  avec  quelques  avaries 
peu  graves.  Enfin,  le  19  novembre,  à  11  heures  du  matin, 
VAguila  mouilla  dans  la  partie  de  l'île  nommée  Taiarapu-. 
Gomme  le  roi  d'Espagne  avait  ordonné  que  l'on  fît  une  des- 
cription exacte  de  Tahiti,  le  commandant  de  la  frégate  décida 
qu'une  chaloupe  en  ferait  le  tour  dans  le  but  d'exécuter 
l'ordre  du  roi.  Le  premier  lieutenant,  le  Frère  Amich,  un 
pilotin,  un  sergent,  trois  soldats  et  l'équipage  complet  de 
cette  chaloupe  y  prirent  place  et  partirent.  Ils  mirent  six 
jours  à  accomplir  ce  voyage.  Le  Frère  Amich  en  a  laissé  un 
récit  intéressant  dans  lequel  se  trouvent  plusieurs  rensei- 
gnements utiles  pour  l'histoire  de  ce  pays.  Je  vais  donc  les 
donner. 

«  Les  parages  les  plus  peuplés  sont  les  districts  de  Papala 
(Papara),  de  Tallarabu  (Taiarapu),  et  la  côte  ouest  où  réside 
le  roi  Otu,  Le  nombre  des  habitants  de  cette  île  n'est  pas 
au-dessous  de  huit  mille,  de  tout  âge  et  sexe.  H  y  a  dix  à 
douze  caciques -^  que  l'on  appelle  eries  (arii),  et  chacun  gou- 
verne les  gens  de  sa  portion;  mais  tous  reconnaissent  comme 


1.  Omaetu,  dit  la  relation. 

2.  Tallarabu,  d'après  le  Frère  Amich. 

3.  Titre  que  portaient  jadis  certains  princes  américains;  pendant  plus  de 
cinquante  ans  beaucoup  d'Européens  ont  désigné  les  Polynésiens  par  le  nom 
d'Indiens  ;  c'est  à  cause  de  cela  que  le  Frère  Amich  donne  aux  chefs  tahi- 
tiens  ce  titre  américain,  qui  est  un  mot  caraïbe. 


l'archipel  de  la  société  67 

supérieur  et  principal  l'eri  (arii)  Otu,  dont  ils  sont  tous  les 
vassaux. 

u  ...Ils  (les  indigènes)  sont  ordinairement  nus;  mais  ils 
couvrent  les  parties  naturelles  au  moyen  d'une  ceinture 
d'écorce  d'arbre  dont  ils  font  passer  un  tour  entre  les  cuisses 
et  l'attachent  de  nouveau  à  la  ceinture  :  de  cette  manière  ils 
sont  décents,  quoique  sans  habits.  Les  adultes  ont  les  reins 
et  une  portion  des  cuisses  tatoués  en  noir,  formant  divers 
dessins;  les  autres  se  tatouent  les  mains  et  les  jambes  avec 
beaucoup  de  symétrie,  surtout  les  femmes,  qui,  malgré 
qu'elles  soient  constamment  exposées  au  soleil,  sont  assez 
blanches.  Deux  fois  nous  avons  vu  venir  abord  deux  hommes 
blancs,  avec  les  cheveux,  la  barbe  et  les  sourcils  rouges  et 
les  yeux  bleus.  Le  cacique  de  Tallarabu  (Taiarapu),  où  la 
frégate  était  mouillée,  était  très  blanc  et  rosé,  bien  que  brûlé 
du  soleil.  Les  femmes  n'ont  pas  aussi  belle  apparence  que 
les  hommes  ;  mais  comme  eux,  elles  aiment  à  porter  des 
pendants  d'oreilles,  que  tous  ils  ont  percées,  et  lorsqu'ils 
n'ont  pas  autre  chose,  ils  y  mettent  une  fleur  ou  un  osselet 
de  poisson. 

«  Ces  insulaires  n'ont  aucun  penchant  pour  l'ivrognerie  (!)  : 
leur  vice  dominant  est  le  libertinage.  Ils  ne  prennent  qu'une 
femme,  mais  ils  n'en  sont  nullement  jaloux,  car  ils  l'offrent 
volontiers  aux  étrangers...  » 

Les  Espagnols  donnèrent  à  Tahiti  le  nom  d'île  Amat  en 
l'honneur  du  vice-roi.  Ils  y  restèrent  pendant  trente  et  un 
jours  et  la  quittèrent  le  20  décembre  d772,  à  10  heures  du 
matin.  Ils  emmenèrent  avec  eux  quatre  indigènes,  deux 
d'âge  mûr,  ayant  à  peu  près  trente  ans  ;  un  jeune  homme 
de  dix-huit  ans,  venu  volontairement,  et  un  garçon  de  treize 
ans,  embarqué  avec  l'assentiment  de  son  père.  Quand  ils 
purent  s'exprimer  en  espagnol,  ils  donnèrent  aux  mission- 
naires diverses  informations  dont  ils  se  sont  servis  dans  les 
renseignements  ci-dessus.  La  frégate  aperçut  la  côte  du  Chili 


68  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

le  21  février  1773,  à  midi,  et  elle  mouilla  à  six  heures  dans 
le  port  de  Valparaiso.  Les  Espagnols  y  laissèrent  à  terre  les 
malades,  dont  deux  moururent  des  fièvres  malignes.  Dans 
ce  port,  un  des  Tahitiens  décéda  aussi  d'une  indigestion 
compliquée  d'une  fièvre  maligne  ^. 

Durant  tout  ce  temps-là,  aucune  guerre  n'avait  éclaté  à 
Tahiti  ;  mais  Tutaa,  qui  n'avait  pas  abandonné  ses  ambitieux 
projets,  avait  fait  de  grands  préparatifs  militaires.  Ceux-ci 
terminés,  il  résolut  de  tenter  une  nouvelle  entreprise.  Néan- 
moins il  ne  voulut  plus  renouveler  les  hostilités  sur  mer  et 
ce  fut  par  la  voie  de  terre  qu'il  dirigea  son  armée  contre  les 
forces  de  Veiatua.  La  bataille  eut  lieu  à  Tirauu,  près  de 
l'isthme,  vers  le  mois  de  mars  1773.  Après  une  lutte  achar- 
née, dit-on,  Tutaa  fut  tué,  ainsi  que  beaucoup  d'autres  chefs, 
et  son  armée  subit  une  défaite  complète  ~.  L'o-tu  Pomare  I", 
son  père  Hapai  et  sa  famille  se  trouvaient  à  l'armée.  Mis 
en  déroute,  ils  gagnèrent  les  montagnes  où  ils  se  réfu- 
gièrent. 

Veiatua  ravagea  toute  la  côte  occidentale  de  l'île.  11  était 
sur  le  point  de  la  soumettre  entièrement  et  d'établir  ainsi 
l'unité  de  gouvernement  à  Tahiti,  quand  tout  à  coup  il  s'ar- 
rêta au  milieu  de  ses  conquêtes,  et,  renonçant  à  les  pour- 
suivre, offrit  la  paix  à  Hapai  et  à  son  fils  Pomare  I".  Veiatua 
n'était  pas  un  ambitieux,  il  lui  suffisait  d'avoir  assuré  son 
indépendance  ;  de  plus,  c'était  un  homme  âgé  qui  ne  désirait 
qu'une  chose  :  terminer  tranquillement  sa  vie.  Hapai  et 
Pomare  P""  se  hâtèrent  d'accepter  cette  paix  à  laquelle  ils  ne 
s'attendaient  guère,  tout  en  la  souhaitant  ardemment,  et  qui 
les  sauvait  d'une  ruine  inévitable. 

Veiatua  mourut  peu  de  mois  après,  laissant  le  gouverne- 
ment de  Taiarapu  à  son  jeune  fils,  qui  s'appelait  comme  lui 


1.  Voyages  des  Espagnols  à  Tahiti,  en  1772  et  1774  {El  Viagero  univer^l). 
Voir  aussi  la  relation  de  ces  deux  voyages  dans  les  Archives  de  la  marine 
espagnole. 

2.  CooK,  Deuxième  Voyage,  t.  I,  p.  318. 


L  ARCHIPEL    DE    LA    SOCIETE  69 

Yeiatua.  Cette  année-là,  Pomare  P""  commença  à  régner  par 
lui-même  ^ 


Au  moment  de  l'avènement  de  Pomare  P"^,  Tahiti  était 
encore  divisée  en  neuf  Etats,  sur  lesquels  régnaient  autant 
de  grands-chefs,  dont  la  noblesse  ne  le  cédait  en  rien  à  celle 
de  ce  monarque  ;  le  plus  important  de  ces  grands-chefs 
était,  sans  contredit,  celui  de  Taiarapu,  devenu  complète- 
ment indépendant  de  fait  par  les  victoires  de  son  père.  Mais 
Pomare  P'  était  intelligent  et  ambitieux,  il  rêvait  d'imposer 
sa  domination  aux  autres  chefs  et  de  réunir  ainsi  sous  son 
autorité  tous  les  districts  de  l'ile  Tahiti  ;  grâce  à  un  concours 
de  circonstances  imprévues  il  y  parvint  complètement. 

Cette  même  année  (1773),  Cook  visita  pour  la  seconde 
fois  Tahiti.  Le  16  août,  dans  la  matinée,  il  se  trouvait  en  vue 
de  la  presqu'île  de  Taiarapu  vers  laquelle  il  se  dirigea  aus- 
sitôt. 11  y  recueillit  des  provisions.  Avant  qu'il  la  quittât,  le 
souverain  de  cette  péninsule  vint  le  voir  :  «  Wahi-Adoua 
(Veiatua  II)  était  alors  un  jeune  homme  de  dix-sept  à  dix- 
huit  ans,  bien  fait,  d'une  physionomie  douce,  mais  sans  ex- 
pression, annonçant  la  crainte  et  la  défiance.  Son  teint  était 
assez  blanc,  ses  cheveux  très  lisses,  d'un  brun  léger  et  rou- 
geâtres  vers  l'extrémité  ~.  »  Après  une  relâche  sur  la  côte  où 
l'on  vit  Ereti,  chef  de  Hidia,  les  vaisseaux  anglais  vinrent 
mouiller  à  Matavai.  Le  lendemain,  Cook  eut  une  entrevue  avec 
Pomare  P',  qu'il  appelle  Otou  dans  la  relation  de  son  voyage. 
C'était,  paraît-il,  un  homme  âgé  d'une  trentaine  d'années'^. 


1.  Pomare  I"  était  déjà  en  âge  de  gouverner  par  lui-même  depuis  plusieurs 
années,  mais  jusqu'en  1773,  il  parait  avoir  laissé  à  son  père  Hapai  la  direc- 
tion des  affaires  politiques.  Pomare  I"  resta  o-tu  jusqu'à  la  naissance  de 
son  fils  Pomare  II;  il  ne  prit  jamais  le  titre  de  arii-rahi  (roi),  mais  nous 
verrons  qu'il  fit  plus  tard  reconnaître  comme  tel  son  fils  aine  Pomare  II. 
Pour  porter  le  titre  de  arii-rahi  (roi),  il  fallait  en  avoir  reçu  publiquement 
l'investiture,  et  probablement  Pomare  1"  n'osa  jamais  se  la  faire  donner  à 
cause  de  sa  trop  récente  usurpation. 

2.  G.  FoRSTER,  A  Voyage  round  the  World,  t.  I,  p.  305. 

3.  Suivant  Cook  ;  mais  Forster  ne  lui  donne  que  vingt-cinq  ans  environ. 


70  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

grand  ^,  beau,  bien  fait  et  de  bonne  mine.  Il  avait  des  mous- 
taches et  portait  de  la  barbe  sous  le  menton  ;  ses  cheveux 
étaient  noirs,  bouclés  et  très  touffus.  Personne,  pas  même 
son  père,  n'avait  le  droit  de  se  couvrir  la  tête  en  sa  présence, 
et,  de  plus,  on  devait  se  découvrir  le  haut  du  corps  jusqu'à 
la  ceinture.  Auprès  de  Pomare  P'",  se  tenaient  ses  frères,  ses 
sœurs  et  son  père  Hapai,  homme  maigre  et  de  haute  taille, 
presque  vieux  quoique  encore  robuste,  ayant  la  barbe  et  les 
cheveux  gris.  Amo  et  Berea  se  trouvaient  entièrement  effa- 
cés. A  la  fin  de  septembre,  Cook  partit  de  Tahiti  et  vogua 
vers  Huahine. 

11  y  fut  bien  reçu  par  son  ami  le  roi  Ori.  Un  incident 
pénible  marqua  cette  relâche .  Le  naturaliste  Sparmann , 
ayant  eu  l'imprudence  d'entreprendre  seul  une  excursion, 
fut  dépouillé  et  violemment  maltraité  par  deux  indigènes. 
Ori  s'en  montra  consterné,  harangua  son  peuple  et  lui  re- 
procha sa  honteuse  conduite.  11  monta  dans  le  bateau  de  Cook 
et  l'on  se  mit  à  la  recherche  des  voleurs.  Malheureusement 
ceux-ci  ne  purent  être  retrouvés  tout  de  suite.  Le  lende- 
main, au  moment  de  quitter  l'île,  les  objets  volés  furent  rap- 
portés aux  Anglais  et  il  ne  tint  qu'à  eux  d'assister  au  châti- 
ment des  coupables. 

Les  vaisseaux  touchèrent  ensuite  à  Pvaiatea.  Le  chef  de 
l'endroit,  un  nommé  Oreo,  accueillit  cordialement  le  navi- 
gateur anglais  et  lui  donna  plusieurs  fêtes  intéressantes. 
Tahaa,  l'île  sœur,  se  trouvait  toujours  en  servitude.  Le  roi 
Puni  la  faisait  gouverner  par  un  légat,  un  de  ses  proches 
parents  qui  s'appelait  Boba,  comme  lui  natif  de  Bora-Bora. 
Ce  dernier  vint  voir  Cook  au  mouillage.  Au  physique,  c'était, 
paraît-il,  un  bel  homme  de  haute  stature.  Il  devait  épouser 
la  fille  unique  de  Puni,  Mai  Wherua,  jeune  fille  d'une  rare 
beauté,  qui  pouvait  avoir  alors  douze  ans.  Cela  n'empêchait 
pas   Boba  d'être   membre  de  la  société  des  Arioi  et  d'être 

1.  Il  avait  un  mètre  quatre-vingt-treize  centimètres  de  hauteur. 


l'archipel  de  la  société  xZl 

l'amant  d'une  autre  jeune  fille  non  moins  belle,  du  nom  de 
Teina^.  Les  navires  anglais  prirent  le  large,  passèrent  devant 
Bora-Bora,  et  laissèrent  derrière  eux  l'archipel  de  la  Société. 

La  situation  politique  continuait  d'y  être  inquiétante,  car 
bon  nombre  de  peuplades  se  haïssaient  et  quelques  chefs  se 
jalousaient.  Toutes  les  îles  conquises  par  le  roi  Puni  n'aspi- 
raient qu'à  recouvrer  leur  liberté.  Ce  grand  royaume,  créé  par 
la  force,  n'était  qu'éphémère:  il  devait  s'écroulera  la  mort 
de  son  fondateur  qui,  pour  le  moment,  ne  le  conservait  qu'au 
moyen  d'une  occupation  armée.  Dans  les  îles  du  Vent,  un 
jeune  roi  cherchait  à  jouer  le  même  rôle  que  le  vieux  roi  de 
Bora-Bora,  et  s'il  n'avait  pas  son  génie,  il  n'avait  pas  plus  de 
scrupules  que  lui  :  pour  arriver  à  ses  fins  tous  les  moyens 
lui  étaient  bons.  Avec  de  tels  éléments  de  discordes,  il  était 
visible  que  la  paix  ne  pouvait  pas  durer  longtemps,  et  c'est 
ce  qui  arriva. 

Toutefois,  fait  curieux,  les  premières  hostilités  qui  éclatè- 
rent dans  l'île  de  Tahiti  ne  furent  pas  causées  par  l'ambition 
de  Pomare  P*".  La  mort  de  Tutaa  n'avait  pas  empêché  les 
Oropaa,  habitants  du  district  d'Attahuru,  de  conserver  dans 
leur  marae  les  insignes  du  pouvoir  que  ce  grand-chef  y  avait 
déposées.  Ce  marae  était  ainsi  devenu  le  principal  temple  de 
Tahiti.  Tous  les  chefs  se  trouvaient  obligés  de  s'y  rendre  dans 
les  grandes  cérémonies  publiques.  Or  les  Oropaa  ressentaient 
de  cet  état  de  choses  un  orgueil  démesuré.  Audacieux  et 
courageux,  ils  étaient  devenus  la  terreur  des  autres  naturels 
de  l'île.  Ils  poussaient  parfois  l'impudence  jusqu'à  insulter 
et  dépouiller  des  chefs  qui  venaient  accomplir  leurs  devoirs 
dans  ce  lieu  vénéré.  En  avril  177Zi,  leurs  affronts  devinrent 
si  nombreux  et  si  intolérables  que  Pomare  P""  s'allia,  dit-on, 
avecTemare,  pour  venger  ces  offenses.  Ils  envahirent  le  dis- 
trict d'Attahuru,  châtièrent  les  coupables,  et  la  sécurité  repa- 
rut en  ce  lieu. 

1.  CooK,  Deuxième  Voyage,  t.  II,  p.  408.  Édit.  de  1778.  Paris. 


72  HISTOIRE   DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

Ce  mois-là,  Pomare  P''  prépara  une  expédition  contre  l'île 
Eimeo^,  où  Mahine  s'était  emparé  du  pouvoir  au  détriment 
de  son  neveu  Motuaro.  Celui-ci,  réfugié  à  Pare,  réclamait 
l'assistance  de  l'o-tu,  dont  il  était  l'allié.  Pomare  I"  réunit 
une  flotte  de  pirogues.  Cook,  qui  venait  de  revenir  à  Tahiti 
le  23  avril,  après  avoir  visité  les  îles  Tonga,  la  Nouvelle- 
Zélande,  les  latitudes  australes,  l'île  de  Pâques  et  plusieurs 
îles  de  l'archipel  des  Marquises,  eut  l'occasion  de  voir  en  mai 
une  partie  de  cette  flotte  à  Matavai.  Suivant  ce  navigateur, 
elle  se  composait  de  210  pirogues  de  guerre,  sans  compter 
les  petites  pirogues  destinées  à  servir  de  transports,  et 
toutes  portaient  9.000  guerriers  environ.  De  ce  qu'il  voyait, 
Cook  se  dit  que  si  l'île  avait  43  districts,  comme  il  le  croyait, 
et  si  chaque  district  armait  en  moyenne  kO  pirogues  à 
40  hommes  par  pirogue,  l'île  entière  devait  pouvoir  équiper 
1.720  pirogues  et  68.000  guerriers.  Et  comme  ceux-ci  ne  re- 
présentaient certainement  pas  plus  du  tiers  des  habitants 
de  Tahiti,  Cook  évalua  la  population  totale  de  cette  île  à 
240.000  âmes.  Ce  fut  la  dernière  relâche  de  ce  navigateur  à 
Tahiti  durant  son  deuxième  voyage  autour  du  monde.  Il 
quitta  cette  île,  et,  le  16  mai,  la  Résolution  mouilla  devant 
Huahine.  Ori  le  reçut  très  bien  et  le  fît  assister  à  un  spec- 
tacle dramatique.  Le  23  mai,  Cook  prit  congé  du  chef  et  se 
rendit  à  Raiatea  où  il  alla  visiter  son  ami  Oreo.  Il  y  avait  à  ce 
moment  dans  l'île  une  réunion  nombreuse  de  la  société  des 
Arioi.  Le  navigateur  anglais  put  observera  loisir  cette  étrange 
réunion  d'hommes  vivant  dans  la  débauche  et  la  volupté,  et 
parcourant  les  diverses  îles  de  l'archipel  dans  ce  seul  but. 
Il  y  eut  encore  des  représentations  dramatiques  et  les  Anglais 
virent  jouer  une  pièce  intitulée  V Enfant  vient.  Au  dénoue- 
ment, on  voyait  courir  sur  la  scène  un  nouveau-né  de  six  pieds 
de  haut,  poursuivi  par  des  danseuses,  tandis  que  l'assistance 
manifestait  son  contentement  par  de  bruyants  éclats  de  rire. 

1.  Ancien  nom  de  l'ile  Moorea. 


l'archipel  de  la  société  73 

Après  être  resté  six  semaines  dans  cette  île,  Cook  fit  lever 
l'ancre,  et  la  Résolution  partit  de  l'archipel  de  la  Société. 

On  ne  sait  pas  avec  certitude  quelle  fut  l'issue  de  l'expédi- 
tion préparée  par  Pomare  P*",  aux  mois  d'avril  et  mai,  contre 
l'île  d'Eimeo.  La  version  la  plus  accréditée  est  que  les  gens 
de  cette  île  se  défendirent  si  bien  que  l'entreprise  fut  aban- 
donnée et  que  la  flotte  revint  à  Tahiti. 

11  est  vraisemblable  qu'à  cette  époque  Pomare  P'  se  trou- 
vait déjà  marié,  peut-être  même  depuis  plusieurs  années  ; 
comme  il  se  peut  aussi  (car  on  ne  sait  au  juste),  qu'il  ne  se  soit 
marié  qu'une  ou  deux  années  après.  Pomare  P'  épousa  Hidia, 
sœur  de  Motuaro,  et  celle-ci  lui  donna  un  enfant  qui  fut  immé- 
diatement étouffé,  ainsi  que  l'exigeait  la  loi  de  la  société  des 
Arioi  dont  Pomare  P'"  était  membre.  Cet  infanticide  prolon- 
geait d'ailleurs  le  règne  du  monarque,  qui  eût  été  obligé 
d'abdiquer  en  faveur  de  l'enfant  s'il  lui  avait  laissé  la  vie. 

A  la  fin  de  Tannée,  les  Tahitiens  reçurent,  pour  la  seconde 
fois,  la  visite  des  Espagnols.  La  frégate  Aguila,  commandée 
par  Don  Domingo  Bœnechea,  et  le  paquebot  Jupiter,  partis  du 
Callao  le  20  septembre  177Zi,  mouillèrent  définitivement  dans 
le  port  de  Tautira  ^  (presqu'île  de  Taiarapu)  le  27  novembre, 
à  deux  heures  du  soir.  Plus  de  cent  pirogues  se  rassemblè- 
rent autour  de  la  frégate,  et,  dans  peu  de  temps,  il  y  eut  une 
quantité  énorme  de  gens.  Immédiatement  après  le  mouillage 
arrivèrent  à  bord  l'arii  de  cette  péninsule,  Veiatua  II  et  To-tu 
de  Tahiti.  Le  commandant  les  fit  entrer  dans  sa  cabine,  ainsi 
que  les  principaux  habitants  de  leur  suite.  Alors  il  leur  dit, 
avec  le  concours  de  l'interprète,  le  but  de  son  arrivée,  qui 
était  de  construire  une  maison  dans  leur  île  pour  la  faire 
occuper  par  deux  missionnaires,  religieux  de  l'ordre  de  Saint- 
François,  les  Pères  F.  Geromino  Clota  et  Narciso  Gonzales, 
accompagnés  du  soldat  interprète,  lesquels  allaient  s'établir 
là  pour  les  instruire  de  la  vraie  religion.  On  leur  demanda 

1.  Ce  nom  est  écrit  Ojatutira,  dans  la  relation  des  Espagnols. 


74  HISTOIRE    DE    LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

s'il  leur  convenait  de  laisser  bâtir  la  case,  s'ils  donneraient 
le  terrain  nécessaire  pour  sa  construction  et  s'ils  promet- 
taient de  bien  traiter  les  deux  religieux  et  l'interprète. 
Veiatua  II  et  Pomare  P'"  répondirent  oui  avec  une  joie  inex- 
primable, promettant  de  donner  les  hommes  et  toutes  les 
choses  nécessaires  pour  construire  la  case  et  préparer  le 
terrain  qu'on  trouverait  le  plus  convenable. 

En  effet,  le  lendemain,  un  terrain  fut  cédé  par  Opo,  femme 
du  chef  Titorea  et  mère  du  grand-chef  Veiatua  11.  Ce  terrain 
était  situé  sur  la  plage,  à  peu  de  distance  du  port,  placé  à 
l'ouest,  et  près  d'une  rivière  qui  sortait  d'une  vallée  que  l'on 
voyait  en  face.  A  côté  de  ce  terrain,  se  trouvait  la  case  du 
grand-chef  Veiatua,  car  celui-ci  résidait  en  cet  endroit.  Les 
Espagnols  coupèrent  des  arbres,  après  lui  en  avoir  demandé 
la  permission,  et  commencèrent  la  construction  de  la  mai- 
son. 

Pendant  l'accomplissement  de  ce  travail,  les  missionnaires 
allèrent  voir  le  marae  de  Veiatua,  qu'ils  nomment  imaray 
dans  leur  récit.  D'après  eux,  c'était  le  lieu  où  se  trouvaient 
enterrés  les  membres  de  la  famille  de  ce  chef.  Près  de 
Vimaray  était  la  case  d'un  indigène  qu'on  appelait  épure. 
«  L'espace  entre  cette  case  et  Vimaray,  disent  les  Pères,  est 
recouvert  d'un  dallage,  au  milieu  duquel  est  fixé  un  poteau 
surmonté  d'une  table  rectangulaire,  où  l'épure  dépose  des  ba- 
nanes, des  vivres,  des  branches  d'arbres  et  diverses  plantes, 
et  adresse  on  ne  sait  quelles  prières  à  Teatua,  leur  dieu^, 
pour  l'apaiser.  Nous  vîmes  aussi  de  l'autre  côté  de  Yima- 
Tay  trois  poteaux  assez  hauts  et  bien  travaillés.  Sur  le  plus 
grand  des  trois  étaient  cinq  femmes  nues  grossièrement 
sculptées;  sur  les  autres  se  trouvaient  des  têtes  et  des  por- 
tions de  corps  paraissant  représenter  des  hommes.  A  côté 
de  notre  case,  vers  le  nord,  s'élevait  un  autre  imaray,  et  au 
sud,  à  la  distance  d'un  quadra.,  un  autre  encore.  Dans  les 

1.  Atua  veut  dire  simplement  dieu  ;  ce  n'est  pas  un  nom  propre. 


l'archipel  de  la  société  75 

deux  il  y  avait  une  case  d'epwre;  on  y  voyait  aussi  des  estrades 
pour  recevoir  des  régimes  de  bananes. 

«  Le  même  jour,  l'eri  (arii)  d'un  district  vint  se  plaindre  à 
bord  de  ce  que  les  marins  chargés  de  faire  de  l'herbe  pour 
le  bétail,  la  coupaient  tout  contre  un  itnaray^  et  mangeaient 
les  fruits  consacrés  à  Teatua  (dieu),  ce  qui  avait  attiré  la  colère 
de  cette  divinité  sur  les  habitants  du  district  et  fait  naître 
une  quantité  de  maladies  dans  le  pays,  causant  la  mort  de 
trois  ou  quatre  notables,  et,  entre  autres,  de  l'eri  Pajairiro 
(Pahiiriro  titre  des  rois  de  Pueu).  Telle  est  l'origine  de  la 
superstition  chez  les  barbares  :  un  événement  très  naturel  est 
attribué  à  des  causes  surnaturelles.  Les  imposteurs  s'empa- 
rent de  ce  penchant,  et  leur  inculquent  l'idolâtrie  et  les  idées 
les  plus  absurdes.  11  régnait,  en  effet,  une  épidémie  de  fièvre 
catarrhale  dans  ce  district,  dont  beaucoup  de  personnes  mou- 
rurent ;  mais  elle  avait  sa  source  dans  l'imprudence  de  ces 
indigènes,  qui  venaient  à  bord  de  la  frégate  à  toute  heure  du 
jour,  ne  tenant  compte  ni  du  soleil  ni  de  la  pluie,  contrai- 
rement à  leurs  habitudes  ;  car  d'ordinaire  ils  ne  sortaient 
jamais  de  leurs  cases  un  jour  de  pluie  ou  de  bruine,  pas 
même  pour  se  procurer  des  vivres.  En  outre,  ils  ont  la  cou- 
tume de  se  baigner  régulièrement  au  coucher  du  soleil,  alors 
même  qu'ils  sont  gravement  malades,  ce  qui  cause  la  mort 
de  beaucoup.  Bien  que  cette  épidémie  fût  très  explicable, 
nous  n'avons  pu  les  persuader,  qu'elle  provenait  de  leurs 
désordres  et  non  de  la  colère  de  Teatua  (dieu),  comme  ils  le 
croyaient.  Le  commandant,  pour  les  tranquilliser,  défendit 
de  couper  de  l'herbe  dans  le  voisinage  d'un  imaray,  et  de 
manger  les  fruits  qui  s'y  trouvaient  déposés.  » 

Certes,  ce  n'était  pas  parce  que  les  Espagnols  avaient 
coupé  de  l'herbe  auprès  d'un  marae  et  y  avaient  pris  des 
fruits  que  les  indigènes  avaient  été  frappés  d'une  épidémie; 
néanmoins  ceux-ci  n'avaient  probablement  pas  tort  d'attri- 
buer cette  épidémie  aux  étrangers.  Depuis  que  les  Européens 
étaient  apparus  dans   ces  îles,  les  Polynésiens   avaient  été 


76  HISTOIRE   DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

atteints  de  maladies  qu'ils  ne  connaissaient  pas  auparavant. 
C'était  toujours  après  le  départ  des  Européens  que  ces 
maladies  éclataient  et  faisaient  des  ravages  parmi  la  popu- 
lation. Il  est  à  présumer  qu'à  cette  époque  de  longues  tra- 
versées, les  équipages,  soumis  à  de  dures  fatigues,  étaient 
peu  souvent  en  bon  état  de  santé  et  qu'ils  portaient  en  eux 
des  germes  morbides  qu'ils  transmettaient  aux  insulaires 
pendant  leurs  relâches.  Cette  fois-ci  une  épidémie  éclatait 
durant  le  séjour  même  des  Espagnols  :  il  est  donc  vraisem- 
blable que  ces  derniers  en  devaient  être  la  cause,  La  longue 
agonie  delà  race  polynésienne  était  déjà  commencée. 

Cependant  les  charpentiers  espagnols  continuaient  le  mon- 
tage de  la  maison.  Le  31  décembre  177/i,  on  y  déposa  des 
vivres  et  les  deux  missionnaires  y  passèrent  la  journée  pour 
les  garder.  Ils  y  restèrent  aussi  la  nuit.  Le  travail  avançait 
rapidement.  On  avait  d'abord  essayé  de  bâtir  les  piliers  en 
tapias  (murs  en  glaise),  mais  ils  se  fendaient,  et  il  avait  fallu 
adopter  le  genre  de  construction  des  insulaires. 

Le  premier  jour  de  l'an  1775,  les  Espagnols  plantèrent 
une  croix  en  terre,  hissèrent  le  pavillon  de  leur  nation  et 
proclamèrent  trois  fois  le  roi  d'Espagne  Charles  111. 

Le  5  janvier,  des  insulaires,  en  grand  nombre,  visitèrent 
la  maison  des  Pères. 

«.  A  h  heures  du  soir,  le  même  jour,  dit  la  narration  espa- 
gnole, tous  les  officiers  et  les  missionnaires  réunis  dans 
la  maison  sur  la  convocation  du  commandant,  invitèrent  les 
principaux  eries  et  les  Indiens  notables  à  venir  pour  procéder 
à  l'installation  de  l'établissement.  On  leur  demanda  s'il  leur 
était  agréable  que  les  missionnaires  et  l'interprète  restassent 
dans  l'île  ;  ils  répondirent  unanimement  par  l'affirmative,  les 
deux  principaux  caciques  Otu  et  Vegiatua  promettant  spon- 
tanément de  les  protéger  et  de  les  défendre  contre  toute 
insulte  de  la  part  des  habitants  de  l'île,  de  contribuer  à  leur 
subsistance,  et,  dans  le  cas  de  manque  de  vivres,  de  leur 
fournir  tous  les  comestibles  nécessaires...  On  leur  fit  expli- 


l'archipel  de  la  société  77 

quer  par  l'intermédiaire  d'un  interprète  la  grandeur  de  notre 
souverain,  son  dessein  de  les  favoriser  et  de  les  instruire  pour 
qu'ils  deviennent  supérieurs  à  tous  les  autres  insulaires  de 
ces  mers;  on  leur  offrit,  en  son  nom  royal,  comme  on  y  était 
autorisé  par  les  instructions^,  de  leur  fournir  du  fer,  de  les 
défendre  contre  leurs  ennemis  ;  et  on  les  assura  que  des 
navires  de  SaMajestéles  visiteraient  fréquemment,  s'ils  rem- 
plissaient avec  fidélité  les  engagements  qu'ils  prenaient.  Ils 
furent  unanimes  dans  leur  consentement,  et  déclarèrent  à 
haute  voix  qu'ils  reconnaissaient  Sa  Majesté  pour  roi  d'Ota- 
heti  et  de  toutes  leurs  terres,  chacune  des  clauses  de  cette 
convention  leur  plaisant  extrêmement.  Tout  ce  qui  se  passa 
dans  cette  séance  a  été  constaté  dans  un  procès-verbal  formel, 
légalisé  par  le  commissaire  (contador)  de  la  frégate.  Don 
Pedro  Freyre  y  Andrade.   » 

Cette  scène,  telle  que  nous  la  raconte  un  des  mission- 
naires, est  bien  singulière  et  peut  paraître,  à  bon  droit,  sus- 
pecte. Les  chefs  polynésiens  ont  toujours  été  très  jaloux  de 
leur  pouvoir,  et,  sujets,  comme  maîtres,  tiennent  à  leurs 
terres.  11  est  donc  inadmissible  qu'ils  y  aient  ainsi  renoncé 
spontanément,  sans  y  être  contraints  par  une  circonstance, 
et  celle-ci  n'ayant  pas  existé,  il  reste  évident  que  les  indi- 
gènes ne  comprirent  pas  du  tout  ce  qu'on  leur  demandait, 
ou  s'ils  y  comprirent  quelque  chose,  y  répondirent  avec  leur 
légèreté  habituelle,  dont  le  résultat  est  qu'ils  ne  tiennent 
jamais  aucun  de  leurs  engagements.  Quoi  qu'il  en  soit, 
il  résulte  de  ce  dernier  extrait,  que  les  Espagnols  pre- 
naient possession  de  Tahiti  et  qu'ils  comptaient  en  assi- 
miler les  habitants  au  moyen  du  Christianisme  prêché  par 
deux  missionnaires  catholiques.  Nous  allons  voir  quel  fut 
le  résultat  de  cette  tentative  de  colonisation  et  de  conver- 
sion. 

Les  missionnaires  commencèrent  à  subir  mille  tracasse- 
ries, et  chose  plus  grave,  Thomas,  le  Tahitien  chrétien, 
apostasia   et  les  quitta.  Leur  douleur  fut  grande  en  voyant 


78  HISTOIRE   DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

cette  âme  perdue  pour  le  Christ  et  sa  religion,  car  cet  indi- 
gène leur  aurait  été  d'un  grand  secours  pour  les  aider  à  la 
propager.  De  plus,  il  devint  leur  ennemi.  Les  déboires  des 
Pères  continuèrent.  Les  sauvages  faisaient  tant  de  bruit  au- 
tour de  leur  demeure  qu'ils  ne  pouvaient  plus  rien  entendre. 
Puis  on  les  vola.  La  première  fois,  on  leur  restitua  une  par- 
tie des  objets  qu'on  leur  avait  pris;  mais  il  n'en  fut  pas  de 
même  dans  la  suite.  Les  vols  recommencèrent,  et  les  chefs 
et  les  chefFesses  s'en  rendirent  complices.  Les  Pères  se 
trouvaient  dans  une  situation  très  pénible  au  milieu  de  cette 
multitude  de  sauvages  qui  ne  cessaient  d'assiéger  leur  case 
durant  la  majeure  partie  du  jour.  Une  grande  foule  com- 
posée de  personnes  de  tout  âge  et  de  tout  sexe  venait  les 
provoquer.  La  relation  du  missionnaire  donne  une  triste 
idée  de  ces  scènes.  «  Du  dehors  de  la  clôture,  les  uns  nous 
appelaient  ^«ar/ro,  ce  qui  veut  dire  voleurs  [ladrones]  ;  neneva, 
ce  qui  veut  dire  fous,  imbéciles  ;  porejo,  ce  qui  signifie  une 
coquille,  mais  entre  eux,  se  prend  pour  les  parties  sexuelles; 
ces  injures  étaient  accompagnées  des  gestes  les  plus  obs- 
cènes,  D'autres  nous  appelaient  jar/w/r/,  ce  qui  veut  dire 
vieux  {viej'o) .  Ce  sont  les  termes  que  nous  pouvions  com- 
prendre. Ils  en  proféraient  d'autres  aussi  obscènes  et  aussi 
insultants  sans  doute,  mais  nous  en  ignorions  la  signifi- 
cation. Les  femmes  riaient  aux  éclats  ;  les  enfants  les  imi- 
taient. Bien  entendu,  nous  ne  leur  répondions  pas.  Cela  dura 
plus  d'une  demi-heure  ;  après  quoi  ils  rentrèrent  dans  leurs 
cases.  » 

Quelque  temps  après,  Don  Domingo  Bœnechea,  comman- 
dant de  la  frégate,  tomba  gravement  malade.  Le  26  jan- 
vier 1775,  à  k  heures  et  demie  du  soir,  il  mourut.  Le  jour 
suivant,  l'enterrement  eut  lieu.  On  inhuma  le  corps  vis-à- 
vis  de  la  maison,  au  pied  de  la  croix  qui  avait  été  plan- 
tée en  signe  de  prise  de  possession.  Après  la  cérémonie, 
les  Espagnols  retournèrent  à  bord  et  le  paquebot  s'apprêta 
à  mettre  à  la  voile  aussitôt  que  la  frégate  aurait  appareillé. 


l'archipel  de  la  société  79 

Sur  leur  demande,  deux  indigènes  furent  admis  à  accompa- 
gner à  Lima  les  Espagnols  ;  l'un  s'appelait  Paloro  :  il  con- 
naissait parfaitement  toutes  les  îles  situées  à  l'est  et  c'est  ce 
qui  le  fit  accepter  par  les  Espagnols;  l'autre,  nommé  Barha- 
rua,  était  un  des  principaux  indigènes  de  Raiatea  ^  et  cousin 
de  l'o-tu,  sur  les  instances  duquel  il  fut  agréé.  Les  Espa- 
gnols donnèrent  aux  naturels  une  provision  de  toutes  les 
graines  et  les  plantes  les  plus  utiles  que  produit  le  Pérou 
et  plusieurs  outils  en  fer  propres  à  l'agriculture.  Le  28  jan- 
vier 1775,  à  11  heures  et  demie,  les  vaisseaux  espagnols 
levèrent  l'ancre  et  partirent  de  Tahiti.  Les  deux  mission- 
naires, deux  indigènes  néophytes  Thomas  Pauto  et  Manuel 
Amat,  un  soldat  interprète  et  un  matelot  restèrent  dans  cette 
Île2. 

Les  Pères  Glota  et  Gonzalez  se  mirent  à  l'œuvre  ;  mais  ils 
ne  rencontrèrent  partout  que  de  l'opposition  et  ne  parvinrent 
pas  à  convertir  un  seul  indigène.  Ils  furent  successivement 
dévalisés  de  tout  ce  qu'ils  possédaient  et  durent  essuyer 
continuellement  des  avanies.  A  différentes  reprises  ils  furent 
les  témoins  forcés  de  sacrifices  humains;  ils  essayèrent  d'in- 
tervenir, mais  ils  ne  furent  pas  écoutés.  Bref,  ils  endurèrent 
tellement  d'insultes  et  virent  tant  d'horreurs  qu'ils  finirent 
par  se  décourager. 

Le  6  août,  Veiatua  II  mourut  très  jeune,  et,  le  16  octobre, 
on  proclama  arii  de  Taiarapu  son  frère  Natapua,  enfant  de 
neuf  à  dix  ans.  Celui-ci  prit  à  son  avènement  le  nom  de 
Veiatua,  comme  les  souverains  qui  l'avaient  précédé. 

Le  2  novembre,  la  frégate  Agiiila  revint  et  mouilla  dans 
le  port  de  Tautira.  Le  capitaine  Don  Cayetano  de  Langava 
annonça  aux  missionnaires  qu'il  apportait  des  vivres  pour 
les  personnes  qui   étaient  restées   à   Tahiti.  Mais  les  Pères 


1.  Orayatea,  dans  la  relation. 

2.  Voyages  des  Espagnols  à  Tahiti,  en  1772  et  1774  [El  Viagero  universal). 
—  Voir  aussi  la  relation  de  ces  deux  voyages  dans  les  Archives  de  la  marine 
espagnole. 


80  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

répondirent  à  cette  communication  par  la  lettre  suivante  : 

Au  capitaine  don  Cayefano  Langaua,  commandant  /'Aguila. 

...Nous  vous  répondons  que  nous  avons  pris  la  résolution  de  re- 
tourner à  Lima. . . 

...Ayant  été  délaissés  par  les  deux  naturels  baptisés,  nommés 
Thomas  Paoutu  et  Manuel  Amat,  nous  demeurons  dans  un  abandon 
manifeste,  et  en  péril  à  l'avenir  de  perdre  la  vie,  comme  nous  l'a 
appris  l'exemple  des  autres  missionnaires  qui  sont  morts  en  voulant 
convertir  Manoa... 

De  dire  qu'ils  paraissent  doux,  familiers,  de  bonnes  dispositions 
et  bons  amis,  cela  ne  prouve  rien.  Ils  sont  tels  tant  qu'on  leur  donne 
quelque  chose;  mais  aussitôt  qu'ils  ne  reçoivent  rien,  tous  ces  sem- 
blants disparaissent,  et  ils  vous  abandonnent  en  disant  que  vous  êtes 
de  mauvais  amis,  comme  nous  l'avons  souvent  éprouvé. 

Un  second  motif  qui  nous  détermine  à  ne  pas  rester  dans  cette  île, 
c'est  qu'il  n'y  a  point  d'espérance  qu'on  arrive  à  un  résultat;  car  pour 
cela  il  faudrait  d'abord  que  ces  barbares  soient  organisés  en  gouver- 
nement régulier,  et  cela  nous  paraît  impossible  à  être  mené  à  bien. 
Ce  sont  des  gens  altiers,  orgueilleux,  belliqueux,  et  sans  aucune 
subordination  ni  administration  de  la  justice,  qu'ils  ne  connaissent 
point.  Ainsi  chacun  prend  entre  ses  mains  la  vengeance  de  l'injure 
qu'il  reçoit,  l'eri  n'étant  capable  de  punir  personne,  car  ils  se  soulè- 
veraient immédiatement  contre  lui,  comme  nous  en  avons  plus 
amplement  informé  Son  Excellence... 

Je  pense  que  toute  personne  non  prévenue,  et  possédant  un  cœur 
chrétien  et  compatissant,  ne  refusera  pas  d'admettre  que  nous  étions 
exposés  à  perdre  la  vie.  Voilà  pourquoi  nous  vous  supplions  de  rete- 
nir à  bord  les  vivres  et  ustensiles  embarqués  sur  la  frégate,  et  d'avoir 
la  charité  de  nous  rapatrier  à  Lima,  où  nous  pourrons  avec  plus  de 
loisir  informer  plus  amplement  Son  Excellence  de  tout  ce  qui  nous 
est  arrivé  pendant  notre  séjour  à  Otaheti. 

A  l'hospice  du  port  d'Ojatutira,  le  4  novembre  1773, 
Vos  affectionnés  serviteurs  : 

Les  chapelains  Fr.  Geromino  Clota 
Fr.  Narciso  Gonzalez. 

J'ai  dîi  me  borner  à  ne  citer  de  cette  lettre  que  les  pas- 
sages les  plus  importants;  dans  ceux  que  je  me  suis  dispensé 
de  donner,  comme  inutiles,  les   Pères   expriment  encore  à 


l'archipel  de  la  société  81 

différentes  reprises  la  crainte  de  voir  leur  vie  en  danger. 
Evidemment  ils  n'avaient  pas  le  courage  d'aller  jusqu'au 
martyre  et  par  conséquent  n'étaient  pas  capables  de  faire  de 
véritables  missionnaires.  Seuls,  ceux  qui  sont  disposés  à  ris- 
quer même  leur  existence  peuvent  réussir  dans  des  entre- 
prises de  ce  genre  ;  nous  en  aurons  plus  tard  la  preuve  dans 
les  missionnaires  protestants  anglais  à  Tahiti  et  surtout  dans 
les  missionnaires  catholiques  français  aux  Iles  Gambier  :  à 
force  d'abnégation,  de  dévouement  et  de  courage,  ils  par- 
viendront à  convertir  des  peuples  sauvages.  Mais  les  Pères 
Clota  et  Gonzalez,  tout  en  montrant  de  la  résignation  et  de 
l'énergie,  n'en  eurent  pas  assez  pour  mener  à  bien  leur 
tâche.  Ils  ne  se  doutaient  pas  qu'ils  allaient  ainsi  fournir  de 
nouvelles  recrues  aux  protestants. 

Après  avoir  lu  la  lettre  des  missionnaires,  le  capitaine  ré- 
solut que  tous  retourneraient  à  Lima.  En  conséquence  ils 
se  rembarquèrent  à  bord  de  la  frégate,  et,  le  12  novembre, 
celle-ci  fît  voile  pour  le  Callao. 

L'île  de  Tahiti  continua  de  jouir  d'une  paix  relative  jus- 
qu'au mois  d'août  1777.  A  cette  époque,  une  nouvelle  expé- 
dition fut  préparée  contre  l'île  d'Eimeo.  Cook,  qui  accom- 
plissait alors  son  troisième  voyage  autour  du  monde,  arriva 
à  Tahiti.  Il  fut  sollicité  de  prendre  part  à  cette  expédition,  ce 
à  quoi  il  se  refusa,  déclarant  qu'il  n'avait  aucun  motif  de 
faire  la  guerre  à  des  gens  qui  ne  l'avaient  point  offensé.  La 
cause  de  cette  seconde  expédition  est  douteuse  :  les  Tahi- 
tiens  voulaient,  parait-il,  venger  un  frère  de  Veiatua,  mis  à 
mort  sur  l'ordre  de  Mahine,  le  fameux  grand-chef  d'Eimeo. 

Pour  rendre  l'atua  (dieu)  favorable  à  cette  expédition,  un  sa- 
crifice humain  fut  ordonné,  suivant  la  coutume  polynésienne  ^ 


1.  Voici  comment  les  choses  se  passaient  ordinairement  :  «  Lorsque  le 
grand-prêtre  venait  avertir  le  roi  qu'un  homme  était  nécessaire,  le  roi 
envoyait  une  pierre  noire  au  chef  du  district  qu'il  lui  plaisait  de  choisir  ; 
celui-ci  désignait  l'homme  à  ses  gens,  et  on  le  tuait,  autant  que  possible, 
au  moment  où  il  s'en  doutait  le  moins...  »  De  Bovis,  Elal  de  la  Société  tahi- 
tienne  à  l'arrivée  des  Européens. 


mw 


82  HISTOIRE    DE   LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

Après  avoir  été  assommée,  la  victime,  —  un  homme  d'un  âge 
mûr  et  de  la  plus  basse  classe  du  peuple,  —  fut  apportée 
devant  le  marae  d'Attahuru  par  les  prêtres  de  Tatua  et 
en  présence  de  Pomare  I"""  et  de  Cook.  Celui-ci  assista  à 
tous  les  détails  de  cette  horrible  scène  religieuse.  La  céré- 
monie fut  entremêlée  de  prières  et  de  pratiques  bizarres. 
Les  cheveux  et  l'œil  gauche  du  cadavre  furent  offerts  à  l'o-tu  ; 
mais  celui-ci  n'y  toucha  point.  C'était  sans  doute  le  simulacre 
des  anciennes  coutumes  de  l'anthropophagie.  Sur  la  fin  de 
cette  scène  religieuse,  on  entendit  un  oiseau  voltiger  dans 
les  arbres  :  «  C'est  l'atua  !  »  dit  Pomare  P'",  en  s'adressant  à 
Cook;  et  il  parut  satisfait  de  ce  présage.  Le  lendemain,  il 
y  eut  encore  des  prières  et  des  offrandes  de  cochons  et  de 
fruits.  Les  cochons  furent  ouverts,  et  les  mouvements  con- 
vulsifs  de  leurs  entrailles  furent  interprétés  comme  pré- 
sageant une  heureuse  expédition. 

Le  17  septembre  1777,  la  flotte  tahitienne  partit,  mais  sans 
Pomare  P""  qui  en  laissa  le  commandement  à  Touha,  chef  de 
Tettaha,  et  Potatu,  grand-chef  d'Attahuru.  Ceux-ci  ne  tardè- 
rent pas  à  rencontrer  la  flotte  d'Eimeo  que  dirigeait  le  chef 
Mahine.  Les  deux  flottes  restèrent  en  présence  sans  oser 
s'aborder,  Touha,  craignant  de  n'avoir  pas  assez  de  pirogues, 
envoya  demander  des  renforts  à  Pomare  P"".  Celui-ci  ne  se 
dérangea  pas  et  s'occupa  de  récréer  ses  amis  les  Anglais  en 
leur  donnant  la  représentation  d'un  combat  naval,  remettant 
à  la  date  du  24  septembre  son  départ  pour  porter  des  se- 
cours. 11  en  résulta  que  le  22  on  apprit  que  Touha  avait  été 
obligé  de  traiter  avec  l'ennemi  à  des  conditions  désavanta- 
geuses pour  Tahiti  ^  et,  que,  furieux  d'avoir  été  ainsi  aban- 
donné par  Pomare  P*",  il  avait  juré  de  s'allier  aux  guerriers 
de  Taiarapu  afin  de  se  venger  de  lui,  lorsque  Cook  aurait 
quitté  l'île.  Hapai  essaya  de  défendre  son  fils  en  attribuant 
l'échec  de  l'expédition  à  Touha  lui-même,  qui  par  sa  vieil- 

1.  Cook,  Troisième  Voyage,  t.  V,  p.  258. 


L  ARCHIPEL    DE    LA    SOCIÉTÉ  83 

lesse  se  trouvait  peu  apte  à  diriger  des  opérations  militaires. 
Mais  la  population  ne  prit  pas  le  change  et  ne  cacha  pas  sa 
désapprobation.  Heureusement  pour  Pomare  P"",  Cook  inter- 
vint; il  signifia  hautement  qu'il  le  protégerait  et  qu'il  châtie- 
rait à  son  retour  à  Tahiti  ceux  qui  auraient  conspiré  contre 
lui.  Les  mécontents  furent  saisis  de  crainte  et  renoncèrent 
à  leur  insurrection.  La  paix  conclue  par  Touha  fut  ratifiée 
par  Pomare  P"*,  le  23  septembre  1777. 

Les  vaisseaux  anglais  quittèrent  Tahiti  le  30  septembre, 
et,  le  même  jour,  vinrent  mouiller  à  Eimeo.  Les  indigènes 
de  cette  île  s'étant  rendus  coupables  du  vol  d'une  chèvre, 
Cook  fit  incendier  cinq  ou  six  maisons  ainsi  qu'un  certain 
nombre  de  pirogues  ;  de  plus^  il  menaça  le  chef  Mahine  de 
grands  désastres  s'il  ne  lui  restituait  pas  l'animal  enlevé. 
Après  avoir  obtenu  satisfaction,  le  célèbre  navigateur  partit 
pour  Huahine.  Le  roi  de  cette  île  était  alors  Teariitaria, 
enfant  de  huit  à  dix  ans  qu'assistaient  les  deux  fils  d'Ori, 
Puni  et  Touha  '.  Rien  ne  troubla  jusqu'au  22  octobre  le  com- 
merce d'échange  et  d'amitié  entre  les  étrangers  et  les  natu- 
rels. Mais  le  22  au  soir,  l'un  d'eux  vola  un  sextant.  Cook  le 
fit  saisir  et  conduire  en  prison  sur  son  vaisseau.  Interrogé, 
le  voleur  finit  par  dire  où  il  avait  caché  le  sextant,  et,  le  lende- 
main, l'instrument  fut  retrouvé  intact  et  rapporté.  Mais  l'iras- 
cible capitaine  résolut  de  punir  cet  insulaire  d'une  manière 
plus  rigoureuse  que  les  autres  voleurs  auxquels  il  avait 
infligé  des  châtiments,  parce  qu'il  lui  parut  être  un  coquin 
d'habitude  :  «  Je  lui  fis  raser  les  cheveux  et  la  barbe,  et  cou- 
per les  deux  oreilles,  dit  Cook.  »  Les  bons  rapports  reprirent 
ensuite  avec  les  naturels.  Le  2  novembre,  à  quatre  heures 
du  soir,  les  vaisseaux  anglais  profitèrent  d'une  brise  et  sor- 
tirent du  havre.  Ils  se  rendirent  à  l'île  Raiatea  où  Cook  revit 
son  ami  Ori,  déchu  de  son  rang  élevé  et  devenu  un  vieillard 
dégradé  par  l'ivresse.  Là,  il  eut  quelques  démêlés  avec  les 

1.  Cook,  Troisième  Voyage,  t.  V,  p.  283. 


84  HISTOIRE    DE    LA    POLYNESIE    ORIENTALE 

chefs.  Des  matelots  anglais  ayant  déserté  le  bord  et  s'étant 
réfugiés  dans  l'île,  Gook  renouvela  ses  violences  de  Tahiti  : 
il  enleva  d'un  seul  coup  toute  la  famille  du  chef  Oreo  et  la 
garda  jusqu'à  ce  que  les  déserteurs  eussent  été  ramenés.  A 
Bora-Bora,  où  il  était  le  8  décembre,  Gook  retrouva  aussi  le 
célèbre  conquérant  Puni  qu'il  avait  déjà  connu  à  Raiateadans 
un  autre  voyage.  Leurs  relations  furent  extrêmement  cour- 
toises. Les  vaisseaux  anglais  s'éloignèrent  de  l'île  le  même 
jour  et  se  dirigèrent  vers  d'autres  régions,  but  de  l'expédition. 
Quelques  années  après,  en  1779  ou  1782,  —  la  date  pré- 
cise reste  inconnue  \  —  en  tout  cas  vers  cette  époque, 
Pomare  I"  eut  de  son  épouse  Hidia  un  second  enfant,  qui, 
plus  heureux  que  son  aîné,  ne  fut  pas  étouffé;  le  père  voulut 
bien  le  laisser  vivre.  Suivant  la  loi  du  pays,  il  perdit  ainsi 
le  titre  d'o-tu  pour  devenir  seulement  régent  du  royaume 
pendant  la  minorité  de  son  fils  Pomare  11. 

De  1777  à  1782,  les  Tahitiens  attendirent  le  retour  du  capi- 
taine Gook.  Gelui-ci  leur  avait  dit  qu'il  reviendrait  dans  leur 
île.  Mais  il  fut  massacré  par  les  naturels  d'Hawaii  (Sandwich), 
le  l/i  février  1779.  Les  années  s'écoulant,  et  le  célèbre  navi- 
gateur ne  reparaissant  pas,  la  crainte  d'encourir  ses  repré- 
sailles disparut  peu  à  peu  de  chez  les  ennemis  de  Pomare  P'". 
Finalement,  en  1783,  ceux-ci  résolurent  de  se  venger  du 
régent.  Les  armées  alliées  de  Touha,  chef  de  Tettaha,  Po- 
tatu,  grand-chef  d'Attahuru,  et  de  Mahine,  grand-chef  d'Eimeo, 
envahirent  ses  Etats  héréditaires  de  Pare  et  les  districts  de 
la  côte  orientale  de  Tahiti  qui  se  déclaraient  en  faveur  de  sa 


1.  En  1779,  selon  Wilson,  en  1782,  selon  Bligh.  Ellis  déclare  que  c'est  en 
Tannée  1774  que  Pomare  II  naquit.  Mais  en  ce  cas-là  Cook  aurait  connu  ce 
roi  lors  de  son  troisième  voyage  et  certainement  il  aurait  signalé  son  exis- 
tence, ce  quil  n'a  pas  fait.  La  meilleure  preuve  qu'Ellis  se  trompe  c'est  que 
Bligh  raconte  (et  cela  de  visu,  puisque  le  petit  roi  lui  avait  été  présenté) 
qu'en  1788  il  n'était  âgé  que  de  six  ans.  Il  serait  vraiment  inconcevable  que 
Bligh  eût  donné  seulement  six  ans  à  un  jeune  homme  de  quinze  ans  né 
dans  un  pays  tropical  où  la  plante  homme  se  développe  généralement  plus 
vile  que  dans  nos  pays  tempérés. 


l'archipel  de  la  société  85 

domination.  Pomare  P""  et  ses  partisans  furent  vaincus  dans 
une  sanglante  bataille  à  Pare,  et  contraints  d'aller  se  réfugier 
dans  les  montagnes.  Les  vainqueurs  ravagèrent  toutes  les 
terres  de  leurs  ennemis  et  détruisirent  leurs  grosses  cons- 
tructions et  leurs  grandes  pirogues;  ils  ne  laissèrent  que  des 
ruines  ^ 

A  quelque  temps  de  là,  le  parti  vaincu  prit  une  petite  re- 
vanche :  Veidua  ~,  jeune  frère  de  Pomare  P',  tua,  dans  un 
combat,  Mahine,  grand-chef  d'Eimeo.  Mais  cela  ne  suffit  pas 
à  rétablir  les  affaires  de  Pomare,  et,  par  conséquent,  celles 
de  Motuaro,  son  protégé.  Celui-ci  ne  parvint  pas  à  rentrer 
dans  son  gouvernement  d'Eimeo,  et  Tareamudoa  succéda  à 
son  père  adoptif. 

Le  régent  n'était  pas  capable  de  se  relever  de  ses  revers  ; 
non  seulement  il  était  dénué  de  tout  talent  militaire,  mais  il 
avait  même  une  véritable  réputation  de  poltronnerie.  D'ail- 
leurs en  eût-il  été  autrement  qu'il  n'aurait  pu  triompher  de 
la  formidable  coalition  qui  s'était  déclarée  contre  lui.  On  le 
vit  bien  quand  son  frère  Veidua  voulut  relever  sa  fortune  ; 
vainement  ce  jeune  guerrier  montra  le  plus  brillant  courage  : 
les  armées  de  Pomare  furent  toujours  mises  en  déroute.  Ces 
nouvelles  défaites  abaissèrent  si  sérieusement  sa  puissance 
qu'en  1788  il  ne  possédait  plus  que  le  district  de  Pare  ;  encore 
n'y  résidait-il  pas,  ne  s'y  croyant  pas  en  sûreté  ;  il  avait  cru 
plus  prudent  de  s'exiler  sur  le  territoire  de  Taiarapu. 

C'est  dans  cette  triste  situation  que  le  trouva  le  lieutenant 
George  Bligh,  commandant  le  navire  anglais  le  Boiinig.  Ce- 
lui-ci venait  prendre  à  Tahiti  des  plants  d'arbre  à  pain,  pour 
les  transporter  aux  Antilles  anglaises.  Aussitôt  que  Pomare  I"" 
eut  appris  la  présence  des  Européens  à  Matavai,  il  accourut 
en  toute  hâte  auprès  d'eux  et  ne  cessa,  durant  leur  séjour, 
de  solliciter  leur  appui  contre  ses  ennemis  d'Attahuru.  Touha 
était  mort  de  vieillesse  et  son  successeur  Tepahu  se  trou- 

1.  George  Bligh,  Voyage  à  la  mer  du  Sud,  p.  97  et  98. 

2.  Tubaï,  de  Forster. 


86  HISTOIRE    DE   LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

vait  en  ce  moment-là  très  malade;  mais  les  chefs  d'Attahuru 
subsistaient  et  restaient  menaçants  à  son  égard.  Bligh  crut 
devoir  suivre  la  même  politique  que  Gook  :  il  déclara  que 
Pomare  se  trouvait  sous  la  protection  des  Anglais,  et  lui 
fournit  quelques  armes  à  feu  pour  assurer  sa  supériorité  sur 
ses  adversaires,  en  cas  de  guerre.  De  plus,  il  ajouta  qu'il  re- 
viendrait à  Tahiti  et  châtierait  ceux  qui  auraient,  pendant  son 
absence,  offensé  les  gens  de  Pare  et  de  Matavai.  Le  Bounly 
leva  l'ancre  le  5  avril  1789. 

L'amitié  des  Européens  rendit  à  Pomare  P''  une  partie  de 
son  prestige  et  les  partisans  du  régent  redevinrent  nom- 
breux. Bientôt  une  révolution  éclata  dans  l'île  Eimeo.  Tarea- 
mudoa  fut  chassé  et  Motuaro  rentra  en  possession  du  pou- 
voir. Le  chef  déchu  trouva  un  asile  à  Tahiti,  chez  le  grand-chef 
de  Papara,  qui  l'accueillit  bien,  probablement  par  calcul  ; 
Temare,  parvenu  à  l'âge  d'homme,  semblait  maintenant  vou- 
loir revendiquer  la  couronne  dont  on  l'avait  dépossédé. 

Sur  ce,  reparut  le  Bounty.  La  majorité  de  l'équipage  s'était 
révoltée  contre  son  capitaine  et  l'avait  abandonné  en  pleine 
mer  dans  une  chaloupe  avec  les  marins  qui  lui  étaient  restés 
fidèles.  Les  mutins  tentaient,  en  ce  moment,  de  s'établir  à 
l'île  Tubuai  ^  d'où  ils  venaient,  par  nécessité,  chercher  des 
interprètes  à  Tahiti.  Ils  se  gardèrent  bien  de  dire  la  vérité 
aux  habitants  :  ils  leur  brodèrent  un  conte.  Bligh  avait,  di- 
saient-ils, rencontré  une  île  fertile  et  s'y  était  arrêté  avec  les 
autres  hommes  de  l'équipage,  afin  d'y  créer  un  établissement; 
il  les  envoyait  sur  le  navire  pour  se  procurer  des  insulaires  de 
bonne  volonté  ainsi  que  les  choses  nécessaires  à  cette  entre- 
prise. Les  Tahitiens  ne  se  doutèrent  pas  qu'on  les  trompait; 
ils  donnèrent  aux  Anglais  tout  ce  qu'ils  demandaient,  et 
ceux-ci,  satisfaits,  repartirent. 

Le  22  septembre  1789,  les  révoltés  du  Bounty  reparurent 

1.  Je  n'ai  pas  à  faire  ici  le  récit  de  leurs  aventures  dans  cette  île;  on  le 
trouvera  dans  l'Histoire  de  l'Archipel  des  Tubuai,  au  chapitre  IV  de  la  deu- 
xième partie  de  cet  ouvrage. 


l'archipel  de  la  société  87 

encore  à  Tahiti.  Ils  avaient  échoué  dans  leur  tentative  d'éta- 
blissement à  Tubuai  et  ils  avaient  décidé  de  retourner  à 
Tahiti.  C'est  en  vain  que  leur  lieutenant  Christian  leur  prédit 
les  châtiments  qui  ne  manqueraient  pas  de  les  atteindre  s'ils 
commettaient  l'imprudence  de  se  fixer  dans  cette  île,  la  plu- 
part d'entre  eux  s'obstinèrent  dans  leur  résolution.  L'accueil 
qu'ils  reçurent  des  indigènes  ne  les  y  encouragea  d'ailleurs 
que  trop.  Ceux-ci  leur  donnèrent  des  terres  à  Matavai  et  à 
Pare  et  les  chefs  se  disputèrent  leur  amitié.  Comme  toujours, 
Pomare  V  ne  fut  pas  en  retard  :  il  multiplia  ses  démonstra- 
tions et  ses  dons.  Il  réussit  ainsi  à  s'attacher  tous  ces  Anglais, 
sauf  deux,  Churchill  et  Thompson,  que  Veiatua  III,  grand- 
chef  de  Taiarapu  parvint  à  gagner.  Le  premier  allait  avoir  une 
singulière  destinée. 

Ce  n'était  pas  un  simple  marin  que  Churchill  :  il  avait  été 
capitaine  d'armes  sur  le  navire  le  Bouniy.  Veiatua  III  lui 
prodigua  sa  confiance,  et  le  fit  même  son  iaio,  c'est-à-dire 
son  ami  intime.  Jusque-là  rien  d'extraordinaire,  car  presque 
tous  les  Européens  avaient  leur  taio  parmi  les  indigènes. 
Mais  ce  qu'il  advint  de  plus  sérieux  et  d'absolument  anor- 
mal dans  les  usages  polynésiens,  où  un  étranger  n'était  pas 
admis  à  la  possession  du  sol,  c'est  que  Veiatua  III  qui  mourut 
jeune  et  sans  héritiers  directs,  désigna ,  au  moment  d'ex- 
pirer, pour  lui  succéder  dans  la  grande-chefferie  de  Taiarapu, 
cet  Européen,  son  taio  Churchill.  Chose  étrange,  ce  choix 
fut  ratifié  par  les  autres  chefs  de  la  presqu'île,  et  Churchill 
commença  à  régner  sous  le  nom  de  Veiatua  IV  ^.  Pomare  P"" 
n'apprit  pas  sans  une  profonde  stupeur  cet  acte  inouï  qui 
menaçait  de  détruire  son  plan  de  domination  sur  l'île  entière  ; 
il  crut  alors  que  son  rêve  ne  se  réaliserait  jamais  plus.  En  effet, 
que  fût-il  arrivé  si  Churchill  eût  affermi  son  autorité  sur  Taia- 
rapu et  fondé  une  dynastie  en  se  mariant  avec  la  fille  d'un  des 
principaux  chefs  de  l'île  ?  Très  probablement  l'unité  tahitienne 


1.  Bligh,  Voyage  à  la  mer  du  Sud,  p.  216. 


88  HISTOIRE    DE    LÀ.    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

ne  se  serait  pasfaite,  ou  bienalors  ellel'aurait  été  par  Churchill, 
au  profit  de  sa  personne  et  de  sa  famille.  Pomare  V  pouvait 
donc  être  justement  inquiet  de  l'avènement  de  cet  Européen, 
et  tout  portait  à  croire  que  celui-ci  allait  jouer  un  grand  rôle, 
quand  une  tragédie  vint  subitement  remettre  la  situation 
dans  l'état  où  elle  se  trouvait  auparavant,  et  par  là  rendre 
l'espérance  au  régent  Pomare  P".  Thompson,  jaloux  de  n'avoir 
pas  eu  la  même  chance  que  son  compagnon  Churchill,  le  tua 
dans  un  mouvement  de  colère.  11  paya  d'ailleurs  son  crime 
de  sa  vie,  car  les  indigènes  vengèrent  la  mort  de  leur  chef 
en  assommant  immédiatement  son  assassin. 

Churchill  ne  laissant  pas  d'enfants,  ce  fut  un  neveu  de 
son  prédécesseur,  un  enfant  de  quatre  ans,  fils  du  chef  Vaïuru, 
qui  devint  grand-chef  de  Taiarapu,  sous  le  nom  de  Veiatua  V. 

En  1790,  il  y  eut  une  nouvelle  révolution  à  l'île  d'Eimeo  ; 
Motuaro  fut  pour  la  seconde  fois  chassé  du  pouvoir  et  con- 
traint de  se  retirer  à  Tahiti  auprès  de  Pomare  1".  Le  régent 
résolut  de  soutenir  encore  ce  parent  malheureux.  11  rassembla 
ses  guerriers  et  distribua  à  quelques-uns  d'entre  eux  les 
armes  à  feu  que  lui  avait  données  le  capitaine  Bligh.  Un 
naturel,  nommé  Hidi-Hidi^,  se  chargea  de  l'instruction  de 
ces  derniers  ;  il  avait  reçu  la  sienne  des  marins  du  capitaine 
Cook,  avec  lequel  il  avait  voyagé.  Pomare  P'  comptait  sur 
le  concours  des  Anglais  du  Bounty  ;  mais  ceux-ci  le  lui  refu- 
sèrent et  il  dut  se  contenter  de  ses  propres  guerriers.  La 
guerre  ne  fut  pas  longue.  Dès  le  premier  combat,  la  troupe 
des  fusiliers  dirigée  par  Hidi-Hidi  sema  l'épouvante  et  la  mort 
dans  les  rangs  des  ennemis.  Les  révoltés  furent  défaits  et  se 
soumirent.  Motuaro  reprit  possession  de  son  gouvernement. 

A  Tahiti,  aucun  trouble  n'avait  éclaté  durant  ces  événe- 
ments. Mais  il  n'en  fut  pas  de  même  lorsque  le  chef  Tepahu 
mourut.  Tetouha,  son  frère,  qui  lui  succéda  comme  chef  de 
Tettaha,  n'avait  pour  Pomare  L""  que  des  sentiments  hostiles. 

1.  C'était  son  véritable  nom;  la  relation  de  Cook  l'appelle  Œdidée. 


l'archipel  de  la  société  89 

Dans  le  but  de  les  mettre  à  exécution,  il  contracta  une  alliance 
avec   Potatu,  grand-chef  d'Attahuru.  Les   guerriers  de  ces 
deux  chefs  envahirent  le  district  de  Pare,  domaine  de  Po- 
mare  P' ,  et  celui  de  Papara,  qui  appartenait  à  Temare,  devenu, 
on  ne  sait  trop  comment,  l'ami  dévoué  du  régent.  Malheu- 
reusement pour  les  agresseurs,  les  révoltés  du  Boiinly  habi- 
taient ces  districts  et  ils  ne  purent  voir  sans  indifférence  cette 
invasion  s'approcher  de  leurs  terres  et  menacer  de  les  ruiner. 
Dès  lors,  leurs  intérêts  se  trouvant  en  jeu,  ils  décidèrent 
d'intervenir  en  faveur  des  princes  qui  jusque-là  les  avaient 
toujours  protégés.  Ils  combinèrent  Lin  petit  plan  qu'ils  exé- 
cutèrent avec  les  habitants  des  districts  de  Pare  et  de  Papara. 
Les  Anglais  demeurant  auprès  de  Pomare  P""  et  les  indigènes 
du  N.  E.  de  l'île  se  rendirent  dans  le  district  d'Attahuru,  les 
premiers,  sur  une  petite  goélette  qu'ils  avaient  construite, 
les  seconds,  au  moyen  de  leurs  pirogues  ;  en  même  temps, 
les  Anglais  établis  chez  Temare,  arrivaient  d'un  autre  côté, 
par  voie  de  terre,  avec  l'armée  de  ce  prince.  Le  choc  fut  ter- 
rible, mais  les  naturels  de  Tettaha  et  d'Attahuru  plièrent. 
Incapables  de  tenir  tête  aux  Européens  en  bataille  rangée, 
foudroyés  par  l'efFet  des  armes  à  feu,  ils  furent  vaincus,  mis 
en  déroute,  et  contraints  de  chercher,  avec  leurs  chefs,  un 
asile  dans  les  montagnes.  Les  troupes  de  Pomare  et  de  Temare 
ravagèrent  le  district  d'Attahuru  ;  elles  pillèrent  les  cases  de 
ses  habitants  et  les  incendièrent.  Tetouha  et  Potatu  compri- 
rent bientôt  qu'il  ne  leur  restait  plus  qu'à  implorer  la  misé- 
ricorde des  vainqueurs  ;  ils  demandèrent  la  paix.  Elle  leur 
fut  accordée,  mais  à  des  conditions  très  dures  :  il  leur  fallut 
reconnaître  sans  réserve  l'autorité  de  Pomare  11  et  restituer 
le  fameux  Maro  Ura,  insigne  sacré  devenu  pour  eux  un  tro- 
phée de  victoire.  Il  avait  été  enlevé  de  Papara  une  vingtaine 
d'années  auparavant  et  conservé  depuis  au  marae  d'Attahuru. 
On  le  prit  en  ce  lieu  et  on  le  transporta  à  Pare  (novembre  1790). 
Tetouha  ne  survécut  guère  à  sa  défaite,  et  ce  fut  un  parent 
de  Pomare  qui  le  remplaça  dans  le  gouvernement  de  son  dis- 


90  HISTOIRE   DE    LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

trict.  Potatu  faillit  perdre  le  sien,  de  son  vivant  :  ses  anciens 
adversaires  voulurent  l'en  dépouiller  ;  mais  il  le  conserva 
grâce  à  la  demande  des  Anglaise  Pomare  P""  avait  recouvré 
toute  sa  puissance  ;  à  l'exception  de  la  presqu'île  de  Taiarapu, 
l'île  entière  subissait  sa  domination. 

Au  commencement  de  l'année  1791,  Pomare  II  reçut  publi- 
quement l'investiture  de  son  titre  d'arii-rahi  (roi).  Voici,  en 
résumé,  comment  se  passait  le  sacre  d'un  roi  polynésien. 
Celui-ci  partait  de  sa  résidence  et  se  dirigeait,  suivi  d'un 
brillant  cortège,  entouré  d'une  multitude  immense,  vers  le 
marae  du  dieu  Oro.  La  cérémonie  commençait.  L'idole  de 
ce  dieu  était  promenée  processionnellement  dans  la  grande 
cour  du  temple,  au  bruit  d'une  musique  bizarre  exécutée  par 
des  prêtres  qui  soufflaient  dans  de  gros  coquillages  marins 
et  tapaient  sur  des  tambours  en  peau  de  requin.  On  appor- 
tait une  victime  humaine,  auparavant  sacrifiée,  et  on  l'expo- 
sait devant  les  images  des  dieux.  Suivant  l'usage,  le  grand 
prêtre  s'approchait  du  cadavre  et  lui  arrachait  les  deux  yeux  : 
il  mettait  l'œil  droit  devant  l'idole  et  offrait  l'œil  gauche  à 
l'arii-rahi,  qui  faisait  mine  de  l'avaler  ;  mais  le  grand  prêtre 
reprenait  l'œil  et  le  déposait  à  côté  du  cadavre.  C'était,  sans 
doute,  une  réminiscence  du  temps  du  cannibalisme.  Alors 
l'arii-rahi  se  plaçait  sur  le  devant  du  marae,  sur  une  énorme 
pierre  plate  un  peu  plus  élevée  que  les  autres  et  réservée 
pour  ce  seul  usage,  et  le  grand  prêtre  le  ceignait  du  Maro 
Ura  (ceinture  de  plumes  rouges)  pendant  que  le  peuple 
criait:  «  Maeva  e  arii  !  Maeva  e  arii!  (Élevé  le  roi  !  Elevé  le 
roi  !)  »  Ensuite  le  grand  prêtre  prononçait  sur  lui  différentes 
prières  et  certaines  formules  dans  lesquelles  étaient  énumé- 
rées  ses  possessions  et  les  titres  de  gloire  de  ses  ancêtres. 
La  cérémonie  se  terminait  par  une  ignoble  bacchanale  exé- 
cutée par  des  individus  des  deux  sexes  autour  de  la  personne 
de  l'arii-rahi,  et  celui-ci  retournait,  avec  sa  famille,  dans  sa 

1.  WiLSON,  A  missionary  voyage,  etc.  Preliminary  discourse,  p.  30. 


l'archipel  de  la  société  ^  91 

résidence,  où  il  donnait  un  splendide  festin  aux  autres  chefs. 
Après  l'investiture  de  Pomare  II,  faite  par  le  grand  prêtre 
Haamenemene  ou  Mani-Mani,  il  y  eut,  dit-on,  durant  deux 
mois  des  repas  interminables,  suivis  de  chants,  de  danses  et 
de  représentations  scéniques  ^ 

La  régence  cessait  du  jour  où  l'o-tu  recevait  l'investiture 
de  son  titre  d'arii-rahi  (roi)  ;  néanmoins  Pomare  P"",  quoique 
n'étant  plus  régent,  garda  la  réalité  du  pouvoir,  son  fils  étant 
encore  trop  jeune  pour  gouverner  par  lui-même.  Ce  fut,  du 
moins,  le  prétexte  qu'il  invoqua,  et  on  le  trouva  tout  naturel, 
parce  que  cela  s'était  toujours  passé  ainsi  en  de  pareilles  cir- 
constances. Mais  il  avait  un  autre  motif,  c'était  son  ambition 
profonde,  et  qui  ne  cessait  de  s'accroître  à  mesure  qu'il  voyait 
disparaître  ceux  qui  précédemment  lui  faisaient  obstacle.  Il 
en  était  arrivé  même  à  rêver  la  possession  entière  de  l'ar- 
chipel de  la  Société,  depuis  que  le  célèbre  conquérant  Puni 
n'existait  plus.  Ce  monarque  était  mort  vieux,  dit-on  2,  mais 
les  dernières  années  de  sa  vie  s'étaient  passées  dans  l'exil  et 
dans  la  misère.  Il  paraît  qu'il  avait  été  détrôné,  dépouillé  de 
ses  biens  et  chassé  par  les  chefs  de  l'île  de  Bora-Bora  dont  il 
s'était  aliéné  l'amitié  par  son  avarice  extrême  ^.  Il  avait  été 

1.  Je  n'ai  pas  cru  devoir  adopter  la  version  du  missionnaire  Ellis  pour  ce 
qui  concerne  l'endroit  où  l'arii-rahi  recevait  le  Maro  Ura.  Ellis  prétend  que 
c'était  en  mer,  et  dans  une  pirogue,  mais  le  lieutenant  de  vaisseau  De  Boyis 
dit  ceci  :  «  Le  sacre  se  faisait  sur  le  devant  du  marae,  le  plus  souvent  sur 
une  énorme  dalle  réservée  pour  ce  seul  usage.  »  Et  plusieurs  pages  plus 
loin  De  Bovis  ajoute  :  «  Au  grand  marae  d'Opoa  cette  opération  entraînait 
plus  de  pompe  et  quelques  détails  de  plus...  Aussi  le  maroura  ou  ceinture 
rouge,  emblème  de  la  royauté,  était- il  ceint  publiquement  au  nouveau  roi 
par  le  grand-prêtre.  11  y  avait  sur  le  parvis  une  énorme  pierre  plate  un  peu 
plus  élevée  que  les  autres  ;  le  prince  s'y  plaçait  tout  nu  pendant  la  consé- 
cration. Ce  n'était  que  sur  cette  pierre  que  la  cérémonie  pouvait  être  valide, 
et  les  missionnaires  ont  été  obligés  de  la  faire  transporter  devant  leur  temple 
afin  que  le  roi  pût  y  procéder  aux  cérémonies  de  son  sacre  sans  avoir  besoin 
de  recourir  au  culte  des  idoles.  »  Il  semble  donc  bien  d'après  ces  deux  cita- 
tions que  c'était  toujours  à  terre  et  sur  une  pierre  que  l'on  ceignait  à  l'arii- 
rahi  le  Ma?'o  Ura. 

2.  A  une  date  restée  inconnue  ;  toutefois  on  sait  qu'à  cette  époque  il  n'exis- 
tait plus. 

3.  DuMONT  D'Urville,  Voyage  pittoresque  autour  du  monde,  t.  I,  p.  540.  — 
P.  Lesson,  Voyage  autour  du  monde  sur  la  corvette  la  Coquille,  t.  I,  p.  450. — 
MoERENHOUT,  Voyages  aux  îles  du  Grand  Océan,  t.  II,  p.  510. 


92  HISTOIRE    DE    LA    POLYNESIE    ORIENTALE 

réduit  à  la  simple  condition  d'homme  du  peuple  et  ses  Etats 
avaient  été  partagés  entre  les  différents  chefs  chargés  de  leur 
gouvernement.  Cependant  à  la  mort  de  Puni,  ceux-ci  n'avaient 
pu  empêcher  sa  fille  Maï  Wherua,  probablement  mariée  au 
chef  Boba,  gouverneur  de  Tahaa,  de  recouvrer  une  partie  des 
anciens  Etats  de  son  père,  l'île  de  Bora-Bora,  dont  elle  était  de- 
venue reine.  Un  chef,  nommé  Motuaro  (comme  celui  d'Eimeo), 
commandait  dans  l'île  Huahine  ;  le  grand  prêtre  Mani-Mani  pos- 
sédait une  partie  des  îles  Raiatea  et  Tahaa.  Mani-Mani,  frère 
d'Oberi-roa,  mère  de  Pomare,  avait  désigné,  comme  son  futur 
successeur,  Pomare  11,  son  neveu  ;  malheureusement,  pour 
celui-ci,  les  droits  de  Mani-Mani  étaient  un  peu  douteux  et 
son  pouvoir  mal  assuré  ;  le  grand  prêtre  avait  même  été  au- 
trefois dépossédé  par  ses  sujets  ou  par  les  habitants  de  Bora- 
Bora.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  disparition  du  roi  Puni  et  le  par- 
tage de  la  monarchie  qu'il  avait  créée  donnaient  à  Pomare  I*"" 
les  plus  brillantes  espérances.  L'ex-régent  se  trouvait  donc 
moins  disposé  que  jamais  à  se  dessaisir  de  l'autorité  qu'il 
exerçait  maintenant  sur  la  majeure  partie  de  l'île  Tahiti. 

Mais  avant  de  s'emparer  des  îles  Sous-le-Vent,  il  fallait 
d'abord  commencer  par  être  le  maître  dans  les  îles  du  Vent. 
A  Eimeo,  Pomare  P''  l'était,  grâce  à  la  présence  de  Motuaro, 
qui  avait  rendu  hommage  à  Pomare  11  lors  de  son  investi- 
ture ;  de  plus,  l'ex-régent  possédait  dans  cette  île  quelques 
terres,  ce  qui  lui  assurait  une  certaine  influence  sur  beau- 
coup d'indigènes.  A  Tahiti,  son  pouvoir,  quoique  très  grand, 
était  encore  restreint;  dans  les  districts  de  Taiarapu,  les 
chefs  continuaient  à  manifester  une  véritable  indépendance. 
Ils  avaient  en  quelque  sorte  refusé  de  se  reconnaître  vassaux 
de  Pomare  11  en  recevant  mal  l'envoyé  chargé  de  leur  signi- 
fier sa  prochaine  investiture.  Certes,  les  chefs  de  cette  pres- 
qu'île ne  regardaient  plus  depuis  longtemps  l'arii-rahi  de  la 
grande  péninsule  comme  leur  suzerain,  mais  celui-ci  ne 
l'était  pas  moins  toujours  d'après  les  coutumes  du  pays. 
Pomare  P'"  ne  pouvait  manquer  une  si  belle  occasion  d'agir, 


L  ARCHIPEL    DE    LA    SOCIÉTÉ  93 

à  présent  qu'il  avait  recouvré  son  ancienne  puissance.  Il 
résolut  de  faire  valoir  les  droits  de  son  fils,  à  défaut  des 
siens,  qu'il  n'avait  plus,  et  qu'il  n'avait  pas  été  autrefois  assez 
heureux  pour  voir  respecter.  C'était,  il  est  vrai,  courir  bien 
des  risques  que  d'aller  attaquer  ces  habitants  de  Taiarapu 
qui  jadis  l'avaient  mis  à  deux  doigts  de  sa  perte;  mais  il  se 
rassurait  en  songeant  au  concours  que  ne  pouvaient  manquer 
de  lui  accorder  les  marins  du  Boiinty.  En  effet,  ceux-ci,  sol- 
licités de  prendre  part  à  cette  expédition,  y  consentirent  ;  ils 
se  regardaient  comme  désormais  liés  à  la  cause  des  Pomare. 
L'ex-régent  obtint  aussi  de  Temare  qu'il  mettrait  ses  guer- 
riers à  sa  disposition.  Aussitôt  il  fit  ses  préparatifs  de  guerre, 
et,  le  21  mars  1791,  tous  se  trouvant  terminés,  il  dirigea  ses 
forces  et  celles  de  son  allié  vers  Papara,  lieu  où  elles  devaient 
opérer  leur  jonction  avec  les  marins  du  Bounty,  partis  sur 
leur  goélette  à  deux  mâts  ^  Mais,  deux  jours  après,  une  fré- 
gate anglaise  la  Pandora  vint  tout  à  coup  mouiller  dans  la 
baie  de  Matavai.  Elle  était  commandée  par  le  capitaine 
Edwards  que  le  gouvernement  britannique  avait  chargé  de 
la  capture  des  révoltés  du  Boiinty.  Celui-ci  s'en  empara,  et 
Pomare  P""  en  fut  ainsi  réduit  à  ses  seules  forces  indig-ènes  ; 
encore  y  eut-il  des  défections  parmi  les  siens  :  Hidi-Hidi  le 
quitta  et  retourna  dans  sa  patrie  à  Bora-Bora,  parce  qu'il 
n'augurait  rien  de  bon  de  ce  qui  allait  se  passer  après  le  dé- 
part des  Européens.  Immédiatement  Taudace  de  l'ex-régent 
tomba  ;  privé  de  l'appui  des  Européens,  il  se  crut  perdu  et 
s'empressa  de  renoncer  à  son  entreprise.  Il  craignit  même  de 
n'être  plus  en  sûreté  dans  son  domaine  de  Taiarapu  et  revint 
se  fixera  Pare.  Ce  fut,  la  mort  dans  l'âme,  qu'il  vit,  le  8  mai 
1791,  la  Pandora  lever  l'ancre  pour  revenir  en  Europe. 

Il  se  trompait  pourtant  :  son  pouvoir  était  mieux  établi 
qu'il  ne  s'en  doutait  lui-même  ;  aucune  insurrection  n'eut 
lieu.  Quelques  semaines  s'écoulèrent,  et  le  calme  continuant 

1.  WiLSON,  A  missionary  voyage,  etc..  Preliminary  discourse,  p.  31  et  33. 


94  HISTOIRE   DE   LA   POLYNÉSIE    ORIENTALE 

de  régner  à  Tahiti;,  l'ex-régent  finit  par  se  rassurer  complè- 
tement et  par  poursuivre  son  expédition  contre  les  gens  de 
Taiarapu,  qu'il  parvint  à  soumettre. 

C'est,  du  moins,  ce  qui  ressort  de  la  relation  que  nous  a 
laissé  le  capitaine  George  Vancouver  de  son  voyage  à  Tahiti. 
Celui-ci  y  arriva  le  30  décembre  1791  sur  son  navire  la  Dis- 
covery,  qui  mouilla  dans  la  baie  de  Matavai.  Un  autre  bâti- 
ment placé  sous  ses  ordres,  le  petit  brick  le  Chalham,  com- 
mandé par  le  lieutenant  Broughton,  s'y  trouvait  déjà  depuis 
le  26  du  même  mois.  Les  Tahitiens  avaient  accueilli  liospi- 
talièrement  les  Anglais  ell'arii-rahi  (Pomare  II)  avait  envoyé 
des  présents  à  Broughton.  L'ex-régent  résidait  à  Eimeo  et  y 
gouvernait  au  nom  de  Pomare  IP.  Vancouverfut  aussi  bien 
reçu  que  son  lieutenant.  Il  avait  accompagné  Cook  dans  ses 
deux  derniers  voyages,  mais  il  ne  retrouva  de  ses  anciennes 
connaissances  que  Potatu  et  sa  famille.  Le  lendemain  de  son 
débarquement,  il  alla  voir  le  jeune  Pomare  II.  L'entrevue 
se  passa  sur  le  bord  d'une  rivière.  Le  petit  Pomare  II,  qui 
n'avait  alors  que  neuf  à  dix  ans,  était  porté  sur  les  épaules 
d'un  insulaire  :  il  était  revêtu  d'une  pièce  de  drap  rouge  et 
orné  d'un  collier  de  plumes  de  pigeon.  On  échangea  des  pré- 
sents, puis  le  souverain  de  Tahiti  vint  serrer  la  main  de  l'an- 
cien ami  de  son  père.  Pomare  P''  accourut  vite  d'Eimeo  et  se 
montra  comme  toujours  bienveillant  pour  les  Anglais.  11  leur 
apprit  la  situation  politique  de  l'archipel  dont  les  îles  ten- 
daient à  se  réunir  sous  le  gouvernement  de  l'île  principale. 
Déjà  la  presqu'île  de  Taiarapu  appartenait  au  plus  jeune 
frère  du  roi  ;  l'île  Huahine  reconnaissait  la  suprématie  de 
Pomare  II  ;  enfin  Pomare  P*"  exerçait  à  Eimeo  une  autorité  qui 
équivalait  à  celle  de  régent.  Ses  parents  et  ses  amis  demandè- 
rent à  Vancouver  de  les  aider  avec  ses  soldats  et  ses  canons 

1.  C'est  seulement  à  partir  de  cette  époque  que  nous  voyons  apparaître 
dans  les  récits  des  navigateurs  européens  le  nom  de  Pomare.  Vairaatoa,  qui 
avait  pris  le  nom  de  Tinah  lors  de  la  naissance  de  son  fils,  l'avait  quitté  pour 
celui  de  Pomare,  qui  signifie  :  Rhume  de  nuit  ;  à  la  suite,  dit-on,  d'une  nuit 
d'insomnie  causée  par  un  rhume. 


L  ARCHIPEL   DE    LA   SOCIÉTÉ  95 

pour  établir  un  pouvoir  autocratique  au  profit  de  la  famille 
Pomare  sur  toutes  les  îles  de  l'archipel.  Le  capitaine  anglais 
éluda  la  réponse  en  disant  qu'il  en  référerait  au  roi  George. 
Vancouver  observa,  durant  son  séjour,  que  de  grands  chan- 
gements étaient  survenus  dans  l'île  depuis  les  premiers 
voyages  de  Gook.  Il  ne  retrouva  plus  les  jolies  Tahitiennes 
qu'il  avait  lui-même  vues  en  1777  ;  la  beauté  des  femmes  de 
l'île  était  complètement  disparue.  La  population  s'était  réduite 
et  comme  étiolée.  Le  2/i  janvier  1792,  les  Anglais  partirent 
de  Tahiti  et  continuèrent  leur  voyage  d'exploration. 

Ainsi  donc,  entre  le  8  mai  1791  et  le  26  décembre  de  la 
même  année,  Pomare  I"'  avait  soumis  la  péninsule  de  Taia- 
rapu  et  l'avait  donnée  à  son  plus  jeune  fils.  De  plus,  il  gou- 
vernait Eimeo  avec  l'autorité  d'un  régent  lors  de  l'arrivée  de 
Vancouver,  ce  qui  laisse  supposer  que  Motuaro  se  trouvait 
absolument  effacé.  Ce  chef,  beau-frère  de  Pomare  l^'",  mourut 
après  une  courte  maladie,  dans  le  courant  du  mois  de  jan- 
vier 1792,  probablement  donc  pendant  le  passage  de  Van- 
couver. 11  ne  laissait  qu'un  enfant  en  bas  âge,  qui  lui  suc- 
céda. Pomare  P'"  se  rendit  dans  cette  île  et  en  prit  le  gouver- 
nement comme  régent  durant  la  minorité  de  son  neveu  par 
alliance  Ml  y  séjourna  quelque  temps,  puis  il  retourna  à  Tahiti . 

Ses  ennemis  n'avaient  pas  profité  de  son  absence  pour  se 
soulever.  Les  indigènes  paraissaient  tous  ne  chercher  que  le 
repos.  Malheureusement  ces  bonnes  dispositions  s'évanoui- 
rent à  la  première  occasion  et  celle-ci  ne  tarda  pas  à  arriver. 
Le  capitaine  Weatherhead  et  les  marins  du  baleinier  anglais 
la  Mathilda  firent  naufrage  dans  ces  parages  et  vinrent  abor- 


1.  D'après  Wilson,  Motuaro  serait  donc  mort  dans  le  courant  du  mois  de 
janvier,  et  Pomare  I"  se  serait  rendu  à  Eimeo  où  il  aurait  saisi  la  régence  au 
nom  de  l'enfant  du  défunt  chef.  Ne  serait-il  pas  plus  vraisemblable  de  croire 
que  Motuaro  était  déjà  mort  à  l'arrivée  de  Vancouver  et  que  c'était  pour 
cette  raison  que  Pomare  I"  se  trouvait  alors  à  Eimeo  y  exerçant  la  régence 
au  nom  du  fils  du  défunt  et  non  pas  au  nom  de  son  propre  fils  Pomare  II  ? 
Vancouver  peut  avoir  mal  compris,  et  Wilson  ne  s'est  procuré  la  date  qu'il 
donne  que  plusieurs  années  après  les  événements  dont  il  s'agit  :  d'où  une 
erreur  facile  à  commettre. 


96  HISTOIRE    DE    LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

der  sur  leurs  embarcations  à  la  côte  sud  d'Attahuru.  Les 
habitants  de  ce  district  se  jetèrent  sur  eux  et  les  dépouillè- 
rent complètement.  Aussitôt  Pomare  P'  prit  ces  Européens 
SOUS  sa  protection  et  déclara  qu'il  allait  exercer  des  repré- 
sailles. Ses  guerriers  envahirent  plusieurs  endroits  du  terri- 
toire d'Attahuru  et  les  dévastèrent  méthodiquement.  Cette 
affaire  durait  encore  lorsque  le  capitaine  Bligh  reparut  à 
Tahiti,  le  7  avril  4792.  11  s'en  mêla,  et  parvint,  grâce  à  son 
autorité,  à  réconcilier  les  deux  partis  ^  Presque  tous  les 
marins  de  la  Mathilda  quittèrent  File  dès  qu'ils  le  purent  ; 
seuls  restèrent  :  l'Ecossais  Butcher,  l'Irlandais  O'Connor,  et 
un  juif  dont  le  nom  n'est  pas  rapporté. 

Les  Tahitiens  jouirent  alors  d'une  nouvelle  période  de 
paix  qui  dura  un  peu  plus  d'un  an.  Pendant  ce  temps-là,  le 
seul  événement  qui  mérite  d'être  mentionné  est  celui  dupas- 
sage  à  Tahiti  du  navire  le  Dœdalus,  en  février  1793.  Deux 
matelots  suédois,  les  nommés  Andrew  Cornélius  Lynd  et 
Peter  Haggerstein,  profitèrent  de  la  relâche  de  leur  navire 
pour  déserter  le  bord  et  s'établir  définitivement  dans  le  pays. 
Avec  les  marins  de  la  Mathilda,  cela  portait  donc  à  cinq  le 
nombre  des  Européens  fixés  à  Tahiti.  Tous  étaient  des  aven- 
turiers appartenant  à  la  lie  de  la  population  européenne; 
l'île  allait  bientôt  se  ressentir  de  leur  présence. 

Au  mois  d'août  1793,  de  sourdes  rumeurs  annoncèrent 
que  quelque  chose  d'anormal  se  préparait.  En  effet,  le  chef 
Whano  s'était  ligué  avec  les  chefs  des  districts  du  nord-est 
de  Tahiti  pour  s'emparer  du  district  de  Wapaiano,  qui  ap- 
partenait à  Weidua,  le  frère  de  Pomare  P'".  Les  coalisés  espé- 
raient surprendre  ces  derniers  ;  mais  ceux-ci  furent  avertis 
de  leurs  projets.  Pomare  P""  se  concerta  avec  Andrew  Lynd  et 
Peter  Haggerstein  pour  repousser  les  agresseurs.  Cependant 
il  n'était  pas  tout  à  fait  prêt  quand  il  reçut  subitement  la  dé- 
claration de  guerre  du  chef  Whano.  Les  coalisés  entrèrent  à 

1.  WiLSON,  A  missionary  Voyage  in  Ihe  ship  Duff,  Preliminary  discourse, 
p.  21. 


l'archipel  de  la  société  97 

l'improviste  sur  le  territoire  de  Matavai  ^  et  l'épouse  de  l'ex- 
régent  faillit  tomber  entre  leurs  mains.  Hidia  prit  la  fuite 
et  courut  se  jeter  dans  la  rivière,  qu'elle  voulut  traverser 
pour  rejoindre  l'armée  de  Pomare  qui  se  trouvait  placée  sur 
l'autre  rive  ;  mais  un  guerrier  ennemi  se  mit  à  la  poursuivre 
à  la  nage  afin  de  la  tuer,  et  il  allait  l'atteindre  lorsqu'il  fut 
lui-même  tué  par  Peter  Haggerstein  qui  s'était  élancé  au 
secours  de  cette  princesse.  Elle  parvint  ainsi  à  échapper  aux 
ennemis,  et  ceux-ci,  découragés,  commencèrent  à  reculer, 
tandis  qu'au  contraire  les  forces  de  Pomare  P*"  prenaient  l'of- 
fensive. A  ce  moment,  l'un  de  leurs  guerriers  fut  frappé  d'un 
coup  mortel  pendant  qu'il  guettait  derrière  un  arbre  l'ex- 
régent  de  Tahiti.  Ce  fut  alors  une  débandade  générale  :  les 
coalisés  battirent  en  retraite  et  perdirent  encore  deux 
hommes.  Quelques  jours  après,  Pomare  P*"  entrait  dans  le 
district  de  Wapaiano.  A  son  approche,  Whano  et  ses  alliés 
se  retirèrent  sans  combattre  et  allèrent  se  réfugier  dans  les 
montagnes.  Ils  en  sortirent  au  bout  de  trois  jours  et  vinrent 
offrir  le  combat  aux  troupes  de  Pomare  P'".  La  lutte  commença 
et  fut  extrêmement  chaude  des  deux  côtés  ;  vingt-cinq  guer- 
riers y  succombèrent.  Finalement  les  guerriers  de  Whano  et 
de  ses  alliés  furent  défaits.  Tous  les  districts  de  l'est  de 
Tahiti  passèrent  sous  la  domination  de  Pomare  V. 

Un  mois  après  cette  prise  d'armes,  il  y  en  eut  une  autre,  et 
celle-ci  fut  de  beaucoup,  plus  sérieuse.  Temare,  grand-chef 
des  districts  du  sud  de  Tahiti,  s'allia  avec  Veiatua  V,  grand- 
chef  de  Taiarapu,  ou  plutôt,  vu  son  jeune  âge,  avec  les  chefs 
de  ses  États,  pour  chasser  du  pouvoir  Pomare  P''^.  On  est 

1.  WiLSON,  A  missionary  Voyage,  elc,  p.  180. 

2.  Probablement  la  soumission  de  Taiarapu  n'avait  pas  été  durable  et  entre 
les  années  1791  et  1793,  Veiatua  V  était  rentré  en  possession  de  ses  Etats  ;  ou 
bien  ce  chef  voulait  essayer  de  les  reconquérir.  Nous  avons  déjà  constaté 
qu'à  Tahiti  les  guerres  étaient  fréquentes  et  que  souvent  les  chefs  perdaient 
et  recouvraient  leurs  Etats.  C'est,  à  mon  avis,  la  seule  façon  plausible  d'ex- 
pliquer la  rentrée  en  scène  de  Veiatua  V,  après  avoir  vu,  selon  Vancouver 
le  plus  jeune  frère  de  Pomare  II  prendre  sa  place.  Je  reviendrai  sur  ce  sujet 
dans  ma  prochaine  note,  lorsque  j'aurai  terminé  le  récit  des  événements  que 
nous  raconte  Wilson. 


9S  HISTOIRE    DE   LA   POLYNÉSIE    ORIENTALE 

surpris  de  voir  maintenant  Temare  se  déclarer  l'ennemi  de 
l'ex-régent  après  l'avoir  si  longtemps  reconnu  comme  roi  de 
Tahiti,  avoir  été  son  ami  et  souvent  même  son  allié.  Le  fils 
d'Amo  songeait-il  en  ce  moment  à  revendiquer  le  trône  qu'il 
avait  perdu  ?  En  ce  cas,  il  s'y  prenait  bien  tard,  à  moins  qu'il 
n'eût  été  jusque-là  l'ami  de  Pomare  P'"  que  pour  mieux  en- 
dormir sa  méfiance  en  attendant  une  occasion  propice.  Mais 
je  crois  que  Temare  n'était  pas  un  aussi  profond  politique  ; 
rien  ne  nous  le  révèle  comme  tel  dans  ses  actes  précédents, 
et  il  semble  avoir  accepté  sans  arrière-pensée  l'usurpation  de 
Pomare  P""  et  par  conséquent  celle  de  son  fils  Pomare  11.  Il 
ne  voulait  sans  doute  enlever  à  l'ex-régent  que  l'autorité  dont 
il  jouissait  et  qui  devenait  insupportable  aux  derniers  grands- 
chefs  restés  indépendants  de  fait,  quoique  vassaux  de  l'arii- 
rahi  de  Tahiti.  Quoi  qu'il  en  soit,  Temare  et  les  chefs  de 
Taiarapu  voulurent  faire  la  guerre  à  Pomare  P*"  et  ne  négli- 
gèrent rien  pour  arriver  à  le  vaincre.  Outre  les  forces  dont 
ils  disposaient,  et  qui  étaient  très  importantes,  ils  essayèrent 
d'obtenir  celles  du  jeune  Touha,  grand-chef  du  district  d'At- 
tahuru.  Celui-ci  ne  demandait  pas  mieux  que  de  joindre  les 
siennes  aux  leurs,  car  il  avait  un  réel  attachement  pour 
Temare,  mais  Pomare  P''  le  mit  en  demeure  de  se  ranger  de 
son  côté,  et,  par  crainte,  il  obéit.  Temare  et  VeiatuaV n'en  pos- 
sédaient pas  moins,  même  ainsi,  des  forces  supérieures  à  celles 
de  Pomare  P''  et  de  Touha,  et  ils  avaient,  comme  eux,  non 
seulement  des  armes  à  feu  mais  aussi  des  Européens  à  titre 
d'auxiliaires:  l'ÉcossaisButcheretl'IrlandaisO'Gonnor  étaient 
entrés  dans  leur  parti,  tandis  que  les  deux  Suédois  Andrew 
Lynd  et  Peter  Haggerstein,  etle  juif  s'étaient  mis  dans  celui  de 
Pomare  P""  et  de  son  allié  Touha.  La  présence  d'Européens 
dans  les  deux  camps  opposés  allait  donner  à  cette  guerre 
un  caractère  d'exceptionnelle  gravité. 

Les  deux  armées  se  rencontrèrent  dans  le  district  d'Atta- 
huru.  Le  premier  jour,  il  n'y  eut  que  de  petites  escarmou- 
ches, mais  le  second  jour,  une  véritable  bataille  se  livra.  Dès 


l'archipel  de  la  société  99 

le  début  de  l'action,  les  guerriers  de  Touha  plièrent  et  se 
dispersèrent  ;  ceux  de  Pomare  P''  les  imitèrent,  et  l'ex-régent, 
croyant  tout  perdu,  s'enfuit  désespéré.  Cependant  il  se  trom- 
pait :  les  Européens  engagés  à  son  service  continuaient  de 
tenir  ferme  et  repoussaient  l'ennemi  à  coups  de  fusil.  Trois 
Européens  tenant  tête  à  une  armée  d'indigènes,  cela  nous 
donne  une  triste  idée  de  la  valeur  de  celle-ci.  Pourtant  elle 
aussi  avait  avec  elle  des  Européens,  Butclier  et  O'Connor  ; 
mais  ces  derniers  ne  paraissent  pas  avoir  eu  la  même  capacité 
que  leurs  adversaires.  Voyant  cela,  les  guerriers  de  Pomare 
reprirent  courage,  se  rallièrent,  et  vinrent  se  grouper  autour 
d'Andrew  Lynd,  de  Peter  Haggerstein,  et  du  juif.  Ces 
hommes,  par  la  façon  dont  ils  tiraient,  semaient  la  terreur 
devant  eux.  Amo  tomba  raide  mort  ainsi  que  trois  guerriers 
deTemare  et  de  Veiatua  V.  Alors  les  autres  prirent  la  fuite, 
entraînant  avec  eux  Butcher  et  O'Connor.  Les  partisans  de 
Pomare  poursuivirent  longtemps  les  fuyards,  les  traquèrent, 
et  massacrèrent  sans  pitié  ceux  qu'ils  purent  rejoindre.  C'est 
à  grand'peine  que  Temare  et  Veiatua  parvinrent  à  gagner  les 
montagnes  avec  les  débris  de  leur  armée.  Les  vainqueurs 
allèrent  chercher  Pomare  P'"  qu'ils  finirent  par  trouver  loin 
du  champ  de  bataille,  étendu  par  terre,  s'abandonnant  à  sa 
douleur  et  tremblant  de  peur.  Ils  lui  annoncèrent  que  ses 
armées  étaient  victorieuses  ;  mais  il  refusa  d'abord  de  le 
croire  et  resta  encore  inerte,  continuant  à  montrer  à  nu  sa 
lâcheté;  il  ne  recouvra  un  peu  sa  dignité  d'homme  que  lors- 
qu'il fut  persuadé  qu'on  ne  l'avait  pas  trompé. 

Si  Pomare  P*"  ne  savait  pas  gagner  des  batailles,  il  savait 
au  moins  profiter  des  victoires  que  les  autres  remportaient 
pour  lui.  Il  le  montra  particulièrement  en  cette  occasion. 
Dans  chacun  des  districts  de  l'île,  il  fit  construire  des  cases 
que  des  gens  de  son  parti  occupèrent  d'une  façon  perma- 
nente. C'était,  en  somme,  comme  des  espèces  de  résidences 
qu'habitaient  les  vainqueurs  chargés  de  surveiller  les  vaiu- 
cus.  Lorsque  Temare  vint  solliciter  la  paix,  il  dut  remettre 


100  HISTOIRE    DE    LA    POLYNESIE    ORIENTALE 

à  Pomare  P''  le  grand  marae  de  Papara  et  lui  céder  toutes 
ses  possessions  territoriales  à  l'exception  de  son  district 
patronymique  que  l'ex-régent  voulut  bien  lui  laisser.  Sa 
déchéance  royale  était  ainsi,  pour  toujours,  consommée.  Cet 
infortuné  prince  entra  alors  dans  le  sacerdoce,  où  il  exerça 
les  fonctions  les  plus  élevées.  Mais  celui  qui  fut  traité  le  plus 
durement,  ce  fut  le  propre  allié  de  Pomare,  Touha,  grand- 
chef  d'Attahuru  :  on  l'accusa  de  trahison  à  cause  de  la  reculade 
de  ses  guerriers  au  début  de  la  bataille  et  il  fut  dépossédé 
de  son  district  ainsi  que  de  ses  biens.  Il  se  retira  à  Papara, 
auprès  de  Temare,  son  ami.  Quant  à  Yeiatua  V,  il  avait  réussi 
à  se  réfugier  dans  sa  presqu'île  où  il  se  proposait  de  prolon- 
ger la  guerre  et  de  se  relever  de  sa  défaite.  Mais  Pomare  I"" 
franchit  l'isthme,  pénétra  dans  tous  les  districts  et  en  nomma 
grand-chef  son  plus  jeune  fils,  au  détriment  de  Veiatua  V. 
Cette  famille,  jadis  si  puissante,  fut  ainsi  dépouillée  de  ses 
Etats.  Elle  ne  devait  plus  désormais  se  relever  de  sa  ruine  ^. 


1.  Cette  invasion  de  Wapaiano,  ce  combat  d'Attahuru  et  cette  soumission 
de  Taiarapu  se  seraient  passés  en  1793,  d'après  Wilson  (^4  missionary 
Voyage,  etc.).  11  est  certain  que,  pour  ce  qui  concerne  le  résultat  de  la  sou- 
mission de  Taiarapu,  il  y  a  une  analogie  frappante  avec  ce  que  mentionne 
Vancouver  :  la  presqu'île  de  Taiarapu  appartenait  déjà,  en  1791,  au  plus 
jeune  frère  de  Pomare  II.  L'une  de  ces  deux  soumissions  de  Taiarapu  ne  se 
serait-elle  jamais  produite,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  les  deux,  ne  feraient- 
elles  qu'une?  Si  l'on  place  l'expédition  de  1791  en  1793  comment  expliquer 
que  'Vancouver  ait  connu  la  prise  de  possession  de  Taiarapu  par  un  frère 
de  Pomare  H?  Si,  au  contraire,  l'on  met  l'expédition  de  1793  en  1791,  com- 
ment admettre  que  le  Suédois  Peter  Haggerstein  s'y  trouvât,  ainsi  qu'il  l'a 
déclaré  à  Wilson  qui  tenait  de  lui  tous  ces  renseignements"?  En  effet  il  ne 
faut  pas  oublier  que  l'aventurier  suédois  n'arriva  à  Tahiti,  sur  le  Dœdalus, 
qu'en  février  1793.  Alors,  dans  ces  deux  cas,  le  problème  reste  insoluble.  Ce 
qu'il  y  a  d'étrange  dans  cette  question  de  la  soumission  de  Taiarapu,  c'est 
que  Wilson  se  contredit  lui-même.  Dans  son  ouvrage,  il  commence  par 
dire  comme  Vancouver,  et  d'après  lui,  qu'en  1791,  l'expédition  contre  Taia- 
rapu avait  eu  lieu  et  que  le  jeune  fils  de  Pomare  I"  avait  pris  la  place  de 
Veiatua  V;  puis  il  expose  les  mêmes  événements  en  l'an  1793,  d'après  le  récit 
que  lui  en  a  fait  Peter  Haggerstein.  N'aurait-il  pas  accordé  trop  de  confiance 
à  cet  aventurier?  On  ne  peut  s'empêcher  de  rêver  un  instant  au  rôle  que 
Peter  Haggerstein  s'attribue  dans  les  événements  d'Attahuru  :  il  sauve 
Hidia  d'une  mort  certaine,  et,  avec  deux  autres  Européens,  il  fait  reculer 
toute  l'armée  ennemie  et  tue  l'ancien  roi  Amo.  On  ne  peut  objecter  que 
s'il  s'est  mis  en  scène,  il  y  a  mis  aussi  l'autre  Suédois,  le  juif  et  les  deux 
Anglais  :  il  ne  pouvait  agir  autrement,  puisque  ceux-ci  se  trouvaient  dans 
l'île  à  la  même   époque   que  lui,  et  qu'en  les   supprimant,  il  aurait  frappé 


l'archipel  de  la  société  101 

A  partir  de  la  chute  de  Temare,  de  Toulia  et  de  Veia- 
tua  V,  l'on  peut  dire  que  la  dynastie  des  Pomare  est  définiti- 
vement fondée.  L'usurpation  de  cette  famille  est  pour  le 
moment  violemment  accomplie,  en  attendant  qu'elle  soit 
volontairement  acceptée. 

Retiré  dans  sa  résidence  de  Pare,  Pomare  I"  tourna  dès 
lors  ses  regards  vers  les  autres  îles  de  l'archipel  de  la  Société. 
Vers  '179/i,  il  envahit  tout  à  coup  l'île  d'Eimeo,  sous  prétexte 
de  se  venger  des  habitants  qui  avaient  ravagé  ^latavai  dans 
les  guerres  de  1783  et  de  1773  K  Ceux-ci  furent  défaits  dans 
un  combat  et  perdirent  sept  hommes.  La  veuve  de  Motuaro, 
Wairidi-Aohu,  dut  remettre  la  tutelle  de  son  fils  à  Hidia  et 
à  Mani-Mani,  qui  furent  aussi  désignés  pour  gouverner  l'île 
d'Eimeo  au  nom  de  Pomare.  On  donna  comme  dédommage- 
ment à  Wairidi-Aohu  quelques  endroits  du  district  de  ]Mata- 
vai,  à  l'Est. 

Mais  l'œuvre  de  Pomare  P""  ne  reposait  pas  uniquement 
sur  la  force.  Les  Pomare  s'étaient  attachés  à  faire  de  l'héri- 
tage un  moyen  de  conquête  plus  lent,  mais  plus  sûr  que  la 
guerre;  ce  prince,  et  les  autres  princes  de  sa  famille,  avaient 
pris  soin  de  contracter  de  riches  mariages  et  surtout  de  s'al- 
lier à  la  famille  sacrée  des  rois  de  Piaiatea,  ce  qui  était  alors 
un  moyen  excellent  d'obtenir  du  peuple  la  meilleure  consi- 
dération pour  leurs  personnes-.  Les  Pomare  avaient  ainsi 
acquis   de  nombreux  domaines,  en  outre  du  Porionu,  leur 


d'invraisemblance  son  récit.  Celui-ci  peut  donc,  à  la  rigueur,  paraître  sus- 
pect. Cependant,  tout  bien  pesé,  je  ne  crois  pas  que  Peter  Haggerstein  ait 
fait  la  supercherie  de  transporter  en  Tannée  1793  des  événements  qui  se 
seraient  passés  en  l'année  1791,  afin  de  pouvoir,  par  vantardise,  s'en  rendre 
acteur  :  il  se  serait  exposé  à  être  démenti  non  seulement  par  l'Ecossais  et 
l'Irlandais,  mais  aussi  par  les  indigènes,  c'est-à-dire  par  tous  ses  adversaires. 
D'ailleurs,  les  événements  que  je  viens  de  raconter,  d'après  Wilson,  me 
paraissent  avoir  un  tel  caractère  frappant  de  vérité  qu'ils  semblent  dire  que 
Peter  Haggerstein,  pourtant  si  couvert  de  crimes,  n'a  pas  menti  en  ces  cir- 
constances. Dès  lors,  je  ne  pouvais  qu'accepter  la  version  de  Wilson, 
comme  j'avais  accepté  celle  de  Vancouver,  et  conclure  qu'il  y  a  proba- 
blement eu  deux  soumissions  de  Taiarapu. 

1.  Wilson,  A  missionary  Voyage,  etc.,  p.  182. 

2.  De  Bovis,  Étal  de  la  Société  lahilienne  à  Varrivée  des  Européens. 


102  HISTOIRE   DE   LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

district  patronymique  (Tetuanuieaaiteatua)  ;  une  adoption 
extraordinaire  vint  encore  augmenter  ceux-ci.  Temare  adopta 
Pomare  II  pour  fils  et  héritier  de  ses  biens.  Or,  comme  les 
liens  d'adoption  avaient  chez  ces  peuplades  autant  de  valeur 
que  ceux  du  sang,  Pomare  II  devint  par  eux  le  légitime 
héritier  du  nom  et  des  vastes  possessions  territoriales  de 
Temare.  Quelle  fut  la  cause  de  cette  adoption  ?  Voilà  ce  qu'on 
ignore,  et  il  est  probable  qu'on  ne  le  saura  jamais.  Cepen- 
dant il  n'est  pas  impossible  que  ce  soit  le  désir  de  recouvrer 
le  pouvoir  sur  son  district  qui  ait  conduit  Temare  à  cette 
étrange  adoption.  En  effet,  vers  Tannée  1797,  on  constate 
que  Temare  exerce  non  seulement  les  fonctions  sacerdotales 
avec  le  titre  de  taata  no  te  Atua  (l'homme  des  dieux),  mais 
aussi  celles  de  grand-chef  du  district  de  Papara,  et  que,  de 
plus,  il  commande  le  district  d'Attahuru,  divisé  entre  deux 
ou  trois  chefs.  Il  résulte  forcément  de  ce  recouvrement  de 
pouvoir  et  de  cette  augmentation  d'autorité  qu'un  rappro- 
chement avait  eu  lieu  entre  Pomare  P*",  Pomare  II  et  Temare; 
autrement,  si  celui-ci  était  rentré  en  possession  de  ses 
États  par  la  voie  des  armes,  il  n'eût  pas  adopté  le  fils  de  Po- 
mare P'",  c'est-à-dire  du  vaincu.  L'adoption  de  Pomare  II 
par  Temare  peut  donc  avoir  été  le  prix  de  ce  rapprochement, 
après  la  défaite  qu'avait  subie  ce  dernier.  Quoi  qu'il  en  soit, 
le  district  de  Papara  (Teriirere)  fut  ainsi  à  jamais  perdu  pour 
les  descendants  d'Amo  et  devint  un  héritage  de  plus  à  re- 
cueillir par  la  famille  Pomare.  Le  royaume  de  Tahiti  était 
désormais  assuré  de  droit  à  cette  dynastie,  la  branche  usur- 
patrice devenant  légitime  aux  yeux  des  indigènes  par  le  fait 
même  de  cette  adoption.  Plus  tard,  une  grande  partie  de 
l'île  Eimeo  sera  obtenue  encore  par  un  héritage  d'alliance, 
et  deux  enfants  de  la  reine  Pomare  IV  deviendront  l'un,  roi 
de  Raiatea,  l'autre,  reine  de  Bora-Bora,  les  souverains  de  ces 
îles  les  ayant  adoptés  ;  mais  n'anticipons  pas.  A  l'époque  qui 
nous  occupe,  c'est-à-dire  au  commencement  de  l'année  1797, 
la  famille  Pomare  possédait  déjà   quelques  terres  à  Eimeo; 


l'archipel  de  la  société  103 

de  plus,  les  îlots  Tetiaroa  constituaient  sa  propriété  person- 
nelle, et  l'île  Meetia  était  tombée  en  son  pouvoir;  à  Tahiti 
presque  tous  les  grands  districts  lui  appartenaient,  soit  par 
héritage,  soit  par  conquête  :  lePorionu,  à  Pomare  P""  et  Po- 
mare  II;  Taiarapu,  au  frère  de  ce  roi;  Wapaiano,  à  son  plus 
jeune  frère  Weidua;  enfin,  nous  venons  de  voir  que  les  dis- 
tricts de  Papara  et  d'Attahuru  devaient,  à  la  mort  de  Temare, 
revenir  à  Pomare  II.  L'unité  des  îles  du  Vent  semblait  donc 
à  ce  moment  à  peu  près  faite  au  profit  de  cet  arii-rahi. 
Allait-elle  l'être  d'une  manière  complète  ?  Cela  ne  se  pou- 
vait malheureusement.  Les  diverses  tribus  qui  peuplaient 
ces  différentes  îles  renfermaient  en  elles-mêmes  un  germe 
de  barbarie  tellement  prononcé  qu'il  leur  était  impossible 
de  respecter  pendant  longtemps  n'importe  quel  pouvoir 
établi;  leurs  convoitises  perpétuelles  les  empêchaient  d'avoir 
la  moindre  union  et  par  conséquent  de  fonder  une  chose 
durable.  x4ussi  les  horreurs  de  la  guerre  devaient-elles  de 
temps  en  temps  reparaître  et  remettre  chaque  fois  tout  en 
question,  jusqu'à  ce  que  la  parole  de  l'Evangile,  prêchée 
par  une  poignée  de  pauvres  Européens,  eût  apaisé  la  sau- 
vagerie primitive  qui  se  trouvait  chez  les  habitants  de  ces 
îles. 


CHAPITRE  II 


ETABLISSEMENT  DU   CHRISTIANISME 


Arrivée  à  Tahiti  de  missionnaires  protestants  anglais.  —  Débuts  de  l'évan- 
gélisation.  —  Des  Révérends  sont  attaqués  et  dépouillés.  —  Pomare  I" 
exerce  des  représailles  sur  les  habitants  de  Pare.  —  Mort  de  Temare.  — 
Pomare  II  proclame  la  déchéance  de  Pomare  I",  puis  il  se  réconcilie  avec 
lui  après  avoir  consenti  à  l'assassinat  de  Mani-Mani.  — Conquête  de  Raiatea, 
de  Tahaa  et  de  Huahine  par  Tapoa;  ce  roi  subit  une  défaite  complète  à 
Bora-Bora.  —  Guerre  de  Rua.  —  Succès  et  revers  de  Pomare  P"".  —  il  rede- 
vient victorieux.  —  Suspension  des  hostilités  à  Tahiti.  —  Passage  de  Turn- 
buU.  —  Soumission  d'Attahuru  par  Pomare  I"  ;  on  lui  remet  la  statue  du 
dieu  Oro.  —  Mort  de  Pomare  I".  —  Gouvernement  de  Pomare  II.  —  Détresse 
des  missionnaires.  —  Guerre  de  Pomare  II  ;  il  est  vainqueur.  —  Il  gouverne 
despotiquement  et  cause  ainsi  un  soulèvement  général.  —  Guerre  de  Hira- 
huraia  ou  Tire.  — Défaite  de  Pomare  II  ;  il  se  retire  à  Eimeo.  —  Il  essaye 
de  ressaisir  le  pouvoir,  mais  il  est  vaincu  et  revient  à  Eimeo.  —  Départ  des 
évangélistes.  —  Persévérance  de  M.  Nott  dans  son  apostolat.  —  Conquête 
de  Bora-Bora  par  Tapoa.  —  Retour  des  missionnaires.  —  Pomare  II  est 
rappelé  à  Tahiti.  —  Il  tente  vainement  de  reprendre  possession  de  ses 
Etats.  —  Mort  de  Tapoa.  —  Construction  d'une  école  et  d'une  église  à 
Eimeo.  —  Conversions  d'indigènes.  —  La  restauration  de  Pomare  II  ne  se 
réalise  pas  ;  il  retourne  à  Eimeo.  —  Voyage  de  Pomare-Vahine  à  Tahiti. 
—  Guerre  de  religion.  —  Victoires  des  Tahitiens  païens.  —  Augmentation 
des  chrétiens.  —  Pomare  II  débarque  à  Tahiti  avec  une  armée.  —  Combat 
de  Narii  et  victoire  complète  des  Tahitiens  chrétiens.  —  Conclusion  de  la 
paix.  —  L'île  entière  reconnaît  l'autorité  de  Pomare  II.  —  Les  Tahitiens  se 
convertissent  au  Christianisme.  —  Destruction  des  marae  et  des  idoles.  — 
Abolition  du  Paganisme  dans  toutes  les  îles  du  Vent  et  les  îles  Sous-le- 
Vent. 


L'un  des  principes  invariables  de  la  politique  anglo-saxonne 
consiste  à  conquérir  d'abord  commercialement  le  pays  dont 
elle  veut  s'emparer  ;  l'invasion  militaire  ne  vient  qu'ensuite  ; 
les  marchands  lui  préparent  la  voie.  Quand,  grâce  à  eux,  les 
ressources  et  la  topographie  de  la  contrée  convoitée  sont  suf- 
fisamment connues,  l'armée  se  met  en  marche  et  l'envahisse- 
ment se  fait.  Le  fruit  tombe  alors  de  lui-même,  il  est  mûr, 


l'archipel  de  la  société  105 

et  les  indigènes  sont  obligés  de  s'incliner  :  le  tour  est  joué. 

Les  meilleurs  auxiliaires  qu'ont  trouvé  les  Anglais  pour 
commencer  l'application  de  ce  principe,  sont  certainement 
leurs  missionnaires  protestants,  à  la  fois  prêtres,  agents  et  né- 
gociants :  par  leur  patriotisme  ardent,  parles  diverses  profes- 
sions qu'ils  exercent,  ils  servent  mieux  la  cause  de  leur 
nation  que  ne  le  font  nos  prêtres  catholiques  romains. 

Lorsque  l'Océanie  commença  à  être  bien  connue,  l'Angle- 
terre s'empressa  donc  d'envoyer  ces  agents  spirituels  et 
surtout  temporels  dans  les  parties  du  Pacifique  qui  semblaient 
le  plus  accessibles  à  sa  domination. 

Le  24  septembre  1796,  les  Missions  de  Londres  expédiè- 
rent de  Portsinouth  un  bâtiment  nommé  le  Duff,  commandé 
par  le  capitaine  James  Wilson,  ayant  à  son  bord  trente  mis- 
sionnaires, six  femmes  et  trois  enfants.  Le  li  mars  1797,  le 
vaisseau  arrivait  à  Tahiti  où  devaient  se  fixer  dix-huit  mis- 
sionnaires. C'étaient  MM.  J.  F.  Cover  (avec  sa  femme  et  son 
fils),  John  Eyre  (et  sa  femme),  John  Jefferson,  T.  Lewis, 
ministres  du  saint  Évangile  ;  Ch.  Bicknell,  B.  Broomhall, 
J.  Cock,  S.  Clode,  J.  A.  Gillham,  W.  Henry  (et  sa  femme), 
P.  Hodges  (et  sa  femme),  R.  Hassel  (sa  femme  et  ses  deux 
enfants),  E.  Main,  H.  Nott,  F.  Cakes,  J.  Puckey,  W.  Puckey 
etW.  Smith  ^ 

Ils  débarquèrent  le  7  mars  et  furent  reçus  sur  la  plage  par 
le  jeune  roi  Pomare  II  et  sa  femme  Tetua,  portés  sur  les 
épaules  des  indigènes.  Les  missionnaires  trouvèrent  là  aussi 
les  deux  marins  suédois,  André  Lynd  et  Peter  Haggerstein, 
établis  définitivement  à  Tahiti.  Ces  deux  hommes  parlaient 
l'anglais  et  la  langue  du  pays  :  ils  servirent  d'interprètes  aux 
évangélistes.  Le  capitaine  Wilson  exposa  le  but  du  voyage  et 


1.  Il  n'y  avait  comme  hommes  instruits,  réellement  lettrés,  que  les  quatre 
ministres  du  saint  Évangile  (ils  étaient  âgés  de  3t,  28,  26  et  31  ans)  ;  les 
autres  missionnaires,  quoique  sachant  lire  et  écrire,  n'étaient  versés  que 
dans  des  travaux  manuels  ;  ainsi  M.  Nott  exerçait  auparavant  la  profession 
de  maçon.  (D'après  le  capitaine  Wilson,  .4  missionary  voyage  in  Ihe  ship 
Duff,  elc). 


106  HISTOIRE    DE   LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

demanda  la  cession  d'une  terre  aux  Anglais.  Il  j  eut  d'abord 
des  difficultés,  mais  elles  s'aplanirent  grâce  aux  présents 
offerts  au  souverain  et  à  la  souveraine,  et  surtout  grâce  à  la 
venue  de  Pomare  P"".  Celui-ci,  sa  femme  Hidia,  le  roi,  la 
reine  et  leurs  frères  et  sœurs,  ainsi  que  le  grand  prêtre  Haame- 
nemene  ou  Mani-Mani  se  réunirent  le  16  mars  devant  la 
maison  concédée  aux  missionnaires  ;  une  corde  était  tendue 
autour  pour  maintenir  la  foule  à  distance.  Mani-Mani,  en  sa 
qualité  de  président,  fît  une  harangue  et  la  termina  par  la 
formule  de  l'abandon  ^  du  district  de  Matavai.  L'interprète 
Peter  traduisit  ce  discours  en  anglais  aux  missionnaires 
Bowell,  Gover,  etc.  -.  Chose  étrange,  ce  fut  le  grand  prêtre 
d'une  religion  païenne  qui  introduisit  les  missionnaires  chré- 
tiens dans  l'île. 

Quand  leur  habitation  fut  prête,  les  évangélistes  s'y  logè- 
rent avec  les  femmes  et  les  enfants.  Le  19  mars,  le  Révérend 
Cover  célébra  le  premier  service  divin  devant  Pomare  P""  et 
son  peuple.  L'interprète  suédois  répéta  le  sermon  que  les 
Tahitiens  écoutèrent  attentivement.  La  cérémonie  religieuse 
finie,  Pomare  prit  la  main  de  Cover  et  lui  dit  :  maitai^  maitai 
(bien,  bien),  puis  il  ajouta  qu'il  désirait  y  assister  à  l'avenir. 

Le  Duffleya  l'ancre,  et  se  rendit  d'abord  à  Tonga-Tabou, 
ensuite  aux  îles  Marquises  ;  il  laissa  dans  ces  deux  archipels 
des  propagateurs  de  la  foi  évangélique  et  revint  à  Tahiti  le 
6  juillet.  Le  capitaine  Wilson  parcourut  les  divers  districts 
de  l'île  et  la  quitta  définitivement  le  4  août  1797.  Le  Duff 
emmena  un  missionnaire  qui  retournait  en  Angleterre, 
M.  Gillham  ;  il  avait  déjà  renoncé  à  son  ministère  d'apôtre  ; 
sa  vocation  s'était  évanouie  au  contact  des  sauvages. 

Les  dix-sept  missionnaires  restés  à  Tahiti  se  mirent  au  tra- 
vail. La  tâche  leur  paraissait  facile  ;  ils  ne  tardèrent  pas  à 


1.  Malheureusement  ce  n'était  pas  une  donation,  ainsi  que  le  crurent  d'abord 
les  évangélistes,  mais  un  simple  prêt  :  les  lois  du  pays  s'opposaient  à  ce  que 
des  terres  fussent  données  ou  vendues  à  des  étrangers. 

2.  D'après  le  missionnaire  Bov^rell,  historien  de  la  relation. 


l'archipel  de  la  société  107 

s'apercevoir  qu'ils  s'étaient  lourdement  trompés.  Leurs  ten- 
tatives pour  empêcher  l'infanticide  chez  les  ^r/oz  échouèrent 
complètement.  Ilsconstatèrent  que  les  indigènes  se  rendaient 
au  prêche  comme  au  spectacle,  uniquement  par  curiosité. 
Les  évangélistes  ne  firent  aucune  conversion  et  commencè- 
rent à  se  décourager.  A  cette  désillusion  il  fallait  joindre  la 
dureté  de  l'existence  matérielle  dans  ces  îles  pour  des  Euro- 
péens civilisés  et  la  nature  pas  toujours  très  satisfaisante  de 
leurs  rapports  avec  les  indigènes. 

Ces  rapports  devinrent  même  dangereux.  En  mars  1798,  à 
Pare,  quatre  missionnaires  furent  menacés  de  mort  et  dé- 
pouillés entièrement  de  leurs  vêtements'.  Ces  violences  et 
ces  vols  eurent  lieu  avec  l'assentiment  de  Pomare  II  qui  était 
loin  de  partager  les  sentiments  dont  son  père  faisait  preuve 
envers  les  évangélistes.  Lorsque  Pomare  P'  apprit  ce  qui 
s'était  passé,  il  en  témoigna  de  grands  regrets,  puis  exigea 
la  restitution  des  objets  volés.  Il  n'y  parvint  qu'en  partie,  et 
comme  les  infortunés  missionnaires  étaient  nus,  il  leur  donna, 
pour  se  vêtii%  des  étoffes  et  des  nattes  du  pays. 

Les  missionnaires  ressentirent  une  telle  frayeur  de  cette 
aventure  qu'ils  résolurent  de  quitter  l'archipel.  Pomare  P"" 
essaya  de  les  retenir.  Onze  d'entre  eux  furent  inflexibles  et 
partirent  le  30  mars  1798.  Les  autres  se  laissèrent  toucher 
par  les  prières  de  Pomare  V\  et  restèrent  à  Tahiti  :  MM.  Eyre, 
Jefîerson,  Nott,  Harris,  Broomhall,  Bicknell  et  Lewis  ; 
(Mme  Eyre  partagea  le  dévouement  de  son  mari). 

Pomare  P""  voulut  punir  les  indigènes  qui  avaient  offensé 
ses  hôtes  :  il  envahit  le  district  de  Pare  et  mit  à  mort  deux 
des  coupables.  La  population  répliqua  par  un  soulèvement  ; 
mais  Pomare  P'ie  réprima  sur-le-champ:  quatorze  des  habi- 
tants périrent  et  cinquante  cases  furent  brûlées  2. 

Au  mois  d'août  1798,  deux  navires  baleiniers  anglais,  le 
Cornwall  et  le  Sully,  relâchèrent  pendant  quelques  jours   à 

1.  Elus,  Polynesian  researches,  t.  I,  p.  36. 

2.  Ibid.,  p.  90  et  91. 


108  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

Tahiti.  Leur  passage  ne  mériterait  même  pas  d'être  men- 
tionné s'il  n'avait  été  la  cause  involontaire  d'un  terrible  acci- 
dent. Les  deux  capitaines  anglais  donnèrent  en  présent  à 
Temare,  grand -chef  de  Papara,  une  certaine  quantité  de 
poudre  de  guerre.  Le  grain  en  était  grossier  et  ce  prince  vou- 
lut en  essayer  la  qualité  ;  l'un  de  ses  serviteurs  prit  un  pis- 
tolet, le  chargea,  et  le  tira  trop  près  au-dessus  de  la  poudre  : 
aussitôtcelle-ci  s'enflamma,  une  explosion  formidable  retentit, 
et  six  indigènes  tombèrent  grièvement  blessés.  Parmi  eux 
se  trouvait  Temare.  Celui-ci  vécut  encore  quelques  jours, 
en  proie  à  d'abominables  souffrances,  puis,  malgré  les  soins 
qui  lui  furent  prodigués,  il  expira.  Ainsi  périt,  victime  d'un 
accident  vulgaire,  le  fils  d'Amo.  Pomare  II,  qu'il  avait  adopté, 
hérita  de  son  district,  ainsi  que  de  ses  biens. 

Cependant  l'envahissement  du  district  de  Pare  et  le  châti- 
ment des  voleurs  avaient  froissé  dans  son  orgueil  l'arii-rahi; 
ce  district  lui  appartenait  et  les  coupables  n'avaient  agi,  au 
fond,  qu'avec  son  autorisation.  Profondément  irrité,  Pomare  11 
écouta  le  grand  prêtre  Mani-Mani,  qui  depuis  longtemps 
haïssait  Pomare  P'"  et  désirait  venger  de  lui  une  offense  per- 
sonnelle :  Mani-Mani  proposa  d'enlever  tout  pouvoir  à 
Pomare  P*"  et  Pomare  II  accepta. 

Le  23  novembre  1798,  après  avoir  fait  un  sacrifice  humain, 
le  roi  et  le  grand  prêtre  entrèrent  avec  leurs  partisans  dans 
le  district  de  Matavai.  Ils  tuèrent  quatre  habitants,  procla- 
mèrent la  déchéance  de  Pomare  P''  et  se  partagèrent  le  dis- 
trict de  r ex-régent. 

Le  grand  prêtre  ne  jouit  que  bien  peu  de  temps  de  son 
triomphe:  Pomare  P''  envoya  dire  à  sa  femme  Hidia  de  faire 
assassiner  ce  vieillard  dangereux,  et  celle-ci,  se  rendant 
auprès  de  son  fils  Pomare  II,  réussit  par  ses  prières  à  lui 
arracher  son  consentement  à  la  mort  de  son  ami.  Ils  ne  tar- 
dèrent pas  dans  l'accomplissement  de  leur  sinistre  dessein. 
Le  3  décembre  1798,  pendant  que  le  grand  prêtre  passait 
devant  le  mont  Taharaï,  en  allant  à  Pare,  un  serviteur  d'Hidia 


l'archipel  de  la  société  109 

se  jeta  sur  lui  et  l'assassina  K  Avec  Mani-Mani  disparut  le  plus 
remarquable  orateur,  poète  et  savant  indigène.  Le  résultat  de 
sa  mort  fut  une  réconciliation  complète  entre  Pomare  I"'  et 
Pomare  II  ;  l'ex-régent  rentra  en  possession  de  son  district 
de  Matavai. 

Le  23  novembre  1799,  il  advint  un  événement  déplorable. 
Le  pasteur  Lewis  s'était  épris  d'une  jeune  Tahitienne  et  l'avait 
épousée  malgré  les  remontrances  des  autres  Révérends  qui 
trouvaient  répréhensible  un  mariage  avec  une  femme  non 
chrétienne.  A  la  suite  de  cette  union  ils  avaient  cessé  de  fré- 
quenter Lewis,  sauf  aux  offices  religieux.  Ce  dernier  habitait 
assez  loin  une  case  située  dans  la  partie  orientale  du  district. 
Le  23  novembre,  ses  collègues  le  trouvèrent  mort  dans  sa 
demeure,  le  front  fracassé.  Interrogée,  sa  femme  répondit 
qu'il  s'était  tué  dans  un  accès  de  folie  ;  mais  plus  tard  on  sut 
la  vérité  :  le  malheureux  Anglais  avait  été  assassiné. 

Vers  l'année  1800,  il  se  créa  dans  un  village  de  l'île  Bora- 
Bora  un  parti  soi-disant  libéral  ;  il  ne  tenait  pas  compte  des 
différentes  classes  jusque-là  en  vigueur  chez  les  diverses 
peuplades  de  l'archipel  de  la  Société  :  il  traitait  sur  le  pied 
d'égalité  parfaite  tous  les  indigènes,  qu'ils  fussent  Arii,  Raa- 
tira,  ou  Manahune.  Un  homme  remarquable,  Tapoa,  neveu  du 
fameux  roi  Puni,  était  le  chef  de  cet  original  parti  politique. 
Avec  son  concours,  il  soumit  successivement  les  îles  Tahaa, 
Raiatea  et  Huahine,  et  devint  ainsi  le  roi  le  plus  puissant  des 
îles  Sous-le-Vent.  Lui  et  ses  adeptes  prêchaient  la  liberté  et 
l'égalité  ;  mais  ils  les  voulaient  pour  eux-mêmes,  et  non  pas 
pour  les  autres.  C'est  du  moins  ce  qui  ressortait  de  leurs 
actes  :  ils  pillaient  le  pays  où  ils  abordaient,  enlevaient  aux 
habitants  tout  ce  qu'ils  possédaient,  et  en  faisaient  leur  profit 
personnel.  Tapoa  avait  fixé  sa  résidence  à  Raiatea,  et,  de  là, 
il  entreprenait  ses  rapines,  avec  l'aide  de  ses  partisans.  Leur 
avidité  ne  cessant  de  s'accroître  malgré  leurs  gains,  une  op- 

1.  Ellis,  Polynesian  researches,  t.  I,  p.  80. 


110  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

position  formidable  commença  à  se  manifester  contre  eux 
parmi  leurs  compatriotes  de  Bora-Bora  ;  mais  ils  n'en  conti- 
nuèrent pas  moins  leurs  violences  et,  finalement,  les  chefs 
et  une  partie  du  peuple  de  cette  île  leur  résistèrent  ouver- 
tement. Aussitôt  le  roi  Tapoa  rassembla  une  armée  de  près 
de  quatre  mille  hommes,  composée  des  naturels  de  Tahaa, 
de  Raiatea,  de  Huahine  et  même  de  Tahiti;  puis  il  s'embarqua 
sur  des  pirogues  et  partit  avec  elle  pour  Bora-Bora.  Les  habi- 
tants de  cette  île  ne  tentèrent  pas  de  lui  disputer  le  passage 
de  la  mer  ;  ils  ne  le  pouvaient  pas,  ils  n'étaient  pas  assez 
nombreux  :  leur  petite  armée  ne  s'élevait  pas  au-dessus  de 
neuf  cents  hommes.  Ce  fut  donc  en  toute  tranquillité  que  celle 
de  Tapoa  accomplit  sa  traversée  de  Raiatea  à  Bora-Bora. 
Son  débarquement  ne  fut  pas  non  plus  inquiété,  et  il  aurait 
peut-être  pu  l'être  :  il  s'opéra  dans  la  baie  d'Anao  située  sur 
la  côte  est  de  Tîle.  Les  guerriers  de  Bora-Bora  avaient  fait 
quelques  préparatifs  de  défense  ;  ils  avaient  construit  des 
fortifications  sur  leslieux  par  trop  faciles  à  enlever.  Les  assail- 
lants essayèrent  de  les  prendre  d'assaut  et  ne  parvinrent  pas 
à  les  emporter;  ils  furent  repoussés  et  perdirent  un  Anglais 
qui  servait  dans  leurs  rangs.  Alors,  comme  pour  passer  leur 
colère,  ils  allèrent  dévaster  les  cases  de  la  baie  de  Fanui. 
Mais,  tout  à  coup,  les  guerriers  de  Bora-Bora  firent  une 
sortie,  tombèrent  sur  eux,  et  il  s'ensLiivit  un  combat  dans  les 
plaines  de  Tahu-Ruai.  Après  une  lutte  acharnée,  Tapoa  et 
son  armée  subirent  une  défaite  si  complète  qu'ils  durent 
abandonner  immédiatement  leur  entreprise  et  retourner  sur 
leurs  pirogues  à  Raiatea  '. 

Cette  désastreuse  expédition  n'ébranla  pas  la  domination 
de  Tapoa  sur  les  autres  îles  Sous-le-Vent  :  il  conserva  son 
royaume  de  Tahaa  et  ses  possessions  de  Raiatea  et  de  Hua- 


1.  MoERENHOUT,  Voyages  aux  îles  du  Grand  Océan,  t.  II,  p.  511  et512.  —  Du- 
MONT  D'Urville.  Voyage  pittoresque  autour  du  monde,  t.  I,p.540.  —  Il  est  évi- 
dent que  les  récits  de  ces  deux  auteurs,  malgré  leurs  variantes,  font  allusion 
aux  mêmes  événements;  ils  se  complètent  l'un  l'autre. 


L  ARCHIPEL  DE  LA  SOCIETE  111 

hine  qu'il  gouvernait  personnellement,  ou  par  l'entremise 
des  rois  et  des  chefs  de  ces  îles.  En  effet,  il  paraît  résulter 
de  plusieurs  renseignements  un  peu  postérieurs  seulement 
à  ces  événements^,  que  lors  de  la  conquête  de  Raiatea  et  de 
Huahine,  Tapoa  avait  respecté  la  souveraineté  de  leurs  rois 
et  de  la  plupart  de  leurs  chefs.  C'est  ainsi  que  Tamatoa  con- 
tinuait de  régner  à  Raiatea;  mais,  comme  Tapoa  y  demeurait 
également,  malgré  la  proximité  de  son  île  Tahaa,  l'influence 
de  Tamatoa  à  Raiatea  était  à  peu  près  nulle;  au  contraire, 
celle  de  Teriitaria,  roi  de  Huahine,  était  assez  importante 
dans  cette  île.  Tapoa,  roi  de  Tahaa,  se  contentait  de  la  suze- 
raineté qu'il  exerçait  sur  ces  monarques  et  sur  les  chefs  pla- 
cés au-dessous  d'eux.  C'était,  en  somme,  le  même  système 
politique  qu'aux  îles  du  Vent. 

Celles-ci  ne  se  ressentirent  pas  de  ces  nouveaux  événe- 
ments et  les  Pomare  ne  furent  pas  inquiétés  par  Tapoa,  leur 
rival  en  puissance;  il  y  eut  même  échange  de  bonnes  rela- 
tions entre  les  deux  gouvernements. 

Le  V  janvier  1800,  le  missionnaire  Harris  quitta  Tahiti; 
en  revanche,  son  collègue  Henry,  accompagné  de  sa  femme, 
revint  dans  l'île. 

Le  5  mars  de  la  même  année,  l'on  commença  la  construc- 
tion de  la  première  chapelle  du  culte  R^éformé  ;  celle-ci  fut 
élevée  auprès  du  tombeau  de  Lewis. 

Le  10  juillet  1801,  le  Royal  admirai  ]eta  l'ancre  à  Matavai, 
et  débarqua,  trois  jours  après,  de  nouveaux  missionnaires. 

Aucun  indigène  pourtant  ne  s'était  converti.  Les  Tahitiens 
continuaient  d'adorer  leur  grand  dieu  Oro.  Sa  statue  se  trou- 
vait placée  dans  le  marae  d'Attahuru .  Les  naturels  de  ce 
district  tenaient  beaucoup  à  la  conserver  parce  qu'elle  leur 
assurait  de  nombreux  privilèges  religieux  qui  les  proté- 
geaient contre  leurs  ennemis.  Pomare  P''  et  son  fils  voulu- 
rent s'emparer  de   la  statue  du  dieu;  ils   prétendirent  que 

1.  Ce  que  le  capitaine  Turnbull  a  raconté  avoir  vu  en  1802  lors  de  son 
passage  aux  îles  Sous-le-Vent. 


112  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

celui-ci  leur  était  apparu  en  songe  et  leur  avait  ordonné  de 
le  transporter  à  Tautira  dans  la  presqu'île  de  Taiarapu.  Rua 
et  les  autres  chefs  d'Attahuru  refusèrent  de  livrer  l'idole. 
Tout  à  coup  Pomare  11  la  fit  saisir  par  ses  partisans  et  porter 
dans  la  pirogue  royale.  Les  gens  d'Attahuru  ne  s'attendaient 
pas  à  cette  violence  :  ils  ne  purent  se  défendre.  Pomare  II 
mit  aussitôt  à  la  voile  et  se  rendit  à  Papara.  Mais  Oro  pou- 
vait être  irrité  de  ce  changement  de  résidence,  et,  pour 
l'apaiser,  Pomare  II  accomplit  un  sacrifice  humain  :  à  défaut 
d'un  prisonnier  il  immola  un  de  ses  serviteurs  ^  Tel  fut  le 
commencement  de  la  longue  guerre  de  Rua  (Te  Tamai-ia 
Rua),  du  nom  du  principal  chef  de  la  résistance. 

Les  naturels  d'Attahuru  envahirent  le  district  de  Tettaha, 
en  tuèrent  les  habitants  et  brûlèrent  toutes  les  cases.  Rua 
et  ses  guerriers  surprirent  Pomare  à  Tautira,  lui  infligèrent 
une  sanglante  défaite,  et  reprirent  la  statue  du  dieu  Oro.  Le 
roi  fut  contraint  de  se  retirer  à  Matavai. 

Sa  position  était  critique  ;  il  voulait  se  réfugier  dans  l'île 
Eimeo.  Les  missionnaires  l'empêchèrent  de  quitter  Tahiti. 
Ils  espéraient  que  ses  revers  ne  continueraient  pas  et  ils 
avaient  intérêt  à  conserver  auprès  d'eux  un  prince  qui  les 
avait  toujours  protégés.  Ils  relevèrent  son  courage  et  lui  mon- 
trèrent l'exemple.  Ils  construisirent  des  palissades  aux  alen- 
tours de  la  Mission,  et,  par  prudence,  démolirent  la  chapelle. 
Alors  Pomare  P*"  rassembla  de  nouveaux  hommes,  puis  il 
attendit  l'occasion  d'agir. 

Elle  se  présenta  en  avril  1802.  A  cette  époque,  les  guerriers 
d'Attahuru  commirent  l'imprudence  d'aller  tous  à  Taiarapu, 
laissant  ainsi  leur  district  ouvert  à  l'ennemi.  Aussitôt  Po- 
mare I*""  y  entra  et  massacra  les  vieillards,  les  femmes  et  les 
enfants.  En  cette  circonstance,  le  Suédois  André  Lynd  se 
rendit  complice  d'une  foule  d'atrocités. 

Les  guerriers  d'Attahuru  se  préparèrent   à  de  nouveaux 

1.  MoERENHOUT,  Vogaçes  aux  îles  du  Grand  Océan,  t.  II,  p.  430  et  431. 


l'archipel  de  la  société  113 

combats.  Voyant  cela,  les  missionnaires  résolurent  de  faire 
soutenir  par  des  Européens  la  cause  de  Pomare  V.  Ils  s'adres- 
sèrent au  commandant  du  navire  anglais  le  Nautilus,  qui 
-venait  d'arriver  à  Tahiti.  Sur  leur  demande,  le  capitaine 
Bishop  consentit  à  appuyer,  avec  une  partie  de  son  équipage, 
les  troupes  de  Pomare.  Celui-ci  partit  donc  avec  son  armée 
€t  un  groupe  d'Anglais  composé  du  capitaine  Bishop,  d'un 
officier  du  Naulilas  et  de  vingt-trois  marins.  Un  seul  mis- 
sionnaire se  joignit  à  eux,  mais  ce  fut  en  qualité  de  chirur- 
gien; les  autres  restèrent  à  Matavai. 

La  rencontre  eut  lieu  dans  le  district  d'Attahuru  le  3  juil- 
let 1802.  Des  deux  côtés  on  se  battit  avec  fureur;  mais  les 
auxiliaires  de  Pomare  étaient  munis  de  fusils  et  de  pistolets; 
ils  avaient  en  outre  une  pièce  de  canon  du  calibre  de  quatre; 
les  gens  d'Attahuru  ne  purent  tenir  contre  la  supériorité  des 
armes  européennes  :  ils  furent  vaincus  et  perdirent  dix-sept 
guerriers  parmi  lesquels  le  chef  Rua.  Un  groupe  de  naturels 
de  Papara  qui  rejoignait  ses  alliés  d'Attahuru  fut  entière- 
ment détruit  le  même  jour^ 

Pomare  offrit  la  paix  :  ses  ennemis  la  refusèrent.  Toute- 
fois il  y  eut  une  suspension  d'hostilités  en  août  1802.  Le  19 
du  même  mois,  la  Vénus  étant  arrivée,  le  Naulilas  s'en  alla. 
L'archipel  redevint  alors  à  peu  près  calme,  sauf  à  Eimeo  où 
il  y  eut  des  révoltes.  Pomare  y  gagna  une  grande  bataille 
dans  laquelle  périt  un  vingtième  des  rebelles  2. 

En  septembre  1802,  le  Margaret  mouilla  dans  la  rade  de 
Matavai.  Il  avait  à  son  bord  le  capitaine  Turnbull.  Celui-ci 
eut  beaucoup  de  peines  à  se  ravitailler,  tant  les  vivres  étaient 
devenus  rares  par  suite  de  la  récente  guerre.  De  plus,  l'île  était 
en  ce  moment  ravagée  par  d'affreuses  maladies  que  les  indi- 
gènes prétendaient  avoir  été  importées  par  les  Européens^. 


1.  MoERENHOUT,  Voyages  aux  [les  du  Grand  Océan,  t.  II,  p.  438.—  Ellis,  Poly- 
nesian  researches,  t.  I,  p.  114  et  115. 

2.  MoERENHOUT,  Voyagcs  aux  îles  du  Grand  Océan,  t.  II,  p.  440. 

3.  Turnbull,  Voyage  round  the  World,  p.  326  et  334. 


114  HISTOIRE   DE    LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

Le  capitaine  anglais  vit  ainsi  mourir  une  foule  de  jeunes 
gens  dans  toute  la  force  de  l'âge. 

Au  mois  de  novembre  1802,  Hapai  ou  Otey  ou  bien  encore 
Teu  mourut  de  vieillesse  dans  sa  demeure  de  Matavai.  Il 
était  la  tige  de  la  dynastie  régnante  à  Tahiti  ;  mais  il  n'avait 
jamais  joiii  de  la  même  puissance  que  son  fils  et  son  petit- 
fils.  Sa  mort  n'eut  aucune  influence  sur  les  affaires  du  pays. 

C'est  grâce  aux  relâches  du  Margaret  que  nous  avons 
quelques  renseignements  sur  les  îles  Sous-le-Vent  à  cette 
époque.  Teriitaria  continuait  de  régner  à  Huahine  ;  Tamatoa 
était  aussi  toujours  roi  de  Raiatea;  mais  le  roi  de  Tahaa  de- 
meurait également  dans  cette  île  et  commandait  en  chef  les 
guerriers  de  Raiatea  et  de  Tahaa  ^  ;  ce  devait  être  Tapoa. 
Celui-ci  déclara  au  capitaine  Turnbull  qu'il  n'avait  aucun 
pouvoir  sur  Bora-Bora,  qui  se  trouvait  alors  indépendante. 
Désireux  de  se  procurer  des  armes  à  feu  et  d'attirer  à  lui 
des  auxiliaires  européens,  il  facilita  la  désertion  de  quelques 
convicts  et  essaya  de  s'emparer  du  navire  anglais  :  le  capi- 
taine Turnbull  n'échappa  à  cette  attaque  qu'au  prix  des  plus 
grands  efforts. 

Cependant  Pomare  P''  n'avait  pas  renoncé  à  ses  entreprises. 
Il  rassembla  ses  guerriers  et  se  mit  en  marche  avec  eux  au 
commencement  du  mois  d'août  1803.  Son  frère  Weidua, 
Pomare  II,  le  jeune  grand-chef  de  Taiarapu,  leur  mère  Hidia, 
et  sa  sœur  Wairidi  Ahou,  l'accompagnaient.  Ce  fut,  dit-on, 
durant  cette  marche  que  le  jeune  chef  de  Taiarapu  expira; 
il  était  depuis  quelque  temps  atteint  de  la  phtisie,  et,  mal- 
gré les  soins  que  les  siens  lui  avaient  prodigués,  il  suc- 
comba à  cette  terrible  maladie.  Pomare  P""  n'en  continua  pas 
moins  son  expédition.  Ses  forces,  qui  étaient  considérables, 
entrèrent  dans  le  district  d'Attahuru.  Effrayés  de  leur  infé- 
riorité, ses  adversaires  se  soumirent  et  lui  remirent  enfin 
la  statue  du  dieu  Oro.  Pomare  I"  déposséda  tous  les  grands- 

1.  Turnbull,  Voyage  round  Ihe  World,  p.  163  et  187. 


L  ARCHIPEL    DE    LA    SOCIÉTÉ  115 

chefs  au  profit  de  ses  amis;  le  district  d'Attahuru  fut  com- 
plètement assujetti  '. 

Pomare  P"^  mourut  subitement  dans  le  district  de  Pare  le 
3  septembre  1803,  à  l'âge  de  cinquante  ou  soixante  ans,  on 
ne  sait  au  juste  2.  Son  frère  Weidua  ne  lui  survécut  guère 
il  mourut  dans  le  courant  du  même  mois  ou  quelques  se- 
maines après,  le  corps  complètement  rongé  par  l'abus  des 
boissons  fortes. 

Hidia  prit  les  missionnaires  sous  sa  protection. 

Pomare  11  se  retira  à  Eimeo,  où  il  emmena  la  grande  sta- 
tue du  dieu  Oro.  Le  roi  resta  dans  cette  île  pendant  les 
années  1804  et  1805.  Sur  la  proposition  des  pasteurs  anglais 
il  permit  l'impression  à  Londres  du  premier  livre  pour  les 
écoles.  En  janvier  1806,  le  roi  retourna  à  Tahiti  et  y  ramena, 
dans  sa  pirogue  sacrée,  l'idole  d'Oro. 

Quelque  temps  après,  Pomare  II  se  rapprocha  des  mission- 
naires. Il  avait  besoin  d'eux  :  il  désirait  apprendre  à  lire.  Ceux- 
ci  se  firent  donc  professeurs,  et  le  prince  se  mit  avec  ardeur 
à  l'étude.  Il  ne  se  laissa  pas  rebuter  par  les  premières  diffi- 
cultés, et  travailla  si  bien,  qu'il  parvint  à  savoir  lire  et  écrire. 
Dès  lors  il  vécut  en  meilleurs  termes  avec  les  évangé- 
listes. 

Malgré  leurs  efforts,  le  Christianisme  n'avait  guère  fait  de 
progrès.  De  plus,  leurs  ressources  étaient  épuisées.  Ils  envi- 
sageaient l'avenir  avec  tristesse.  L'un  d'eux  ne  voulut  plus 
continuer  à  prêcher  l'Evangile  à  des  âmes  aussi  obstinées  : 
le  pasteur  Shelly  et  sa  famille  quittèrent  l'île  le  9  mars  1806. 

Au  mois  de  juillet  de  la  même  année,  Tetua  mourut  des 
suites  d'un  avortement  volontaire.  Elle  était  âgée  de  vingt- 


1.  TuRNBULL,  Voijage  round  the  World,  p.  321  et  322. 

2.  Pomare  I"  était  monté  avec  deux  serviteurs  dans  sa  pirogue  afin  d'aller 
visiter  un  navire  anglais;  durant  le  trajet  entre  le  rivage  et  ce  bâtiment,  il 
sentit  tout  à  coup  une  violente  douleur  dans  le  dos;  il  y  porta  la  main,  se 
leva  vite,  mais  retomba  sur  le  côté  de  l'embarcation  où  il  mourut  immédia- 
tement. —  TuRNBULL,  Voyage  round  the  World,  p.  324. 


116  HISTOIRE    DE  LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

quatre  ou  vingt-sept  ans.  L'épouse  de  Pomare  II  était  fille  de 
Motuaro,  le  défunt  chef  d'Eimeo. 

A  cette  époque,  Pomare  II  était  roi  des  îles  du  Vent  et 
des  Tuamotu;  presque  tous  les  grands-chefs  de  districts  le 
reconnaissaient  comme  tel.  Mais  son  autorité  n'était  que  celle 
d'un  suzerain  sur  ses  grands  vassaux;  ceux-ci  la  discutaient 
souvent,  et  la  rejetaient  parfois;  il  n'était  obéi  d'une  façon 
absolue  que  dans  ses  anciens  domaines  héréditaires  ;  au 
dehors,  il  devait  compter  avec  la  puissance  des  chefs. 

Vers  le  milieu  de  l'année  1807,  le  Suédois  André  Lynd  mou- 
rut. 11  s'était  rendu  redoutable  par  son  courage  et  son  adresse. 

La  paix  régnait  depuis  près  de  quatre  ans,  lorsqu'on  juin 
1807  Pomare  II  attaqua  tout  à  coup,  sans  déclaration  de 
guerre,  le  chef  Taatarii,  successeur  de  Rua*.  Surprise  à  Pa- 
navia,  l'armée  de  ce  dernier  subit  une  défaite  complète  :  cent 
hommes  furent  tués,  parmi  lesquels  les  principaux  chefs 
d'Attahuru  ;  néanmoins  Taatarii  parvint  à  s'échapper.  Le  roi 
se  dirigea  ensuite  sur  Papara,  où  commandait  le  grand-chef 
Tati.  Averti  à  temps,  celui-ci  put  s'enfuir  avec  son  peuple 
dans  les  montagnes.  Toutefois,  durant  cette  nuit,  beaucoup 
de  vieillards,  de  femmes  et  d'enfants  furent  pris  et  mis  à 
mort  par  les  troupes  de  Pomare  composées  surtout  de  natu- 
rels des  îles  Sous-le-Vent.  Celui-ci  se  rendit  après  par  mer 
à  Tautira  (presqu'île  de  Taiarapu)  où  il  offrit  au  dieu  Oro 
un  grand  nombre  de  cadavres.  \ 

Taatarii  voulut  avoir  sa  revanche  :  il  réunit  une  troupe 
d'hommes  et  livra  combat  au  parti  de  Pomare  II.  Dès  le  début 
de  l'action,  il  fut  blessé  et  réduit  à  se  renfermer  dans  un 
petit  fort  que  l'armée  du  roi  assiégea  immédiatement.  A  la 
fin  de  la  journée  le  fort  fut  emporté  d'assaut  et  Taatarii  périt 
dans  la  mêlée.  Les  vainqueurs  ravagèrent  alors  le  district  de 
Papara  et  massacrèrent  tous  les  habitants  qu'ils  rencontrè- 
rent. En  cette  circonstance  la  cruauté  de  Pomare  II  égala 

1.  MoERENHouT,  Voyages  aux  (les  du  Grand  Océan,  t.  II,  p.  445. 


l'archipel  de  la  société  117 

sa  perfidie.  Une  maladie  obligea  enfin  le  roi  à  s'arrêter,  et 
la  guerre  cessa. 

Le  26  septembre  1807,  les  missionnaires  perdirent  leur 
président  le  pasteur  Jefferson*. 

Pomare  II  recouvra  la  santé.  Enivré  de  ses  victoires  il  se 
mit  à  gouverner  despotiquement.  Il  commit  en  outre  la  ma- 
ladresse de  permettre  à  ses  vaillants  auxiliaires  de  s'intro- 
duire chez  ses  sujets  et  de  s'y  livrer  à  des  actes  abominables. 
Le  joug  devint  intolérable,  et,  à  l'occasion  de  l'enlèvement 
de  la  femme  d'un  nommé  Metuave,  Tahiti  tout  entière  s'in- 
surgea à  la  voix  du  grand-chef  Pafai.  Ainsi  commença,  en 
octobre  1808,  la  longue  guerre  de  Hirahuraia  ou  Tire  ~. 

Après  une  série  de  défis  et  de  combats,  Pomare  II  fut 
vaincu  le  22  décembre  à  Wapaïano,  puis  chassé  de  Tahiti  et 
réduit  à  se  retirer  à  Eimeo.  Les  vainqueurs  occupèrent  les 
districts  de  Pare  et  de  Matavai;  là,  ils  détruisirent  l'établis- 
sement de  la  Mission. 

Au  milieu  de  tous  ces  troubles  qu'étaient  devenus  les 
évangélistes  anglais  ?  Ils  avaient  pris  peur  et  s'étaient  enfuis 
de  Tahiti,  sur  une  petite  goélette,  le  10  novembre  1808;  ils 
avaient  été  se  réfugier  à  Huahine. 

Pomare  II  séjourna  quelque  temps  à  Eimeo;  puis  il  fit  une 
tentative  pour  ressaisir  le  pouvoir;  mais  il  échoua  et  perdit 
vingt- quatre  guerriers.  Il  se  retira  alors  à  Pare,  et  là,  il 
attendit  des  renforts  qui  devaient  venir  des  îles  Sous-le- 
Vent,  vassales  de  Tahiti  au  point  de  vue  politique.  En  effet, 
il  arriva  des  forces  assez  considérables  commandées  par 
Mahine,  chef  de  Huahine;  de  plus,  Patiti,  Amore,  Tanarai, 
Tiari,  Ohai,  guerriers  célèbres  des  îles  Tahaa,  Raiatea  et 
Bora-Bora,  ainsi  que  les  rois  de  ces  îles,  se  joignirent  à 
cette  expédition. 

A   son    approche,  Pafai,   Hitoti,  Taute,  et   d'autres   chefs 

1.  Lesson,  Voyage  autour  du  monde  sur  la  corvette  «  la  Coquille  »,  t.  I, 
p.  243. 

2.  MoERENHOUT,  Voyaçes  aux  îles  du  Grand  Océan,  t.  II,  p.  448. 


118  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

tahitiens  mirent  d'abord  en  sûreté  à  Haïna  les  vieillards,  les 
femmes  et  les  enfants  ;  ensuite  ils  continuèrent  leur  marche 
et  se  portèrent  bravement  à  la  rencontre  des  ennemis.  Dès 
que  ceux-ci  parurent,  un  engagement  eut  lieu.  11  dura  long- 
temps. Mais  Patiti,  Amore  et  tous  les  principaux  guerriers 
de  Pomare  furent  tués,  et  le  parti  de  l'arii-rahi  dut  battre  en 
retraite.  Les  chefs  et  les  guerriers  des  îles  Sous-le-Vent  se 
rembarquèrent  immédiatement  et  retournèrent  chez  eux  ^ 
Pomare  II  fut  encore  une  fois  obligé  de  se  retirer  à  Eimeo, 
après  avoir  perdu  jusqu'à  ses  Etats  héréditaires. 

Ce  nouvel  échec  découragea  les  missionnaires  réfugiés  à 
Huahine  ;  ils  perdirent  l'espoir  de  voir  revenir  la  paix  à 
Tahiti  et  de  pouvoir  y  continuer  leurs  travaux  évangéliques. 
Alors  ils  résolurent  de  s'en  aller  pour  toujours  de  cet  archi- 
pel inhospitalier  :  le  29  octobre  1809,  ils  partirent  de  Huahine 
et  voguèrent  vers  Port-Jackson  (Australie).  Seuls,  restèrent 
MM.  Hayward  et  Nott.  M.  Hayward  continua  à  demeurer  à 
Huahine;  M.  Nott  passa  dans  l'île  Eimeo  et  se  fixa  auprès 
de  Pomare  II 2. 

Quoique  se  trouvant  dans  la  plus  noire  misère  et  en  pré- 
sence de  périls  continuellement  renaissants  (on  tenta  plu- 
sieurs fois  de  l'assassiner),  ce  missionnaire  ne  désespéra 
pas  de  son  œuvre.  La  cause  de  Pomare  II  paraissait  perdue 
aux  yeux  des  plus  clairvoyants;  lui,  n'abandonna  pas  le  roi 
vaincu  et  resta  à  ses  côtés  :  il  le  plaignit,  le  consola,  et  devint 
son  ami.  M.  Nott  n'oublia  jamais  le  but  qu'il  se  proposait 
d'atteindre,  et,  dans  ses  conversations  avec  le  monarque 
déchu,  il  sut  adroitement  mêler  à  ses  paroles  d'encourage- 
ment quelques  citations  choisies  dans  la  Bible,  et  de  circon- 
stance... 

Au  commencement  de  l'année  1810,  l'autorité  du  roi  était 
entièrement  abaissée.  Il  chercha  à  la  relever  en  contractant 
une  liaison  avec  une  des  filles  de  Tamatoa,  roi  de  Raiatea, 

1.  MoERENHOUT,  Voyages  aux  îles  du  Grand  Océan,  t.  II,  p.  450. 

2.  MoERENHOUT,  Voyaçes,  etc.,  t.  II,  p.  451 


l'archipel  de  la  société  119 

son  allié.  (Ce  qui  ne  l'empêclia  pas  plus  tard,  vers  le  milieu 
de  l'année  1812,  d'épouser  Ariitaria,  la  sœur  de  cette  femme  : 
les  usages  du  pays  autorisaient  cette  licence  de  mœurs.) 
Tamatoa  était  très  probablement  à  cette  époque  le  roi  le  plus 
important  des  îles  Sous-le-Vent  après  le  fameux  Tapoa. 

Celui-ci  ne  cessait  d'y  grandir  en  puissance.  Cette  année- 
là,  il  gagna  une  grande  bataille  à  Bora-Bora,  sur  les  bords 
de  la  baie  de  Bola,  près  du  grand  marae  de  Puni.  Toutefois 
il  n'abusa  pas  de  la  victoire  et  se  montra  même  généreux  : 
il  pardonna  à  Mai,  son  rival,  homme  d'une  naissance  illustre, 
et  l'associa  à  son  pouvoir  \  Désormais  toutes  les  îles  Sous-le- 
Vent  furent  placées  sous  sa  suzeraineté  ~. 

Des  mois  s'écoulèrent,  et  Pomare  II  se  trouvait  toujours  en 
exil.  Le  malheur  commençait  à  modifier  ses  croyances.  Il 
songea  à  rappeler  les  missionnaires  qui  s'étaient  établis  à 
Port-Jackson.  Sur  son  invitation,  ils  s'embarquèrent  et  re- 
vinrent à  Eimeo  vers  la  fin  de  l'année  1811. 

Ils  secondèrent  M.  Nott  dans  son  œuvre,  prêchant  l'Evan- 
gile dans  l'entourage  du  roi.  Mais  il  était  inutile  d'espérer 
la  conversion  de  la  plupart  des  sujets  sans  avoir  celle  du 
maître,  et  Pomare  II  hésitait  toujours.  On  ne  renonce  pas 
facilement  à  ce  que  l'on  a  été  habitué  à  respecter  toute  sa  vie 
et  Pomare  II  craignait  toujours  ses  dieux.  Cependant  le 
dédain  par  lequel  ceux-ci  répondaient  à  son  attachement 
était  tellement  visible  que  le  malheureux  prince  se  décida  à 
se  faire   baptiser.  II   essaya   aussi   d'y  amener  les  rois   de 

1.  P.  Lesson,  Voyage  autour  du  monde  sur  la  corvette  «  la  Coquille  »,  t.  I, 
p.  450  et  i51. 

2.  Le  Révérend  Williams  dit  que  Tapoa  fut  un  grand  guerrier,  le  Bonaparte 
des  îles  Sous-le-Vent.  Malheureusement  ce  missionnaire,  ses  collègues  et 
les  navigateurs  du  dix-huitième  et  du  dix-neuvième  siècle  ne  nous  ont  pas 
laissé  d'importants  documents  politiques  sur  ces  îles;  tous  se  sont  bornés 
à  ne  s'occuper  presque  entièrement  que  de  Tahiti,  comme  étant  la  princi- 
pale des  îles  de  l'archipel  de  la  Société.  On  ne  peut  que  regretter  vivement 
cette  lacune,  car  les  peuplades  des  îles  Huahine,  Raiatea,  Tahaa  et  Bora- 
Bora  avaient  leur  originalité  propre.  De  plus,  les  rares  renseignements  qui 
nous  sont  parvenus  sur  elles  sont  même  souvent  si  obscurs  ou  si  contra- 
dictoires que  l'historien  est  obligé  de  n'en  accepter  que  quelques-uns,  ou 
bien  de  les  rejeter  tous. 


120  HISTOIRE    DE   LA    POLYNESIE   ORIENTALE 

Tahaa  et  de  Raiatea  ainsi  que  le  chef  de  Huahine  et  d'Eimeo^ 
qui  se  trouvaient  à  cette  époque  auprès  de  lui  comme  alliés  ; 
mais  Tapoa,  Tamatoa  et  Mahine  lui  déclarèrent  fermement 
qu'ils  resteraient  toujours  les  fervents  adorateurs  du  dieu 
Oro.  Malgré  cette  espèce  de  blâme  que  ceux-ci  semblaient 
jeter  sur  sa  détermination,  Pomare  11  demanda  le  baptême 
le  18  juillet  1812.  Mais  les  missionnaires  craignirent  qu'il  n'y 
fût  pas  suffisamment  préparé  et  ils  lui  proposèrent  de  re- 
mettre cette  cérémonie  à  un  peu  plus  tard,  jusqu'à  ce  qu'il 
fût  plus  instruit  des  devoirs  qui  incombaient  à  un  chrétien, 
L'arii-rahi  s'inclina  devant  le  désir  des  missionnaires. 

Ils  avaient  raison,  car  ce  n'était  pas  la  foi  qui  le  guidait  en 
cette  circonstance,  il  ne  faut  conserver  aucun  doute  à  cet 
égard;  lui-même  l'a  déclaré  :  il  voulait  simplement  tenter 
l'emploi  d'une  dernière  ressource. 

Mais,  juste  au  moment  où  il  demandait  le  baptême,  deux 
chefs  de  Tahiti  vinrent  lui  ofï'rir  de  reprendre  son  gouver- 
nement. Espérant  que  d'autres  chefs  suivraient  ceux-ci,  il 
s'empressa  d'accepter.  Le  13  août  1812,  il  quitta  Papetoai,  le 
lieu  où  il  résidait  sur  l'île  Eimeo,  et  se  rendit  avec  les  rois 
des  îles  Sous-le-Vent  et  tous  ses  partisans  à  Tahiti,  dans  le 
district  de  Pare.  Mais  le  chef  Upufara,  et  plusieurs  autres 
chefs,  refusèrent  de  se  ranger  sous  l'autorité  de  Pomare  11, 
et  la  guerre  continua  dans  les  districts  d'Attahuru  et  de 
Papara.  Pendant  ce  temps-là,  la  mort  enleva  le  roi  Tapoa  i, 
et  Pomare  II  se  trouva  ainsi  privé  de  son  plus  puissant  allié. 
Heureusement  ses  ennemis  ne  vinrent  pas  l'attaquer  dans 
son  district  de  Pare,  sans  quoi  il  y  eût  été  peut-être  en  péril. 
L'arii-rahi  continua  donc  d'y  séjourner  en  attendant  des  jours 
meilleurs. 

En  février  1813,  le  district  de  Matavai  se  soumit  ;  Po- 
mare II  l'occupa  au  mois  de  juin.  Deux  missionnaires 
MM.  Scott  et   Hayward  profitèrent  de   cette  accalmie   pour 

1.  MoERENHOUT,  Voyages  aux  îles  du  Grand  Océan,  t.  II,  p.  512  et  513. 


l'archipel  de  la  société  121 

visiter  le  district  de  Pare  et  la  vallée  d'Hautahua.  Ils  rencon- 
trèrent dans  cette  dernière  deux  de  leurs  anciens  convertis 
les  nommés  Oito  et  Tuahine .  Ces  deux  indigènes  avaient 
été  les  premiers  néophytes  de  Tahiti  et  avaient  fait  eux- 
mêmes  des  prosélytes.  Les  deux  missionnaires  se  risquèrent 
à  faire  le  tour  de  l'île  en  prêchant;  personne  ne  les  en  empê- 
cha, et  ils  s'empressèrent  alors  d'apprendre  leur  réussite  à 
leurs  confrères  d'Eimeo. 

Pomare  II  avait  donné  l'ordre  de  construire  une  école  et 
une  église  à  Eimeo.  On  ouvrit  celle-ci  le  dimanche  25  juil- 
let 1813.  Le  lendemain,  trente  et  un  indigènes  déclarèrent  à 
M.  Nott  qu'ils  renonçaient  aux  idoles.  Quelques  jours  après^ 
onze  indigènes  agirent  de  même;  parmi  eux  se  trouvaient 
Taaroarii,  fils  de  Puru,  chef  de  Huahine ,  et  Matapuupuu, 
grand  prêtre  de  cette  île.  Taaroarii  avait  fixé  le  camp  de  se& 
guerriers  alliés  de  ceux  de  Pomare  II  à  Teatabua,  village 
situé  à  cinq  milles  de  Papetoai.  Le  28  juillet,  il  pria  M,  Nott 
de  vouloir  bien  y  venir  annoncer  la  doctrine  de  Jésus-Christ. 
L'évangéliste  se  rendit  en  ce  lieu  et  prononça  un  discours 
dont  le  résultat  immédiat  fut  la  conversion  de  Patii,  grand 
prêtre  d'Eimeo.  Le  lendemain,  dans  l'après-midi,  celui-ci 
brûla  publiquement  ses  idoles,  et  dit,  à  ses  compatriote» 
affligés,  qu'il  regrettait  d'avoir  été  jusqu'alors  un  prêtre  de 
faux  dieux. 

Le  Christianisme  faisait  aussi  de  grands  progrès  à  Tahiti  ; 
le  nombre  des  adeptes  augmentait  sans  cesse.  Mais  la  res- 
tauration de  Pomare  II  ne  se  réalisait  pas  dans  les  autres 
districts;  les  chefs  refusaient  de  se  soumettre  à  l'arii-rahi. 
Las  d'attendre,  celui-ci  dut,  vers  181 /i,  retourner  à  Eimeo. 
Tamatoa,  son  frère  et  divers  autres  chefs  étaient  aussi  partis 
un  peu  auparavant  pour  retourner  chacun  dans  leurs  îles. 
Tous  ces  auxiliaires  de  Pomare,  qui  avaient  déclaré  autrefois 
qu'ils  resteraient  toujours  fidèles  au  culte  d'Oro,  s'étaient 
laissés  depuis  gagnera  la  nouvelle  doctrine,  et  sans  être  réel- 
lement chrétiens  étaient  en  train  de  le  devenir.  Ils  allaient  à. 


122  HISTOIRE   DE   LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

leur  tour  importer  dans  leurs  îles  les  croyances  qu'ils  avaient 
reçues   et  répandre   ainsi  encore  plus  la  nouvelle  religion. 

En  1815,  Pomare-Vahine  fit  un  voyage  à  Tahiti.  Elle  était 
accompagnée  de  sa  sœur  et  d'un  nombreux  cortège  de  chré- 
tiens. Ils  visitèrent  principalement  les  districts  de  Pare  et 
de  Matavai  où  presque  tous  les  habitants  avaient  renoncé  à 
l'idolâtrie  et  voulaient  adopter  le  Christianisme.  Les  naturels 
restés  païens  n'en  continuaient  pas  moins  à  y  accomplir 
publiquement  les  cérémonies  de  leur  culte.  Or  il  y  avait 
parmi  les  gens  de  la  suite  de  Pomare-Vahine  un  chrétien 
fanatique  nommé  Farefau.  Un  jour,  à  Pare,  pendant  une 
cérémonie  païenne,  Farefau  insulta  un  prêtre  de  la  religion 
tahitienne,  et  s'écria  à  la  vue  des  idoles  :  «  Ce  sont  donc  là 
les  puissances  dont  la  colère  nous  menace  !  eh  bien,  je  vais 
vous  convaincre  de  leur  incapacité  à  se  préserver  elles-mêmes 
de  la  destruction.  »  Aussitôt  il  saisit  et  jeta  au  feu  les  plumes 
rouges  qui  recouvraient  les  images  des  dieux.  Les  chefs 
païens  de  Pare,  Matavai  et  Wapaïano,  résolurent  de  venger 
cette  offense,  et  comme  ils  craignaient  de  n'être  pas  assez 
puissants,  ils  s'allièrent  à  Upufara,  chef  des  Oropaa  du  district 
d'Attahuru  et  des  guerriers  de  Papara,  et  au  chef  de  Panavia. 

Une  nouvelle  guerre  connue  sous  le  nom  de  «  guerre  de 
religion  »  éclata.  Les  Tahitiens  païens  (et  c'était  le  plus 
grand  nombre)  se  conjurèrent  et  décidèrent  d'exterminer 
tous  les Boure-Aiaa  ^  le  7  juillet  1815,  à  minuit^;  les  maisons 
devaient  être  incendiées  et  les  prisonniers  massacrés  immé- 
diatement. Mais  le  secret  fut  mal  gardé  :  avertis  à  temps, 
les  chrétiens  purent  s'échapper;  ils  s'embarquèrent  dans  des 
pirogues  et  partirent  pour  Eimeo. 

Les  conjurés  arrivèrent  les  uns  après  les  autres,  et  tous 
trop  tard  :  leur  coup  était  manqué.  Cependant  Pomare-Vahine 


1.  «  Prière  à  Dieu  »  :  surnom  que  les  Tahitiens  païens  donnaient  par  déri- 
sion aux  chrétiens  parce  que  ceux-ci  priaient  le  matin  et  le  soir,  avant  et 
après  leur  repas,  à  chaque  instant  enfin. 

2.  Ellis,  Polynesian  researches,  t.  I,  p.  liO. 


l'archipel  de  la  société  123 

s'était  attardée  à  Pare.  Un  inspiré,  le  nommé  Maro  ou  Are- 
taminu  pressa  Upufara  et  le  chef  de  Panavia  d'aller  l'atta- 
quer; mais  ceux-ci  refusèrent  et  répondirent  qu'ils  ne  vou- 
laient pas  de  mal  à  cette  femme  ni  à  ses  gens.  Elle  parvint 
ainsi  à  se  sauver.  Les  chefs  païens  s'étaient  toujours  jalou- 
sés, et  rendus  furieux  par  leur  échec,  ils  se  reprochèrent 
mutuellement  l'évasion  des  chrétiens;  des  paroles  extrême- 
ment vives  furent  échangées  ;  bref  la  querelle  aboutit  à  une 
rupture  et  les  coalisés  devinrent  des  ennemis.  Upufara  ras- 
sembla son  armée  et  marcha  contre  les  Porionu',  habitants 
des  districts  du  nord  et  du  nord-est  de  Tahiti.  Les  hostilités 
recommencèrent. 

L'inspiré  Maro,  qui  se  trouvait  avec  Upufara  et  ses  alliés, 
leur  promettait  la  victoire.  Ils  l'eurent,  en  effet,  pendant 
quelque  temps  :  les  Porionu  furent  battus  à  Papaoa,  un  chef 
de  Matavai,  tué,  et  les  vaincus,  obligés  de  demander  la  paix. 
Les  Tahitiens  païens  alliés  l'accordèrent,  mais  à  la  condition 
qu'un  chrétien  serait  immolé  au  dieu  Oro  et  à  son  inspiré 
Maro.  Les  Porionu  firent  porter  à  Papaoa  le  cadavre  d'un 
jeune  néophyte.  Maro  le  renvoya  à  Matavai,  exigeant  cette 
fois  l'incendie  de  plusieurs  bâtiments  publics.  Les  Porionu 
exécutèrent  l'ordre  fatal.  Mais  à  la  vue  des  flammes,  Maro 
s'écria  :  «  Victoire  !  »  puis  il  promit  le  triomphe  à  Upufara 
s'il  voulait  de  nouveau  attaquer  les  Porionu.  Ce  chef  ne  de- 
mandait pas  mieux  :  il  marcha  donc  encore  une  fois  contre 
ces  infortunés.  Ceux-ci  cherchèrent  alors  un  refuge  dans 
leur  fort  d'Apeano,  laissant  les  coalisés  mettre  le  district  à 
feu  et  à  sang.  Les  vainqueurs,  après  avoir  tout  massacré  et 
tout  détruit,  vinrent  encore  assiéger  cette  forteresse.  Terri- 
fiés, les  Porionu  n'opposèrent  qu'une  faible  résistance  ;  ils 
laissèrent  l'ennemi  pénétrer  dans  les  murs,  et,  désespérés, 
se  sauvèrent  dans  les  montagnes^.  Upufara  était  maître  de 
l'île. 

1.  MoERENHOUT,  Voyages  aux  îles  du  Grand  Océan,  t.  II,  p.  461. 

2.  MoERENHOUT,  Voyages  aux  îles  du  Grand  Océan,  t.  II,  p.  461  et  462. 


124  HISTOIRE    DE   LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

La  question  politique  devenait  une  question  religieuse. 
Les  chrétiens  ne  cessaient  d'augmenter.  Il  y  en  avait  un  peu 
partout,  mais  surtout  à  Eimeo  et  à  Tahiti,  En  juillet  1815,  le 
nombre  des  convertis  était  presque  aussi  grand  que  celui 
des  païens. 

Cependant,  bien  résolu  à  renouveler  ses  tentatives,  Po- 
mare  11  organisait  Line  nouvelle  expédition. 

Les  vaincus  de  Tahiti  s'étaient  réfugiés  auprès  de  lui,  à 
Eimeo,  renforçant  ainsi  son  parti.  Un  guerrier  converti  des 
îles  Sous-le-Vent,  le  chef  Mahine,  homme  réputé  par  sa 
bravoure,  lui  ofîrit  ses  services  et  lui  amena  une  petite 
troupe  d'indigènes.  Pomare  11  avait  en  plus  l'appui  de  sa  belle- 
sœur  Teautaria,  reine  de  Huahine,  femme  étrange,  douée 
d'un  rare  courage,  et  possédant  ce  dont  les  Polynésiens  sont 
ordinairement  dépourvus,  la  persévérance.  Lorsque  ses  pré- 
paratifs furent  terminés,  Pomare  s'embarqua  avec  ses  guer- 
riers pour  Tahiti,  au  mois  d'octobre  ou  novembre  1815.  La 
traversée  ayant  été  heureuse,  il  jeta  l'ancre  à  Papeete  et 
descendit  à  terre  avec  sa  petite  armée  :  ses  forces  ne  dépas- 
saient pas  mille  hommes. 

Le  dimanche  i2  novembre,  huit  cents  chrétiens  se  rendi- 
rent au  temple  de  Narii  ^  près  de  Punavia  dans  le  district 
d'Attahuru  à  l'O.-S.-O.  de  l'île,  pour  assister  au  service 
divin. 

Pendant  la  cérémonie  des  cris  retentissent  tout  à  coup  : 
«  Tamai  !  Tamai  !  »  (guerre  !  guerre  !).  Ce  sont  Upufara,. 
Maro  et  leurs  troupes  païennes  qui  attaquent  les  chrétiens. 
Quoique  surpris,  ceux-ci  ne  lâchent  pas  pied  :  ils  saisissent 
leurs  armes  qu'ils  ont  heureusement  emportées  et  font  face 
au  danger.  La  lutte  s'engage.  Upufara  est  là,  excitant  ses 
hommes  et  montrant  le  plus  grand  courage  ;  les  partisans 
de  Pomare,  de  leur  côté,  combattent  aussi  héroïquement  ; 
on  distingue  parmi  eux  :  Upaparu,  Hitoti,  Pomare-Vahine  et 

1.  Elus,  Polynesian  researches^  t.  I,  p.  2il .  —  Moerenhout,  Voyages  aux  îles 
du  Grand  Océan,  t.  II,  p.  466. 


l'archipel  de  la  société  125 

Mahine,  chef  de  Hualiine.  Les  païens  semblent  au  début 
devoir  l'emporter,  lorsque  leur  chef  Upufara  reçoit  une  balle 
et  tombe.  La  blessure  est  mortelle  ;  il  le  sent,  et  se  tournant 
vers  les  siens:  «  Vengez  ma  mort  »,  dit-il.  Et  les  païens,  un 
instant  ébranlés  par  ce  malheur,  recommencent  à  se  battre 
avec  fureur.  La  valeur  est  égale  des  deux  côtés,  mais  les  chré- 
tiens ont  plus  d'armes  à  feu  que  leurs  adversaires  :  les  païens, 
à  la  fin,  sont  vaincus  ;  ils  abandonnent  la  lutte  et  les  chré- 
tiens remportent  une  victoire  complète  ^ 

Pomare  II  n'abusa  pas  de  son  triomphe  et  se  montra  clé- 
ment :  il  interdit  à  sa  troupe  de  poursuivre  les  fuyards  et 
empêcha  leur  massacre  2,  chose  inouïe  jusque-là  chez  ces  sau- 
vages. Il  leur  ofïrit  généreusement  la  paix  et  ceux-ci  se  hâ- 
tèrent de  l'accepter.  Cette  conduite  habile  contribua  plus 
peut-être  que  son  succès  à  lui  assurer  la  soumission  de  ses 
ennemis.  L'île  entière  reconnut  son  autorité  et  la  plupart 
des  indigènes  demandèrent  à  s'instruire  de  la  religion  chré- 
tienne. On  envoya  chercher  MM.  Nott  etBicknell  qui  vinrent 
prêcher  devant  eux.  Bientôt  tous  les  naturels  se  conver- 
tirent. Pomare  II  ordonna  de  détruire  partout  les  marae  et  les 
idoles,  notamment  à  Tautira  (Taiarapu).  Les  missionnaires 
s'empressèrent  d'enfouir  ou  de  faire  passer  au  feu  celles 
qu'ils  ne  purent  briser  (elles  étaient  taillées  dans  le  roc)  ;  les 
statues  en  bois  furent  dépouilléesde  leurs  ornements  etbrùlées 
par  les  Tahitiens  chrétiens.  Ces  hommes  pieux  renversèrent 
la  célèbre  idole  du  dieu  Oro  ;  ils  l'emportèrent  et  la  remirent 
à  Pomare  II  ;  le  roi  en  fit  faire  un  poteau  pour  sa  cuisine  3. 
Dès  lors,  le  Christianisme,  sous  la  forme  du  protestantisme, 
fut  établi  à  Tahiti  et  à  Eimeo. 

Il  ne  tarda  pas  à  l'être  aussi  dans  toutes  les  îles  Sous-le- 
Vent.  La  guerre  de  Tahiti  terminée,   un   messager  du   chef 


1.  MoERENHOUT,  Voyages  aux  "des  du  Grand  Océan,  t.  II,  p.  466,  467  et  468. 

2.  Ellis,  Polynesian  researches,  t.  I,  p.  252.  —  Moebenhout,  Voyages,  etc., 
t.  II,  p.  468. 

3.  Ellis,  Polynesian  researcHes,  t.  I,  p.  257. 


126  HISTOIRE   DE    LA   POLYNÉSIE    ORIENTALE 

Mahine  entreprit  la  conversion  des  habitants  de  l'île  Huahine. 
Ceux-ci  passaient  pour  tenir  énormément  à  leurs  croyances; 
cependant  ils  les  abandonnèrent  avec  une  telle  rapidité  qu'un 
an  plus  tard  il  ne  restait  plus  un  seul  païen  dans  l'île  ^. 

A  Raiatea-Tahaa,  le  zèle  outré  des  naturels  chrétiens  faillit 
amener  d'abord  leur  massacre,  puis  aboutit  à  la  conversion 
de  tous  les  païens  de  l'île.  Voici  ce  curieux  épisode  : 

C'était  dans  l'île  Raiatea,  sur  le  rivage  d'Opoa.  Une  foule 
d'indigènes  acclamait  le  roi  Tamatoa  et  ses  guerriers  qui  reve- 
naient victorieux  de  l'expédition  de  Tahiti.  Parmi  cette  foule 
se  distinguaient  les  prêtres  païens  ;  à  mesure  que  les  piro- 
gues de  guerre  abordaient,  ils  s'approchaient  des  vainqueurs, 
les  félicitaient,  et  selon  la  coutume  leur  demandaient  s'ils 
apportaient  aux  dieux  beaucoup  de  victimes  et  de  cadavres. 
Avant  de  débarquer,  Tamatoa  donna  l'ordre  à  l'un  de  ses 
guerriers  de  se  mettre  debout  sur  la  partie  la  plus  élevée 
d'une  pirogue,  et  de  faire  à  la  question  des  prêtres  la  ré- 
ponse suivante  :  «  Nous  n'avons  pas  apporté  de  victimes  ;  nous 
sommes  tous  devenus  les  adorateurs  du  vrai  Dieu,  et  nous 
prions.  »  Le  guerrier  exécuta  ce  qui  lui  était  commandé; 
ensuite,  montrant  des  livres  élémentaires  que  les  mission- 
naires avaient  écrits  pour  les  chrétiens  2,  il  ajouta  :  «  Voici  les 
trophées  que  nous  avons  conquis.  »  Ces  paroles  indignèrent 
la  masse  de  la  population  ;  néanmoins  elle  dissimula. 

Quelque  temps  après,  Tamatoa  convoqua  une  assemblée 
dans  laquelle  il  déclara  que  lui  et  ses  gens  avaient  embrassé 
le  Christianisme  ;  il  en  vanta  les  bienfaits,  et  demanda  aux 
autres  indigènes  de  l'adopter  aussi.  Un  tiers  du  peuple  y  con- 
sentit ;  les  deux  autres  tiers  exprimèrent  le  désir  de  rester 
fidèles  au  culte  de  leurs  aïeux. 

Tout  à  coup  Tamatoa  tomba  gravement  malade.  Les  chré- 
tiens se  mirent  à  prier  Dieu  pour  obtenir  la  guérison  de  leur 
chef  ;  mais  plus  ils  priaient,  plus  sa  maladie  augmentait,  et  à 

1.  Ellis,  Polynesian  researches,  t.  I,  p.  268. 

2.  A  cette  époque  il  n'existait  pas  encore  d'imprimerie  dans  ces  îles. 


L  ARCHIPEL    DE    LA    SOCIETE  127 

un  tel  point  que  son  état  sembla  désespéré.  Un  jour  que  les 
chrétiens  s'étaient  rassemblés  pour  dire  la  prière,  l'un  d'eux 
émit  l'idée  que  la  maladie  de  Tamatoa  était  une  punition  de 
Jéhovah  parce  que  celui-ci  se  trouvait  offensé  de  ce  que  l'on 
n'avait  pas  encore  détruit  la  célèbre  idole  d'Oro.  Cette  idée 
parut  juste  aux  autres  chrétiens.  Alors  celui  qui  l'avait  émise 
leur  proposa  d'aller  immédiatement  anéantir  cette  fameuse 
statue.  Ils  délibérèrent  un  instant,  et  finalement,  acceptèrent. 
Ils  coururent  à  Opoa,  où  se  trouvait  le  marae  le  plus  vénéré 
de  l'île  Raiatea  et  même  de  tout  l'archipel  de  la  Société  ;  là, 
ils  s'emparèrent  de  l'idole,  la  dépouillèrent  de  ses  ornements, 
et  la  livrèrent  aux  flammes.  Chose  étrange  !  à  partir  de  ce 
moment-là,  le  chef  commença  à  se  remettre,  et  quinze  jours 
ou  trois  semaines  après,  sa  santé  était  parfaitement  rétablie. 

L'acte  de  fanatisme  commis  par  les  chrétiens  avait  exaspéré 
les  païens  déjà  très  irrités  de  tout  ce  qui  avait  eu  lieu  pré- 
cédemment; la  guérison  de  Tamatoa  fit  éclater  leur  colère. 
Pour  se  venger,  ils  résolurent  de  mettre  à  mort  tous  les  chré- 
tiens et  leur  déclarèrent  la  guerre.  Ils  appelèrent  le  chef  de 
l'île  voisine  de  Tahaa  \  pour  prendre  la  direction  de  leur 
parti  et  ils  construisirent  une  grande  case  qu'ils  entourèrent 
de  cocotiers  et  d'arbres  à  pain  afin  d'y  enfermer  les  chrétiens 
et  de  les  brûler  vifs.  De  plus,  les  païens  décidèrent  qu'ils 
transperceraient  leurs  ennemis  avec  des  lances  rougies  au 
feu.  Quand  les  chrétiens  connurent  ces  préparatifs,  ils  furent 
très  effrayés,  et  pour  essayer  de  détourner  l'orage  qui  gron- 
dait sur  eux,  ils  envoyèrent  des  parlementaires  au  camp 
ennemi.  Ceux-ci  revinrent  avec  cette  réponse  :  «  Il  n'y  a  pas 
de  paix  possible  avec  les  hommes  qui  ont  brûlé  les  dieux  ;  il 
faut  que  ceux  qui  ont  mis  le  feu  à  Oro  passent  aussi  par  ce 
feu.  »  Tamatoa  essaya  encore  une  fois  de  négocier  ;  il  envoya 
sa  propre  fille  :  celle-ci  revint  avec  la  même  réponse. 

Il  ne  restait  donc  plus  qu'à  en  appeler  au  sort  des  armes. 

1.  Fenuapeho. 


128  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

Inférieurs  en  nombre,  les  chrétiens  avaient  successivement 
évacué  tous  les  districts  et  s'étaient  retirés  dans  un  lieu  où  ils 
ne  pouvaient  plus  reculer.  Ils  savaient  qu'ils  seraient  atta- 
qués le  lendemain.  La  dernière  nuit  ils  la  passèrent  à  prier 
Dieu  pendant  que  leurs  ennemis  se  livraient  à  la  débauche  et 
à  la  danse.  Lorsque  le  jour  parut,  les  païens  s'approchèrent 
en  poussant  des  vociférations  ;  ils  voulaient  débarquer  en 
face  du  camp  des  chrétiens,  mais  ils  rencontrèrent  un  banc 
de  sable  qui  les  obligea  à  faire  encore  un  trajet  d'un  demi- 
mille  avant  de  pouvoir  descendre  à  terre.  Un  guerrier  chré- 
tien profita  de  ce  délai  pour  proposer  à  son  roi  de  rassembler 
tous  les  hommes  de  guerre,  et  d'aller  avec  eux  attaquer  l'en- 
nemi aussitôt  après  qu'il  aurait  débarqué,  ce  qui  l'empêche- 
rait ainsi  de  se  rallier  et  le  frapperait  de  terreur.  Le  roi 
accepta  cette  proposition;  puis  il  ajouta  :  «  Avant  que  vous 
partiez,  unissons-nous  par  la  prière.  »  Alors,,  hommes,  femmes 
et  enfants  s'agenouillèrent,  et  le  roi  supplia  le  Dieu  de  Jacob 
de  protéger  les  guerriers  durant  le  combat  ;  puis  il  dit  à 
ceux-ci  :  «  Allez  maintenant,  et  que  Jésus  soit  avec  vous.  »  La 
petite  troupe  partit,  et  pour  ne  pas  être  aperçue  des  païens, 
elle  fit  un  détour.  Elle  arriva  au  lieu  où  ils  se  trouvaient,  et 
tomba  sur  eux  si  subitement  qu'ils  furent  surpris  et  terrifiés  : 
ils  jetèrent  leurs  armes  et  s'enfuirent.  Les  uns  se  sauvaient 
dans  les  montagnes,  les  autres  grimpaient  dans  des  arbres 
pour  échapper  à  un  massacre  qu'ils  croyaient  certain.  Cepen- 
dant les  chrétiens,  quoique  satisfaits  de  leur  victoire,  n'en 
abusaient  pas  :  ils  se  contentaient  de  prendre  leurs  ennemis 
et  ne  leur  faisaient  aucun  mal.  Ceux-ci  s'écriaient:  «  Epar- 
gnez-nous pour  l'amour  de  votre  nouveau  Dieu  !  »  Les  pri- 
sonniers étaient  amenés  sur  l'éminence  où  peu  d'heures  aupa- 
ravant Jéhovah  avait  été  invoqué;  là,  se  trouvait  le  roi,  et 
celui-ci  avait  à  ses  côtés  un  héraut  qui  disait  :  «  Soyez  les 
bienvenus  !  vous  êtes  sauvés  par  Jésus  et  par  l'influence  de 
la  religion  miséricordieuse  que  nous  avons  embrassée.  » 
Parmi  les  captifs  se  trouvait  le  chef  de  Tahaa;  tout  tremblant 


l'archipel  de  la.  société  129 

il  demanda  s'il  était  voué  à  la  mort  :  «  Non,  rassurez-vous, 
répondit  Tamatoa,  vous  êtes  sauvé.  »  Ainsi,  loin  de  maltraiter 
les  prisonniers,  les  chrétiens  les  respectaient.  Bien  plus,  ils 
les  fêtèrent:  ils  leur  servirent  à  manger;  mais  ceux-ci  goû- 
tèrent à  peine  à  la  nourriture,  tant  ils  étaient  confondus. 
Durant  le  banquet  l'un  d'eux  se  leva  et  dit  :  «  Que  chacun 
fasse  comme  il  lui  plaira  ;  quant  à  moi,  je  déclare  que  je  ne 
servirai  plus  des  dieux  qui  n'ont  pas  pu  nous  protéger  au 
moment  du  danger  ;  nous  étions  quatre  fois  plus  nombreux 
que  ces  gens  qui  ont  prié^  et  cependant  ils  nous  ont  vaincus 
facilement.  Jéhovah  est  le  vrai  Dieu.  Si  nous  avions  été 
vainqueurs,  nous  les  aurions  brûlés  vifs  dans  la  case  que 
nous  avions  construite  à  cette  intention  ;  eux,  ils  ne  nous  ont 
point  fait  de  mal,  et  nous  ont  préparé  ce  splendide  repas. 
Leur  religion  est  miséricordieuse,  je  veux  m'unir  à  eux.  » 
Tous  les  autres  vaincus  approuvèrent  ces  paroles.  Le  soir 
arriva,  et  quand  vint  l'heure  de  la  prière,  les  païens  se  mirent 
à  genoux  comme  les  chrétiens;  les  voix  des  vainqueurs  et 
des  vaincus  se  mêlèrent  et  rendirent  grâce  à  Jéhovah  de  la 
victoire  qu'il  avait  accordée  à  son  peuple.  Le  lendemain 
matin,  après  avoir  prié,  les  chrétiens  et  les  néophytes  allèrent 
détruire  tout  ce  qui  restait  d'idoles  à  Raiatea  et  à  Tahaa. 
Trois  jours  seulement  après  ce  combat  il  ne  restait  plus  un 
seul  païen  dans  ces  îles,  et  les  deux  chefs,  jadis  rivaux, 
avaient  conclu  une  alliance  pour  la  propagation  de  la  reli- 
gion chrétienne.  Tels  furent  les  événements  qui  amenèrent 
la  conversion  des  habitants  de  Raiatea-Tahaa  ^ 

La  population  de  Bora-Bora  défendit  aussi  ses  dieux  pen- 
dant quelque  temps  ;  mais  les  chefs  de  l'île  étaient  déjà  chré- 
tiens, et,  sur  leurs  instances,  le  peuple  finit  par  adopter  le 
nouveau  culte. 

Ces  dernières  résistances,  si  honorables,  étaient  toutefois 
inutiles  après  la  victoire  remportée  à  Tahiti  par  les  chrétiens  : 

1.  John  Williams,  A  narrative  of  missionarg  enferprises  in  the  South  Sea 
Islands,  p.  185  à  190. 


130  HISTOIRE    DE    LA    POLYNESIE    ORIENTALE 

ceux-ci  y  avait  puisé  une  force  morale  si  grande  que  les  idoles 
des  indigènes  devaient  irrévocablement  tomber. 

En  1816,  les  missionnaires  protestants  anglais  sortaient 
définitivement  victorieux  de  la  lutte  qu'ils  avaient  entreprise 
contre  les  naturels  de  l'archipel  de  la  Société. 


CHAPITRE  III 


DOMINATION   DU   PROTESTANTISME  SOUS    POMARE  II    ET  POMARE    III 


Prospérité  des  écoles  indigènes.  —  Arrivée  de  nouveaux  missionnaires.  — 
Les  Révérends  font  du  commerce.  —  Insouciance  des  naturels.  —  Les 
évangélistes  veulent  les  forcer  à  l'obéissance.  —  Pouvoir  de  Pomare  II.  — 
Les  missionnaires  rédigent  un  Code  de  lois.  —  Les  indigènes  l'adoptent 
dans  une  assemblée  générale.  —  Autres  Codes  pour  les  îles  Sous-le-Vent.  — 
Gouvernement  théocratique  des  missionnaires.  —  Baptême  de  Pomare  IL  — 
Ce  roi  fait  respecter  les  lois.  —  Apogée  de  sa  puissance.  —  Mort  de  ce 
monarque.  —  Pomare  III,  sous  la  régence  de  Pomare-Vahine.  —  Premier 
mariage  d'Aimata  avec  Tapoa  dit  Pomare-Abu-rahi.  —  Prestige  des  mis- 
sionnaires. —  Transformation  superficielle  de  la  société  tahitienne.  — 
Couronnement  de  Pomare  III.  —  Le  pasteur  George  Pritchard  vient  se  fixer 
à  Tahiti.  —  Education  de  Pomare  III.  —  Mort  de  ce  roi.  —  Avènement  de 
Pomare-Vahine  IV. 


Les  guerres  n'avaient  pas  empêché  les  écoles  de  prospé- 
rer :  trois  mille  indigènes  des  deux  sexes  savaient  lire,  grâce 
aux  leçons  que  leur  avaient  données  MM.  Bicknell,  Crook, 
Henry,  Nott,  Davies,  Hayward,  Tessier  et  Wilson.  Mais  ceux-ci 
succombaient  sous  le  poids  de  leurs  travaux  ;  un  renfort  de 
missionnaires  devenait  nécessaire.  Il  arriva  en  1816.  L'année 
suivante,  le  Révérend  Ellis  et  sa  femme  débarquèrent  aussi 
à  Tahiti.  M.  Ellis  apportait  avec  lui  une  imprimerie  dont 
il  avait  appris  à  se  servir.  Elle  fut  placée  dans  un  édifice 
situé  à  Afareaitu  (Eimeo),  et  rendit,  dans  la  suite,  beaucoup 
de  services  aux  indigènes  lesquels  avaient  été  obligés  jus- 
qu'alors de  copier  les  quelques  livres  que  possédaient  les 
pasteurs. 

Le  17  novembre  1817,  de  nouveaux  missionnaires  MM. 
Bourne,  Darling,  Platt,  Williams,  Trelkeld  et  Barff,  accom- 


132  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

pagnés  de  leurs  femmes,  arrivèrent  à  Tahiti  et  de  là  se  ré- 
pandirent dans  les  différentes  îles  de  l'archipel.  Les  anciens 
évangélistes  restèrent  auprès  de  Pomare  II. 

En  1818,  les  missionnaires  commencèrent  à  faire  sérieu- 
sement du  commerce,  surtout  avec  les  Nouvelles-Galles  du 
Sud  (Australie).  Ils  en  avaient  besoin  pour  vivre,  paraît-il, 
car  les  subventions  que  la  Société  des  missions  de  Londres 
leur  envoyait  devenaient  insuffisantes  pour  leurs  charges  de 
familles. 

La  faveur  dont  ils  jouissaient  auprès  des  naturels  leur 
suggéra  l'idée  de  s'adresser  à  eux  pour  créer  une  société 
analogue  à  la  Société  des  missions  de  Londres  et  décharger 
ainsi  celle-ci  d'une  partie  de  ses  frais.  Le  13  mai  1818,  ils 
fondèrent  la  Société  des  missions  de  T^a/z///,  auxiliaire  de  celles 
de  Londres.  Une  réunion  eut  lieu  près  de  l'église  de  Pape- 
toai  (Eimeo).  Le  roi,  sa  famille,  et  les  principaux  chefs 
étaient  présents.  M.  Nott  prononça  un  discours  qu'appuya 
chaleureusement  Pomare  II.  Aussitôt  trois  mille  mains  se 
levèrent  en  signe  d'adhésion.  D'après  le  règlement  qui  fut 
adopté,  les  offrandes  les  plus  modestes  étaient  acceptées; 
mais  pour  obtenir  le  titre  de  sociétaire  il  fallait  donner  un 
bambou  d'huile  de  coco  (en  1823,  cinq  bambous),  quatre 
paniers  de  coton  et  trois  balles  de  fécule  d'arrow-root  ou  un 
cochon.  Pendant  les  premières  années  cette  association  fonc- 
tionna assez  bieni,  mais,  après,  l'enthousiasme  se  refroidit 
quand  les  indigènes  connurent  mieux  la  valeur  des  mar- 
chandises qu'ils  abandonnaient.  A  l'époque  qui  nous  occupe, 
toutes  les  nouveautés  séduisaient  ces  naïfs  enfants  de  la 
nature. 


1.  D'après  un  discours  prononcé  par  le  missionnaire  J.  Williams,  la  pre- 
mière cargaison  envoyée  en  Angleterre  rapporta,  tous  frais  déduits,  quatorze 
cents  livres  sterling  (trente-cinq  mille  francs).  Comme  c'était  le  premier  envoi, 
Sa  Majesté  britannique  fit  grâce  du  droit  d'entrée,  ce  qui  accrut  de  quatre 
cents  livres  sterling  le  produit  de  la  vente.  M.  Williams  ajoute  :  «  C'est  de 
cette  manière  que  nous  devons  désirer  que  les  rois  et  les  reines  deviennent 
les  nourriciers  de  l'Eglise;  et  pourtant  ce  chef  (Pomare  II)  était,  quelques 
mois  auparavant,  l'un  des  plus  sauvages  despotes  de  la  terre.  » 


l'archipel  de  la  société  133 

Ils  avaient  accepté  le  Christianisme  sans  comprendre  rien 
à  sa  morale  ni  à  ses  principes.  Les  conséquences  s'en  firent 
sentir.  Jusque-là  les  missionnaires  avaient  été  pour  les  indi- 
gènes des  conseillers  et  des  amis;  en  1818,  ils  devinrent 
des  maîtres.  Ils  voulurent  appliquer  à  la  lettre  les  règles  de 
leur  religion  et  comme  ils  avaient  affaire  à  un  peuple  profon- 
dément insouciant,  ils  résolurent  de  forcer  les  naturels  à 
l'obéissance,  en  instituant  des  lois  que  ceux-ci  seraient  tenus 
d'observer  par  la  crainte  des  punitions.  11  fallait  pour  cela 
l'assentiment  de  Pomare  11.  Les  Révérends  s'occupèrent  de 
l'obtenir. 

L'ancien  roi  nominal  de  Tahiti  était  devenu  un  puissant 
souverain  :  les  victoires  de  ses  guerriers  chrétiens  lui 
avaient  donné  un  pouvoir  presque  absolu  sur  les  indigènes 
des  îles  Tahiti  et  Eimeo.  Sans  doute  les  chefs  de  districts 
subsistaient,  mais  ils  n'étaient  plus  guère  que  les  commis- 
saires du  roi  et'  devaient  lui  obéir.  Quant  aux  assemblées 
elles  s'inclinaient  maintenant  devant  la  volonté  du  monarque. 
Après  avoir  bénéficié  du  succès  de  la  nouvelle  religion,  sans 
toutefois  en  être  réellement  membre  puisqu'il  n'était  pas 
encore  baptisé,  Pomare  11  ne  pouvait  qu'être  dévoué  aux 
missionnaires.  D'ailleurs  ceux-ci  ne  manquèrent  pas  de  lui 
dire  qu'en  travaillant  pour  eux,  ils  travaillaient  pour  lui  :  il 
était  impossible  que  les  haines  fussent  entièrement  éteintes, 
et  les  lois  apprendraient  aux  indigènes  à  craindre  Dieu  et 
son  représentant  sur  la  terre,  le  roi;  le  Christ  n'avait-il  pas 
enseigné  qu'il  fallait  rendre  à  César  ce  qui  est  à  César  et  à 
Dieu  ce  qui  est  à  Dieu?...  Le  nouveau  Constantin  accepta 
donc  avec  satisfaction  la  proposition  des  missionnaires  et  les 
chargea  de  créer  un  code  basé  sur  la  foi  évangélique. 

M.  Nott  en  traça  le  plan,  et  les  pasteurs  rédigèrent  des 
lois  suivant  leurs  idées  ;  puis,  le  travail  terminé,  ils  l'appor- 
tèrent au  souverain  de  l'archipel  de  la  Société. 

Le  13  mai  1819,  Pomare  II  convoqua  à  Papaoa  une  assem- 
hlée  générale.  Les  chefs,  les  indigènes  et  les  missionnaires 


134  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

se  rendirent  à  son  appel.  La  réunion  s'ouvrit  par  la  lecture 
d'un  passage  de  la  Bible  que  fit  le  pasteur  Crook,  puis  le 
roi  prit  la  parole  et  se  mit  à  lire  le  nouveau  code,  s'arrêtant 
à  certains  articles  pour  y  ajouter  des  remarques  personnelles. 
Il  y  avait  19  articles,  savoir  : 

1"  Du  meurtre;  2°  du  vol;  3*^  des  déprédations  commises 
par  les  cochons;  !i°  des  objets  volés;  5°  des  objets  perdus; 
6°  de  l'achat  et  de  la  vente  des  objets;  7°  de  l'inobservance 
du  jour  du  sabbat;  8°  de  l'excitation  à  la  guerre;  9°  des 
hommes  ayant  deux  femmes  ;  10°  des  femmes  abandonnées 
avant  l'introduction  de  l'Évangile;  IV  de  l'adultère;  12°  des 
femmes  ou  des  maris  délaissés;  13°  de  l'obligation  de  nour- 
rir sa  femme;  1/|°  du  mariage;  15°  des  faux  rapports;  16°  des 
juges  ;  17°  de  la  forme  des  jugements;  18°  des  cours  de  jus- 
tice; 19°  des  lois  en  général. 

La  plupart  des  peines  de  ce  code  consistaient  en  amendes; 
la  privation  de  la  liberté  et  même  celle  de  la  vie  s'y  trou- 
vaient cependant  mentionnées  aussi  :  cette  dernière  était  le 
châtiment  réservé  aux  assassins,  aux  révoltés,  aux  conspi- 
rateurs, etc.. 

Ce  qu'il  y  avait  surtout  de  mauvais  dans  ce  codC;,  c'était 
l'intolérance  religieuse;  certains  articles  se  montraient  vrai- 
ment tyranniques,  l'article  7,  par  exemple  :  celui-ci  décla- 
rait que  les  coupables  seraient  réprimandés  à  la  première 
infraction,  mais  que  s'ils  recommençaient,  ils  seraient  con- 
damnés à  travailler  pour  le  roi  ;  les  juges  désigneraient  le 
travail  à  exécutera 

Pomare  11  demanda  au  peuple  s'il  approuvait  ces  lois  r 
celui-ci  leva  la  main  droite  en  signe  d'adhésion;  la  séance 
se  termina  par  une  prière  que  récita  le  Révérend  Henry. 

Il  n'y  eut  d'abord  que  ce  code  dans  tout  l'archipel  de  la 
Société;  ensuite  chaque  île  profita  de  l'affaiblissement  du 
pouvoir  royal   pour  obtenir  de  ses    missionnaires  des  lois. 

1.  D'après  le  Missionary  register. 


l'archipel  de  la  société  135 

particulières.  Huahine,  Raiatea-Tahaa  et  Bora-Bora  possédè- 
rent alors  des  codes  très  différents.  Je  ne  parlerai  que  d'un 
seul,  celui  de  Raiatea,  à  cause  de  sa  sévérité  et  de  son  étran- 
geté.  L'article  II  infligeait  la  peine  de  mort  à  l'individu  cou- 
pable de  blasphème  et  d'idolâtrie  ;  l'article  IV  déclarait  que 
les  cochons  égarés  n'ayant  point  de  marques  indiquant  leur 
propriétaire  devenaient  le  bien  des  principaux  chefs  ou  de 
la  caisse  des  missionnaires;  l'article  XXV  condamnait  les  va- 
gabonds incorrigibles  à  être  fouettés  publiquement'. 

Quelques  années  après  avoir  été  promulgués  tous  ces 
codes  reçurent  de  notables  augmentations. 

Les  pasteurs  pouvaient  donner  des  lois  aux  îles  parce 
qu'ils  étaient  les  plus  aptes  à  les  rédiger,  mais  ils  auraient 
dû  dans  leurs  codes  rester  sur  le  terrain  civil  et  s'abstenir 
d'y  parler  de  religion.  En  mélangeant  à  dessein  le  spirituel 
et  le  temporel,  ils  fabriquèrent  des  codes  théocratiques  avec 
toutes  leurs  conséquences,  c'est-à-dire  la  confusion  perpé- 
tuelle des  affaires  divines  et  des  affaires  humaines  et  l'inter- 
vention constante  dans  la  politique  des  prétendus  représen- 
tants de  Dieu  sur  la  terre,  les  pasteurs. 

Les  missionnaires  ont  protesté  souvent  contre  cette  accu- 
sation, et  l'histoire  dans  son  impartialité  doit  enregistrer 
leurs  déclarations.  Pour  n'en  citer  qu'une,  le  Révérend 
J.  Williams,  l'un  des  plus  anciens  missionnaires  de  l'archipel 
de  la  Société,  dans  un  discours  qu'à  son  retour  en  Angle- 
terre il  fit  à  l'assemblée  générale  de  la  Société  des  missions 
de  Londres  le  12  mai  1835,  après  avoir  raconté  la  conversion 
des  habitants  de  Tahaa  et  Raiatea,  prononçait  ces  paroles  : 
«...  On  nous  a  reproché  d'avoir  eu  recours  au  pouvoir  civil 
pour  établir  et  soutenir  le  christianisme.  Je  nie  le  fait.  Jamais 
nous  n'avons  profité  d'autre  chose  dans  ce  but  que  de  l'in- 
fluence de  l'exemple  des  chefs.  On  ne  saurait  trouver  dans  le 
code  entier  des  lois  des  naturels  un  seul  article  qui  déclare  que 

1.  D'après  P.  Lesson,  Voyage  autour  du  monde  sur  la  corvette  «  la  Coquille  », 
t.  I,  p.  437  à  442. 


136  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

la  religion  chrétienne  est  la  religion  de  l'île;  la  seule  chose 
que  nous  ayons  cru  devoir  recommander  par  des  lois,  est 
la  cessation  de  tout  travail  le  jour  de  repos.  Mais  ce  que 
nous  n'avons  pas  voulu  faire,  nous,  les  chefs  eux-mêmes  l'ont 
fait. . . » 

Il  me  semble  cependant  que  la  protestation  des  pasteurs 
ne  peut  résister  à  un  examen  sérieux.  Les  phrases  du  Révé- 
rend Williams,  malgré  les  correctifs,  qui  y  sont  introduits, 
finissent  par  se  retourner  contre  lui  et  ses  confrères.  Les 
missionnaires  n'ont  pas  voulu  se  mettre  en  évidence,  voilà 
tout.  Soyons  larges  :  en  admettant  qu'ils  n'aient  pas  écrit 
les  articles  des  Codes  qui  favorisent  leur  religion  et  leurs 
personnes,  ils  ont  inspiré  incontestablement  les  cerveaux 
qui  ont  proposé  les  lois  et  guidé  les  mains  qui  les  ont  si- 
gnées :  la  meilleure  preuve  en  est  qu'ils  ont  toujours  lutté 
pour  qu'elles  fussent  observées.  Ils  ne  peuvent  donc  en 
rejeter  la  paternité  et  doivent  en  supporter  la  responsa- 
bilité. 

A  partir  de  la  victoire  de  Pomare  II,  leur  ambition  se  montre 
clairement.  On  les  voit  continuellement  s'immiscer  dans  la 
direction  des  affaires  du  pays.  Au  lieu  de  se  borner  à  donner 
des  conseils  privés  en  se  tenant  soigneusement  à  l'écart 
de  la  vie  publique,  ils  s'empressent  de  se  rendre  dans  les 
assemblées,  soulevant  des  discussions  interminables  et  se 
faisant  remarquer  par  la  violence  de  leurs  discours.  Ces 
procédés  refroidirent  souvent  les  indigènes  à  leur  égard, 
mais,  contenus  par  la  main  de  fer  de  Pomare  II,  ses  sujets 
courbèrent  la  tête  et  se  résignèrent.  La  nouvelle  religion 
amena  des  modifications  dans  les  mœurs  des  insulaires  et 
quelque  chose  de  la  tristesse  de  notre  Moyen-âge  se  répan- 
dit sur  la  vie  jusque-là  si  gaie  de  ce  peuple  primitif.  Adieu 
les  iipa-upa  et  les  orgies  ;  il  n'y  eut  plus  de  ces  fêtes  bruyantes 
qui  faisaient  les  délices  de  cette  population  enfantine  et  les 
indigènes  allèrent  au  prêche  le  dimanche  par  la  crainte  d'une 
punition  consistant  presque  toujours  à  travailler  aux  routes. 


l'archipel  de  la  société  137 

Malheureusement  la  nouvelle  morale  n'existait  qu'à  la  sur- 
face chez  les  habitants,  comme  tout  ce  qui  est  en  général  le 
résultat  de  la  contrainte,  et  si  l'on  ne  peut  que  louer  les 
bonnes  intentions  des  missionnaires  pour  relever  la  dignité 
des  naturels,  on  se  voit  obligé,  en  revanche,  de  déplorer 
leurs  façons  de  procéder. 

Après  avoir  tant  favorisé  la  religion  chrétienne,  Pomare  II 
ne  pouvait  plus  retarder  son  baptême.  Il  le  reçut  enfin  le 
dimanche  16  mai  1819,  et  ce  fut  le  pasteur  Bicknell  qui  le 
lui  donna,  en  présence  de  quatre  mille  indigènes. 

Le  monarque  voulut  montrer  que  les  lois  devaient  être 
respectées.  Le  25  octobre,  il  fit  pendre  à  un  cocotier  deux 
hommes  du  district  d'Attahuru,  les  nommés  Papahia  et  Ho- 
ropae  qui  s'étaient  rendus  coupables  de  complot  contre  le 
gouvernement.  En  août  1821,  deux  autres  naturels  nommés 
Pori  et  Mariri  furent  encore  mis  à  mort  pour  avoir  essayé 
d'assassiner  le  roi. 

Pomare  II  était  alors  à  l'apogée  de  sa  puissance.  Il  régnait 
sur  tout  l'archipel  de  la  Société.  Véritable  autocrate  de  Tahiti 
et  d'Eimeo,  il  était  suzerain  des  îles  Sous-le-Vent  et  des 
Tuamotu  ;  celles-ci  lui  payaient  un  tribut,  A  certains  égards 
il  était  digne  du  rang  suprême.  Bien  doué  et  travailleur  pour 
un  homme  de  sa  race,  il  tenait  alternativement  le  sceptre  et 
la  plume;  il  avait  composé  un  recueil  de  mots  tahitiens  et 
traduit  une  partie  de  la  Bible.  Ce  dernier  ouvrage  aurait  été 
écrit,  dit-on,  dans  le  petit  îlot  Motu-Uta,  oasis  placée  au  milieu 
de  récifs  entourés  par  la  mer  et  située  en  face  de  Papeete. 
Pomare  II  y  avait  fait  construire  un  belvédère  où  il  aimait 
à  se  retirer. 

Cependant  le  roi  approchait  du  terme  de  sa  carrière.  Depuis 
quelques  années  il  s'était  mis  à  boire  outre  mesure  des 
liqueurs  fortes  et  il  s'enivrait  tous  les  jours  ^.  Bref  il  fit  tant 
d'excès  que  ceux-ci  le  conduisirent  prématurément  au  tom- 

1.  D'après  Dumont  D'Urville,  Voyage  pittoresque  autour  du  monde,  t.  I, 
p.  561. 


138  HISTOIRE    DE    LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

beau.  Ce  fut  le  7  décembre  ou  le  17  novembre  1821  i,  à 
Eimeo,  que  le  Constantin  tahitien  expira  à  l'âge  de  trente- 
neuf  ou  quarante-deux  ans. 

Son  fils,  âgé  seulement  d'un  an,  fut  proclamé  roi  sous  le 
nom  de  Pomare  IIP.  La  mère  de  cet  enfant  était  Teremoe- 
moe,  fille  de  Tamatoa,  roi  de  Raiatea.  Le  peuple  la  nomma 
régente,  mais  elle  abdiqua  cette  fonction  en  faveur  de  sa 
sœur  Pomare- Vahiné  et  celle-ci  gouverna  durant  la  minorité 
de  son  neveu. 

Cette  femme  était  douée  d'un  caractère  extrêmement  éner- 
gique. Elle  le  montra  surtout  vis-à-vis  des  missionnaires. 
Ceux-ci  voulurent  l'amener  à  partager  leurs  idées  politiques  : 
ils  ne  purent  y  réussir  ;  elle  leur  signifia  qu'elle  ne  se  lais- 
serait pas  diriger  par  eux.  Celte  déclaration  les  consterna. 
Ils  désiraient  déjà  l'annexion  des  îles  de  la  Société  à  l'Angle- 
terre ;  ils  durent  attendre. 

Au  mois  de  décembre  1822,  Aimata,  fille  de  Pomare  II  et 
d'une  sœur  de  sa  femme,  épousa  Tapoa,  dit  Pomare-Abu- 
ralii,  petit-fils  du  conquérant  célèbre  qui  avait  jadis  soumis 
les  îles  Sous-le-Vent.  Tapoa,  dit  Pomare-Abu-rahi,  était 
prince  de  Tahaa  ;  quant  à  Aimata,  elle  ne  possédait  qu'un 
seul  district  et  nul  ne  pouvait  prévoir  qu'elle  serait  un  jour 
la  reine  Pomare  IV  de  Tahiti.  Cette  princesse  pouvait  avoir 
alors  douze  ans  ;  le  prince  n'avait  guère  plus  de  seize  ans. 
Le  mariage  eut  lieu  à  Huahine,  île  située  entre  les  posses- 
sions des  deux  époux.  La  plus  grande  pompe  fut  déployée 
en  cette  circonstance  et  une  garde  armée  accompagna  le  cor- 


1.  EUis (Polynesianresearches,  t.  II, p.  524),  et  Lesson  {Voyage  autour  du  monde 
sur  la  corvette  «  la  Coquille  »,  t.  I,  p.  247),  disent  que  Pomai'e  II  mourut  le 
7  décembre  1821  ;  mais  plus  loin  p.  423,  Lesson  place  la  mort  de  ce  roi  au 
17  novembre  1821.  Quelle  est  la  véritable  date?  J'incline  pour  la  première, 
parce  que  Lesson  la  cite  d'après  les  éphémérides  rédigées  en  langue  tahi- 
tienne  et  traduites  par  les  missionnaires  anglais  établis  dans  lîle. 

2.  L'annuaire  des  Établissements  français  de  l'Océanie,  publié  par  ordre 
du  gouvernement,  fait  régner  Pomare  III  dès  1804,  c'est-à-dire  seize  ans  avant 
sa  naissance. 


l'archipel  de  la  société  139 

tège  princier.  La  cérémonie  se  passa  dans  la  chapelle  protes- 
tante où  les  Révérends  BarfFet  Ellis  unirent  les  jeunes  époux 
en  présence  de  la  famille  royale,  des  amis  du  prince,  des 
grands-chefs,  et  de  la  foule  du  peuple. 

Vers  cette  époque  il  y  eut,  un  instant,  une  diminution  de 
piété  chez  les  indigènes,  mais  elle  ne  dura  pas.  Les  jeunes 
gens  essayèrent  aussi  de  faire  revivre  d'anciennes  coutumes, 
principalement  le  tatouage,  autrefois  très  pratiqué  par  leurs 
ancêtres  :  toutes  ces  tentatives  échouèrent. 

Le  rôle  des  missionnaires  allait  sans  cesse  grandissant, 
non  sans  rencontrer  parfois  une  certaine  opposition,  s'il  faut 
en  juger  par  le  fait  suivant.  Un  parlement  avait  été  créé  à 
Tahiti  pour  y  discuter  les  intérêts  politiques  et  commerciaux 
du  pays.  Cette  année-là  (1823),  plusieurs  questions  furent 
soumises  à  l'assemblée  populaire,  composée  de  quatre  mille 
personnes  environ.  On  proposa  d'abord  d'établir  une  capitation 
annuelle  de  cinq  bambous  d'huile  par  homme,  puis  on  traita 
des  impôts  qui  devaient  être  perçus  pour  le  roi  et  pour  les 
missionnaires.  La  capitation,  les  impôts  pour  le  roi  furent 
acceptés,  mais  la  subvention  aux  missionnaires,  ajournée  par 
les  Révérends  eux-mêmes,  qui  prévoyaient  un  refusa  Ils 
pouvaient  d'ailleurs  attendre  et  même  se  passer  de  ces  sub- 
sides. Ils  s'étaient  beaucoup  occupés  de  négoce  et  leurs 
affaires  avaient  en  général  pleinement  prospéré.  Certains 
d'entre  eux  avaient  réalisé  de  belles  fortunes  ;  à  Tahiti  notam- 
ment, les  maisons  les  plus  confortables  étaient  celles  des 
hommes  du  Seigneur.  Tels  quels,  leur  prestige  n'en  demeu- 
rait pas  moins  considérable  :  ils  étaient  au  spirituel  les  véri- 
tables arbitres  des  îles. 

Des  changements  remarquables  étaient  en  effet  survenus 
dans  la  population.  Non  seulement  l'idolâtrie  avait  complète- 
ment disparu,  mais  tous  les  habitants  professaient  la  religion 
chrétienne.  Beaucoup  de  naturels  savaient  lire   et  écrire  et 

1.  D'après  Dumont  D'Urville,  Voyage  pittoresque  autour  du  monde,  t.  I,, 
p.  562  et  563. 


140  HISTOIRE   DE   LA.    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

possédaient  des  livres  religieux  traduits  dans  leur  langue, 
imprimés  à  Tahiti  ou  dans  une  autre  île.  On  avait  élevé  des 
temples  et  les  indigènes  se  rendaient  au  prêche  deux  fois  par 
semaine. 

A  Papaoa,  il  y  avait  un  temple  long  de  sept  cents  pieds.  Les 
insulaires  s'y  acheminaient  en  bon  ordre,  marchant  sur  deux 
files  et  observant  un  parfait  silence.  Arrivés  dans  l'édifice,  ils 
se  rangeaient  suivant  leur  district,  les  hommes  séparés  des 
femmes  et  la  famille  royale  confondue  avec  les  autres  per- 
sonnes ^  Le  coup  d'œil  était  vraiment  curieux,  pour  ne  pas 
dire  comique.  Certains  des  assistants  n'avaient  pour  tout  vête- 
ment qu'un  uniforme  anglais  ou  un  habit  noir  ne  leur  cou- 
vrant que  le  haut  du  corps  :  c'étaient  les  plus  enviés  ;  d'autres 
ne  possédaient  qu'un  pantalon  ou  un  gilet.  Quant  aux  femmes, 
leur  unique  costume  consistait  en  une  chemise  d'homme  avec 
un  petit  chapeau  européen  orné  de  fleurs  naturelles.  Per- 
sonne, pas  même  le  roi,  ne  portait  de  bas  ni  de  souliers  2. 
(11  n'est  pas  inutile  de  constater  que  de  nos  jours  les  Polyné- 
siens vont  encore  pieds  nus.) 

Le  service  commençait  à  dix  heures.  11  débutait  par  un 
hymne  que  les  fidèles  chantaient  en  chœur  ;  ensuite  venait  la 
lecture  de  plusieurs  pages  des  Actes  des  Apôtres  ;  la  céré- 
monie se  terminait  par  un  discours  du  Piévérend.  Cette  sombre 
existence  faisait  un  fâcheux  contraste  avec  la  riante  verdure 
de  Tahiti  et  le  caractère  autrefois  si  exubérant  de  ses  habi- 
tants, mais  de  cela  les  missionnaires  ne  se  souciaient  nulle- 
ment :  intransigeants,  ils  ne  songeaient  qu'à  leur  œuvre  et  se 
félicitaient  de  la  voir  triompher. 

Cependant,  loin  d'être  entièrement  transformés,  les  natu- 
rels ne  l'étaient  que  superficiellement.  Ils  continuaient  à  se 
livrer  aux  mêmes  vices.  Les  hommes  ne  cessaient  de  s'adonner 
à  l'ivrognerie  ;  seulement  ils  se  cachaient.  Les  femmes  mon- 

1.  D'après   Dumont  D'Urville,  Voyage  pittoresque   autour  du  monde,  t.    I, 
p.  562. 

2.  D'après  Kotzebue. 


l'archipel  de  la  société  141 

traient  une  certaine  réserve  lorsqu'on  les  rencontrait  à  terre, 
à  la  promenade,  et,  pendant  le  jour,  elles  ne  venaient  plus 
comme  jadis  s'offrir  efFrontément  à  bord  des  bâtiments  ; 
mais  aussitôt  qu'elles  pouvaient  tromper  la  surveillance  des 
agents  des  missionnaires,  surtout  la  nuit,  elles  prouvaient 
vite  que  leurs  mœurs  n'avaient  pas  changé  \ 

Voici  quel  était  à  cette  époque  l'état  politique  de  l'archipel 
de  la  Société  :  Pomare  III  était  roi  de  Tahiti  ;  Mahine,  de 
Moorea  et  de  Maiaoiti;  Mahine  et  Hautia,  de  Huahine;  Tama- 
toa,  de  Raiatea  ;  Fenuapeho,  de  Tahaa  ;  Mai  et  Tefaora,  de 
Bora-Bora  ;  Tairo,  de  Maurua^. 

En  182/i,  le  21  avril,  à  Papaoa,  les  missionnaires  protes- 
tants sacrèrent  le  nouveau  souverain.  Le  pasteur,  M.  Nott, 
en  posant  le  diadème  sur  la  tête  de  l'enfant  prononça  ces 
paroles  :  «  Pomare  III  je  vous  couronne  roi  de  Tahiti, 
Moorea^,  etc..  »  Le  Révérend  ne  doutait  plus  de  rien,  il  avait 
complètement  oublié  le  temps  où,  pauvre  et  fugitif,  il  ne 
vivait  que  par  la  protection  d'un  chef  polynésien.  Le  succès 
les  grisait,  lui,  et  ses  collègues. 

La  situation  brillante  qu'ils  s'étaient  créée  tentait  mainte- 
nant ceux  de  leurs  confrères  restés  obscurs  dans  la  mère 
patrie.  L'un  d'eux,  nommé  George  Pritchard,  résolut  d'aller 

1.  Il  suffit  de  lire  les  récits  de  la  plupart  des  voyageurs  pour  être  fixé  à  cet 
égard.  L'un  d'eux,  P.  Lesson,  dans  son  Voyage  autour  du  monde  sur  la  corvette 
«  la  Coquille  »  (séjour  dans  l'île  d'0-Taïti  du  3  au  22  mai  1823),  a  même  laissé 
à  ce  sujet  des  anecdotes  assez  piquantes;  en  voici  deux  : 

«  ...  un  des  officiers  de  la  Coquille,  prenant  un  croquis  du  temple  de  Matavai, 
alors  complètement  désert  fut  tout  étonné  de  voir  passer  vivement  un  robuste 
Taïtien  qui  lui  jeta  dans  les  bras  une  jeune  insulaire  à  peine  âgée  de  treize 
ans,  et  lui  montrant  une  cravate  de  soie  bleue,  puis  la  chaire  à  prêcher!... 
Alliance  monstrueuse  d'une  rare  dépravation,  et  que  n'ont  jamais  inscrit  dans 
leurs  louangeurs  rapports  les  inspecteurs  des  missions  Tyermann  et  Ben- 
nett!...  »  (T.  I,  p.  308.) 

«  Les  femmes  converties  au  christianisme  n'en  sont  pas  plus  chastes  tou- 
tefois, car  malgré  une  surveillance  active  des  agents  des  missionnaires,  elles 
se  rendaient  à  bord  pendant  la  nuit,  en  joignant  la  ruse  et  la  dissimulation 
à  leurs  intrigues,  et  faisaient  des  lieues  à  la  nage  pour  mieux  voiler  leurs 
amoureux  projets.  »  (Vol.  I,  p.  504). 

2.  Orsmond,  missionnaire.  Lettre  adressée  au  commandant  de  la  corvette  «  la 
Coquille  »,  Bora-Bora,  13  mai  1823.  —  Mahine  n'était  que  chef  de  Moorea 
(Eimeo)  ;  le  roi  de  cette  île  était  Pomare  IIL 

3.  Nom  que  l'on  donnait  aussi  à  l'île  Eimeo. 


142  HISTOIRE    DE   LA   POLYNÉSIE    ORIENTALE 

chercher  fortune  dans  l'archipel  de  la  Société.  Ce  pasteur 
était  né  à  Birmingham  (Angleterre),  le  16  août  1796.  Il  avait 
exercé  quelque  temps  dans  son  pays  et  s'y  était  marié.  Sa 
femme  voulut  l'accompagner.  Ils  s'embarquèrent  sur  le  Fox- 
Hound,  capitaine  Emments,  et  partirent  le  27  juillet  182/i. 
Après  une  heureuse  traversée,  ils  arrivèrent  à  Tahiti  le  25  dé- 
cembre suivant,  et  s'établirent  à  Papeete. 

Les  Révérends  entreprirent  l'éducation  du  petit  roi  Po- 
mare  III  dans  une  école  qu'ils  avaient  fondée  à  Afareaitu  (île 
Eimeo  ou  Moorea)  et  qu'ils  qualifiaient  pompeusement  d'  «  Aca- 
démie de  la  mer  du  Sud  » .  Mais  cet  enfant,  objet  de  leurs  vives 
espérances,  mourut  au  bout  de  quelques  années  à  Pare,  le 
11  janvier  1827.  On  l'enterra  à  Papaoa,  dans  le  tombeau  de 
son  père.  Avec  Pomare  111  disparut  le  dernier  rejeton  mâle 
de  la  dynastie  de  Pomare. 

Sa  sœur  Aïmata  \  âgée  d'environ  quatorze  ans  2,  fut  re- 
connue reine  des  îles  Tahiti,  Eimeo  et  dépendances,  sous 
le  nom  de  Pomare- Vahiné  IV.  Son  règne  devait  être  fertile 
en  événements  graves. 


l.Ai,  manger,  Mata,  œil. 

2.  Elle  était  probablement  née  le  28  février  1813. 


CHAPITRE  IV 


APPARITION   DU  CATHOLICISME  ET  DE  L'INFLUENCE  FRANÇAISE 


Vie  scandaleuse  de  la  reine  Pomare  IV  ;  les  indigènes  reviennent  aux  an- 
ciennes mœurs. —  Création  d'une  nouvelle  religion  :  les  Mamaia. —  Ceux- 
ci  fondent  un  parti  politique  et  causent  des  désordres.  —  Débauches  de 
la  population  des  îles  Sous-Ie-Vent.  —  Pomare  IV  se  fait  rendre  hommage 
à  la  i^çon  antique.  —  Les  grands-chefs  tahitiens  se  soulèvent  contre  elle 
et  châtient  des  gens  de  Taiarapu.  —  Guerre  de  Raiatea-Tahaa  :  défaite 
de  Tapoa;il  perd  ses  Etats.  —  Pomare  IV  divorce  avec  ce  prince  et  épouse 
Ariifaite.  —  Révolte  des  Mamaia  et  de  Tavarii;  combat  de  Taiarapu  :  vic- 
toire de  Tati,  Utami,  Paofai  et  Hitoti.  —  Abaissement  des  Mamaia;  ils 
cessent  d'être  un  danger  pour  le  gouvernement.  —  Les  grands-chefs  tahi- 
tiens sont  en  réalité  les  maîtres  du  pouvoir.  —  Arrivée  à  Tahiti  de  mis- 
sionnaires catholiques  français.  —  Les  Pères  Caret  et  Laval  cherchent  à 
supplanter  les  missionnaires  protestants  anglais,  et  ceux-ci  les  font  expul- 
ser ainsi  qu'un  charpentier  français.  —  Voyage  à  Tahiti  des  Pères  Caret 
et  Maigret  ;  les  autorités  tahitiennes  refusent  de  les  laisser  débarquer.  — 
Le  gouvernement  français  décide  d'intervenir  en  faveur  de  ses  nationaux. 


Au  début  du  règne  de  Pomare  IV,  les  grands-chefs  et  les 
missionnaires  se  disputèrent  le  pouvoir.  La  jeune  souveraine 
les  laissa  faire  et  ne  s'occupa  qu'à  s'amuser.  Douée  d'un 
tempérament  ardent,  comme  toutes  les  jeunes  filles  de  sa 
race,  elle  se  mit  à  mener  une  vie  scandaleuse,  excita  ses 
sujets  à  la  débauche,  et  les  fît  revenir  publiquement  aux 
anciennes  mœurs.  Ils  passèrent  des  nuits  entières  à  chanter 
des  hi  me  ne  et  à  exécuter  des  danses  obscènes.  Les  Révérends 
protestèrent  au  nom  de  la  religion  et  de  la  morale,  mais 
Pomare  IV  répondit  à  leurs  remontrances  en  accomplissant 
à  Eimeo  une  Upa-Upa  tellement  corsée  que  les  hommes  du 
Seigneur  en  furent  consternés;  ils  crurent  à  ce  moment  leurs 
peines  perdues.  Ils  ne  se  trompaient  guère  :  au  fond,  les 


144  HISTOIRE    DE    LA    POLYNESIE   ORIENTALE 

indigènes  étaient  restés  les  mêmes  et  la  civilisation  n'avait 
fait  que  les  effleurer.  On  ne  change  pas  en  vingt-cinq  ou 
trente  ans  l'ouvrage  de  plusieurs  siècles,  c'est-à-dire  les 
caractères  moraux  et  intellectuels  d'une  race,  quelque  intel- 
ligente qu'elle  soit. 

Enl828,ilseproduisitunévénementtrèsgrave.  Unindigène 
nommé  Teau,  ancien  diacre  du  temple  de  Panavia,  prétendit 
qu'il  était  prophète  ^  et  créa  la  religion  des  Mamaia.  Voici 
en  quoi  elle  consistait  :  aimer  Dieu,  le  prier  et  chanter  ses 
louanges;  les  adeptes  avaient  la  liberté  des  rapports  sexuels 
et  devaient  tous  aller  au  ciel  après  leur  mort  2.  Le  prophète 
eut  des  disciples,  et  les  missionnaires  en  furent  tellement 
exaspérés,  qu'ils  voulurent  le  supprimer:  ils  ordonnèrent  de 
le  saisir  afin  de  lui  faire  son  procès;  mais  Teau  prit  la  fuite  et 
se  réfugia  dans  les  montagnes,  où  l'on  renonça  à  le  poursuivre. 

La  grosse  majorité  du  peuple  resta  fidèle  à  la  religion 
importée  par  les  Révérends  et  persécuta  les  Mamaia,  ce  qui 
ne  fit  qu'augmenter  leur  nombre.  Les  chrétiens  ne  valaient 
pourtant  pas  mieux  qu'eux.  Sans  doute  ils  continuaient  à 
suivre  les  exercices  du  culte,  mais  cela  ne  les  empêchait  pas 
aussi  de  se  livrer  à  la  prostitution  et  à  l'ivrognerie.  Les 
femmes  menaient  une  conduite  honteuse .  La  plupart  des 
grands-chefs  montraient  le  mauvais  exemple  :  ils  ne  ces- 
saient de  danser,  de  chanter  et  de  boire;  la  famille  royale 
se  grisait  abominablement  et  les  courtisans  agissaient  de 
même;  à  chaque  instant  ils  criaient  :  «  Du  rhum  !  Du  rhum!  » 
Leurs  journées  et  leurs  nuits  s'écoulaient  dans  d'ignobles 
bacchanales,  qui  ne  finissaient  que  lorsqu'ils  tombaient 
épuisés  par  les  fatigues  de  l'amour  et  l'abus  des  liqueurs 
alcooliques.  Les  Révérends  connaissaient  toutes  ces  hontes, 
dont  souvent  ils  étaient  les  témoins  forcés;  avec  une  rare 
persévérance  ils  essayaient  d'extirper  les  vices  des  indigènes 
et  n'y  parvenaient  pas. 

1.  Quelques-uns  disent  Jésus-Çhrist. 

2.  MoERENHOUT,  Voyaçcs  aux   îles  du  Grand  Océan,  t.  IF,  p.  502,  50i   et  505. 


L  ARCHIPEL    DE    LA    SOCIETE  145 

Au  bout  d'un  an  les  Mamaia  avaient  fait  de  tels  progrès 
qu'ils  étaient  devenus  un  danger  pour  le  gouvernement.  Ils 
ne  se  contentaient  pas  seulement  de  professer  une  nouvelle 
religion,  ils  formaient  aussi  un  parti  politique.  Tous  les 
mécontents  y  entraient;  un  indigène  voulait-il  fronder  l'au- 
torité établie  ?  aussitôt  il  se  déclarait  Mamaia;  la  nouvelle 
religion  lui  servait  de  prétexte  pour  pratiquer  ses  menées 
révolutionnaires.  En  se  voyant  nombreux,  les  Mamaia  s'enhar- 
dirent; ils  tinrent  des  propos  insolents  et  proférèrent  des 
menaces  contre  les  grands-chefs.  Ceux-ci  tâchèrent  d'enrayer 
ce  mouvement.  Ils  y  réussirent  momentanément  grâce  à 
l'éloquence  de  Tati,  grand-chef  de  Papara,  le  plus  célèbre 
orateur  tahitien  de  ce  temps-là  ^  Dans  une  assemblée  géné- 
rale qui  eut  lieu  à  Papaoa,  Tati  prononça  un  discours  telle- 
ment violent  contre  les  Mamaia  que  ceux-ci  furent  saisis  de 
crainte  et  s'abstinrent  pendant  quelque  temps  d'injurier  et 
de  provoquer  les  chefs. 

Vers  le  mois  de  septembre  1829,  la  famille  royale  partit 
pour  Tahaa.  Elle  resta  plus  d'un  an  dans  les  îles  Sous-le- 
Vent,  et  durant  ce  voyage,  elle  ne  cessa  de  se  livrer  à  la 
débauche  et  à  l'ivrognerie.  La  population  de  ces  îles  menait 
une  vie  aussi  licencieuse  que  celle  des  habitants  de  Tahiti 
et  de  Moorea.  A  Raiatea,  à  Huahine,  et  surtout  à  Bora-Bora, 
lorsque  des  navires  relâchaient,  toutes  les  femmes,  revêtues 
de  leurs  habits  de  fête  et  couronnées  de  fleurs,  montaient 
à  bord  s'offrir  et  se  livrer  aux  premiers  venus  ^.  Les  Révé- 

1.  Tati  descendait  de  la  famille  d'Amo  et  il  aurait  été  peut-être  roi  de 
Tahiti  sans  l'adoption  de  Pomare  II  par  Temare.  A  cause  de  cette  même 
adoption,  il  ne  devait  pas  non  plus  hériter  du  district  de  Papara,  et  pour- 
tant nous  l'en  voyons  en  possession;  il  est  probable  que  Pomare  II  le  lui 
aura  cédé  pour  le  remercier  de  son  désintéressement.  En  effet,  Tati  ne 
revendiqua  jamais  le  trône  de  Tahiti,  et,  de  plus,  il  fut  l'ami  intime  de  Po- 
mare II.  Au  couronnement  de  Pomare  III,  Tati  portait  la  couronne  du  petit 
roi;  or,  par  sa  seule  présence  au  sacre,  il  reconnaissait  ce  jeune  enfant  pour 
son  légitime  souverain.  A  l'époque  où  nous  sommes  parvenus,  et  même 
avant,  Tati  aurait  pu  facilement  s'emparer  de  la  couronne  s'il  l'avait  voulue  ; 
mais  c'était  un  indigène  exceptionnel  par  son  peu  d'ambition,  sa  bonté,  sa 
droiture,  et  la  sincérité  de  son  attachement  au  Christianisme. 

2.  Il  en  est  encore  ainsi  de  nos  jours  à  Bora-Bora. 

10 


146  HISTOIRE    DE   LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

rends  tonnaient  contre  ces  actes  et  ne  parvenaient  pas  à  les 
empêcher.  Un  missionnaire  de  Raiatea,  M.  Williams,  crut 
devoir  recourir  à  la  force  ;  comme  il  avait  un  grand  ascen- 
dant sur  Tamatoa,  le  roi  de  cette  île,  il  obtint  de  celui-ci 
des  lois  sévères  pour  contraindre  les  indigènes  à  respecter 
les  choses  religieuses  et  à  changer  de  mœurs;  mais  il  n'abou- 
tit qu'à  s^attirer  la  haine  de  ceux  dont  il  contrariait  les 
goûts;  on  tenta  de  Tassassiner  et  il  lui  fallut  renoncer  à  ses 
réformes. 

En  1830,  il  s'opéra  un  revirement  en  faveur  des  Mamaia  : 
le  peuple  et  la  reine  se  rapprochèrent  d'eux  pour  tâcher  de 
reprendre  l'autorité  que  les  grands-chefs  avaient  usurpée. 
En  effet,  ceux-ci  avaient  profité  de  la  minorité  de  Pomare  111, 
puis,  de  ce  que  le  trône  était  occupé  par  une  femme,  pour  ne 
plus  tenir  compte  du  parlement  créé  en  182/i,  et  rétablir  la 
féodalité.  Ils  étaient  devenus  à  Tahiti  les  véritables  maîtres; 
Tati,  grand-chef  de  Papara,  commandait  de  la  pointe  Mara 
jusqu'à  l'isthme;  Utami  était  grand-chef  d'Attahuru;  les  deux 
frères  Paofai  et  Hitoti  se  partageaient  le  pouvoir  sur  la  côte 
orientale  de  l'île. 

Pomare  IV  retourna  en  janvier  1831  à  Papeete  (Tahiti).  Elle 
alla  demeurer  chez  les  Mamaia.  Quelque  temps  après,  elle 
ordonna  aux  habitants  de  la  presqu'île  de  Taiarapu  de  venir 
lui  rendre  hommage  à  la  façon  antique,  c'est-à-dire  en  exé- 
cutant une  cérémonie  que  le  Christianisme  avait  abolie  à 
cause  de  son  caractère  idolâtre  et  obscène.  Les  habitants  de 
Taiarapu  obéirent.  Mais  les  grands-chefs  de  Tahiti  piotes- 
tèrent  au  nom  des  lois  chrétiennes  que  la  reine  avait  violées; 
ils  proclamèrent  la  déchéance  du  chef  Tavarii  de  Taiarapu 
et  des  autres  petits  chefs,  puis  ils  envahirent  la  presqu'île. 
Les  gens  de  Taiarapu  se  réfugièrent  auprès  de  la  souveraine. 
Tati,  Utami,  Paofai  et  Hitoti  demandèrent  à  Pomare  IV  de 
les  leur  livrer;  celle-ci  refusa.  Alors  les  grands-chefs  se 
soulevèrent  contre  la  reine  et  firent  entrer  leurs  guerriers 
dans  Papeete,  le   20  mars  1831.  Pomare    IV   eut  peur;   elle 


l'archipel  de  la  société  147 

se  prépara  à  partir  pour  Eimeo.  Apprenant  celte  résolution, 
les  grands-chefs  se  radoucirent;  ils  abandonnèrent  une  par- 
tie de  leurs  exigences  et  se  contentèrent  du  châtiment  des 
autres  coupables  :  les  principaux  Mamaia  furent  expulsés  de 
Tahiti  et  forcés  de  revenir  à  Raiatea-Tahaa. 

Entre  les  mois  d'avril  et  de  septembre  1831,  Tamatoa  III 
mourut  à  un  âge  assez  avancé.  C'était  le  roi  le  plus  considéré 
de  Tarchipel  de  la  Société  ;  sa  fille  aînée  régnait  à  Huahine, 
et  sa  petite-lille  était  reine  de  Tahiti.  Le  frère  de  Tamatoa  III 
lui  succéda  comme  roi  de  Raiatea  sous  le  nom  de  Tamatoa  IV. 

Cependant  les  adeptes  de  la  nouvelle  secte  étaient  extrême- 
ment nombreux  dans  les  lies  Sous-le-Vent,  surtout  à  Tahaa. 
Ils  soutenaient  Tapoa  le  grand-chef  de  cette  île  \  contre  les 
habitants  de  Raiatea.  L'opposition  de  ceux-ci  amena  une 
scission  religieuse,  et  la  guerre  éclata  en  octobre  ou  no- 
vembre 1831.  Les  guerriers  de  Tahaa  subirent  une  défaite 
complète  :  Tapoa  fut  blessé  et  pris,  puis  relégué  à  Huahine. 
Les  Mamaia  avaient  commis  l'imprudence  de  lui  prédire  la 
victoire  :  après  la  perte  de  cette  bataille,  ils  s'empressèrent 
<le  rentrer  dans  l'ombre,  et  dès  lors,  la  paix  régna  sur  les 
îles  du  nord-ouest  ~. 

De  retour  à  Tahiti,  Tapoa,  vaincu  et  dépouillé  de  ses  I^tats, 
reçut  un  accueil  outrageant  de  la  reine  :  Pomare  IV  l'exclut 
du  lit  conjugal,  d'où  n'était  encore  issu  aucun  enfant,  et  il 
fut  obligé  de  retourner  aux  îles  Sous-le-Vent,  plus  pauvre 
que  n'importe  quel  indigène.  Heureusement  l'avenir  lui  ré- 
servait un  brillant  dédommagement  :  ce  prince  devait  deve- 
nir un  jour  roi  de  Bora-Bora,  par  le  consentement  des  deux 
familles  rivales  Mai  et  Tefaaora,  fatiguées  de  leurs  dissen- 
sions. Mais  Pomare  IV  ne  pouvait  alors  prévoir  ce  retour 
de  la  fortune,  et,  durement,  elle  demanda,  à  la  fin  de  l'an 
née  1831,  à  prendre  un  nouvel  époux.  Quelques  mission- 
naires protestèrent,  trouvant  que   cela   était  contraire   à  la 

1.  Fenuapeho  venait  de  périr  en  mer  et  Tapoa  lui  avait  succédé. 

2.  MoERENHOUT,  Voyages  aux  îles  du  Grand  Océan,  t.  II,  p.  .517  et  518. 


148  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

religion  ;  mais  les  grands-chefs  prononcèrent  le  divorce,  et 
la  reine  Pomare  IV  épousa  le  fils  d'un  chef  de  Huahine, 
Ariifaite,  un  jeune  homme  âgé  de  quinze  ans,  qui  prit  après 
son  mariage  le  nom  de  Pomare-Tane  *. 

Je  viens  de  dire  qu'après  la  défaite  de  Tapoa,  les  Mamaia 
rentrèrent  dans  l'ombre,  et  que,  dès  lors,  la  paix  régna  sur 
les  îles  Sous-le-Vent.  Mais  il  n'en  fut  pas  de  même  à  Tahiti 
où,  dans  le  mois  de  janvier  1832,  les  Mamaia  appuyèrent  une 
révolte  de  Tavarii,  chef  de  Taiarapu.  En  présence  de  ce  péril, 
Tati,  Utami,  Paofai  et  Hitoti  se  coalisèrent.  Les  armées  des 
deux  partis  se  rencontrèrent  dans  la  presqu'île  de  Taiarapu. 
Après  un  combat  assez  vif,  les  insurgés  eurent  le  dessous.; 
ils  perdirent  plus  de  trente  hommes  sans  compter  les  bles- 
sés, et  s'enfuirent  dans  les  montagnes.  Durant  la  déroute,  leur 
chef  Tavarii,  les  deux  prophètes  Tutuai  et  Vaipai  ainsi  que 
plusieurs  de  leurs  guerriers  tombèrent  entre  les  mains  des 
vainqueurs.  Les  grands-chefs  emmenèrent  les  prisonniers  à 
Papara.  Le  23  mars  1832,  ceux-ci  comparurent  devant  un  tri- 
bunal présidé  par  Mahine,  chef  de  l'île  Huahine;  cinq  des 
rebelles  furent  condamnés  à  l'exil,  les  autres,  aux  travaux 
forcés.  Tous  subirent  leurs  peines. 

Ces  condamnations  abaissèrent  pour  toujours  l'orgueil  des 
Mamaia;  dans  la  suite  ils  n'eurent  plus  la  même  hardiesse, 
et  cessèrent  ainsi  d'être  un  danger  pour  le  gouvernement  2. 

Tati,  Utami,  Paofai  et  Hitoti  étaient  en  réalité  les  maîtres 
de  Tahiti;  Pomare  IV  ne  comptait  guère.  Les  pasteurs  la 
traitaient  dédaigneusement.  Ne  la  croyant  pas  appelée  à 
monter  un  jour  sur  le  trône,  ils  avaient  absolument  négligé 
son  instruction  et  depuis  son  avènement,  ils  ne  s'étaient  pas 
non  plus  occupés  de  remédier  à  son  ignorance.  Aussi  le 
pouvoir  royal  s'afïaiblissait-il  chaque  jour;  l'autorité  de  Po- 

1.  Tane  signifie  mari. 

2.  Ici  finit  le  rôle  important  des  Mamaia  dans  l'histoire  de  l'archipel  de  la 
Société;  les  troubles,  quelquefois  sérieux,  qu'ils  causèrent  plus  tard  eurent 
si  peu  de  conséquences  que  je  ne  les  mentionnerai  même  pas. 


l'archipel  de  la  société  149 

mare  IV  était  partout  contestée  et  des  troubles  continuels 
éclataient  à  l'intérieur.  Une  querelle  apaisée,  une  autre  re- 
naissait, et  parfois  des  équipages  de  vaisseaux  européens 
de  passage  dans  le  Pacifique  étaient  eux-mêmes  victimes 
d'odieuses  agressions. 

Les  choses  se  compliquèrent  par  l'arrivée  des  missionnaires 
catholiques  de  la  Société  de  Jésus  et  Marie  dite  de  Picpus, 
chargés  par  un  décret  de  la  Propagande  en  date  du  20  mai 
1833  (confirmé  le  2  juin  suivant  par  le  pape  Grégoire  XVI) 
de  la  conversion  au  catholicisme  de  toute  la  Polynésie  '. 

Ils  commencèrent  en  183Zipar  les  îles  Gambier.  Us  y  firent 
beaucoup  de  prosélytes.  Ensuite  ils  songèrent  à  venir  aussi 
à  Tahiti.  Ils  n'étaient  pourtant  pas  nombreux:  la  Mission  ne 
se  composait  que  de  quelques  Pères  et  quelques  Frères  pla- 
cés sous  la  direction  d'un  vicaire  apostolique  de  l'Océanie 
orientale,  M^""  Rouchouze,  évêque  titulaire  de  Nilopolis  ; 
mais  tous  ces  hommes  étaient  jeunes,  actifs,  courageux  et 
fanatiques.  Sur  l'ordre  de  ce  prélat,  un  catéchiste  irlandais,, 
nommé  Colomban  Murphy,  partit  de  Gambier  pour  les  îles 
Sandwich,  et,  durant  son  voyage,  relâcha  à  Tahiti.  Il  y  arriva 
le '21  mai  1835.  A  cette  époque,  le  Révérend  Pritchard  était 
devenu  tout-puissant  dans  l'île.  Intelligent  et  surtout  ambi- 
tieux, il  avait  gagné  la  confiance  de  la  reine  et  des  chefs  ;  les 
autres  pasteurs  protestants,  ses  collègues,  subissaient  même 
san  influence.  Pritchard  fit  dire  au  Frère  Murphy  que  Po- 
mare  IV  refusait  de  le  laisser  débarquer.  Toutefois  le  caté- 
chiste eut  une  entrevue  avec  la  souveraine.  Il  lui  demanda 
pour  quel  motif  elle  lui  avait  interdit  de  prendre  terre  ; 
Pomare  IV  répondit  qu'elle  n'avait  point  fait  cette  défense, 
mais  que  Pritchard  avait  assuré  aux  chefs  que  M.  Murphy  était 
le  pape,  et  que^  si  on  le  laissait  entrer  dans  le  pays,  il  empor- 
terait avec  lui  en  s'en  allant  tout  ce  que  les  Tahitiens  possé- 
daient. «  Si  vous  voulez  rester,  ajouta-t-elle,  il  faut  que  vous 

1.  Annales  de  la  Propagation  de  la  Foi,  t.  VIII,  p.  7. 


150  HISTOIRE    DE   LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

en  demandiez  l'autorisation  aux  missionnaires  et  aux  chefs  ; 
s'ils  y  consentent,  je  n'ai  point  d'objection  à  faire  ^  »  Huit 
jours  après,  les  chefs  et  les  pasteurs  protestants  tinrent  un 
grand  conseil,  auquel  le  catéchiste  irlandais  fut  invité  à 
assister.  Celui-ci  y  entendit  bien  des  choses  pénibles  pour 
lui  et  la  cause  qu'il  représentait  ;  néanmoins  plusieurs  chefs 
et  en  particulier  un  des  premiers  juges  de  l'île  parlèrent  en 
faveur  des  missionnaires  catholiques.  On  demanda  à  M.  Mur- 
phy  s'il  avait  des  lettres  de  recommandation  ;  il  répondit  que 
non.  Cependant  les  pasteurs  protestants  avaient  envoyé  un 
homme  colporter  partout  un  portrait  de  M"""  Rouchouze,  et 
ils  le  montraient  en  criant  :  «  C'est  là  le  Dieu  des  catholi- 
ques. »  Lorsque  le  Frère  Murphy  vit  cette  manœuvre,  il 
quitta  l'assemblée.  Après  son  départ  les  chefs  délibérèrent 
entre  eux;  et  le  lendemain  ,  deux  chefs  et  un  juge  vinrent  à 
bord  pour  dire  à  M.  Murphy  qu'on  lui  accordait  la  permission 
de  débarquer  et  que  les  missionnaires  catholiques  pouvaient 
venir-.  Alors  il  descendit  à  terre  et  s'occupa  de  prendre  les 
renseignements  nécessaires  à  l'établissement  d'une  Mission. 
Son  enquête  terminée,  il  voulut  continuer  son  voyage  ;  mais 
il  fut  obligé  d'attendre  un  mois  le  départ  du  vaisseau  qui 
devait  le  transporter  aux  îles  Sandwich.  Il  profita  de  ce  séjour 
forcé  pour  compléter  ses  informations,  et,  le  25  juin  1835^ 
il  envoya  de  Papeete  une  lettre  à  JM"""  Rouchouze  afin  de 
l'avertir  de  tout  ce  qui  s'était  passé.  Colomban  Murphy  par- 
tit de  Tahiti  le  29  juillet  suivant,  et  parvint  sans  encombre 
à  Honolulu  (île  Hawaii,  des  Sandwich),  le  21  août,  à  midi.  De 
cet  endroit  il  écrivit  au  même  prélat  une  seconde  lettre  qui 
débute  ainsi  qu'il  suit  : 

Monseigneur, 
Depuis  que  je  vous  ai  écrit  d'0-Taïti,  j'ai  vu  plusieurs  chefs  qui 

1.  Annales  de  la  Propagation  de  la  Foi  (janvier  1838,  n"  LVI),  t.  X,  p.  204. 

2,  Annales  de  la  Propagation  de  la  Fo/ (janvier  1838,  n"  LVIj,  t.  X,  p.  204  et 
205. 


LARCHIPEL    DE    LA    SOCIÉTÉ  151 

m'ont  assuré  qu'ils  verraient  avec  plaisir  Votre  Grandeur  dans  ces 
îles .  Cependant  les  calvinistes  ont  beaucoup  de  partisans .  Je  crois 
que,  si  vous  y  alliez,  vous  seriez  reçu  plutôt  que  tout  autre,  et  que 
vous  trouveriez  sur-le-champ  un  pied-à-terre.  Pour  la  réception  d'un 
étranger  à  0-ïaïti,  il  faut  que  la  reine  et  les  chefs  se  réunissent  pour 
décider  s'il  doit  rester  ou  non.  On  peut  encore  être  reçu  d'une  autre 
manière,  c'est  lorsque  quelque  chef  vous  donne  des  terres  pour  bâtir 
une  maison.  Si  vous  prenez  le  parti  de  vous  rendre  dans  ces  îles,  je 
crois  que  vous  ferez  bien  de  vous  y  présenter  comme  Évêque,  parce 
qu'à  0-Taïti  on  a  une  grande  idée  des  Missionnaires  de  Gambier,  et 
en  particulier  de  Votre  Grandeur  ^. 

Les  missionnaires  catholiques  furent  ainsi  fixés  sur  les 
dispositions  des  Tahitiens  à  leur  égard  ;  à  part  quelques 
chefs  curieux  de  faire  connaissance  avec  les  Pères  plutôt 
qu'avec  leur  doctrine,  la  masse  des  indigènes  ne  désirait  pas 
changer  de  religion.  C'est  ce  que  comprirent  fort  bien  les 
missionnaires  catholiques  ;  néanmoins  ils  persévérèrent  dans 
leur  dessein.  Le  vicaire  apostolique  de  l'Océanie  Orientale 
chargea  deux  prêtres  français,  MM.  Caret  et  Laval,  de  tenter 
l'entreprise. 

M.  François  d'Assise  Caret,  vice-préfet  apostolique,  a  ra- 
conté dans  une  lettre  de  Valparaiso  (Chili),  datée  du  12  avril 
1837  et  adressée  au  rédacteur  des  Annales  de  la  Propagation 
de  la  Foi,  les  incidents  de  sa  tentative  sur  Tahiti.  Cette  lettre 
est  aussi  intéressante  que  longue  ;  je  m'en  vais  en  citer  les 
passages  les  plus  importants  et  je  résumerai  les  autres. 

Au  commencement  de  sa  lettre,  l'auteur  s'exprime  ainsi 
qu'il  suit  :  «  Après  de  mûres  réflexions,  nous  pensâmes  qu'il 
fallait  aller  directement  à  Taïti,  centre  de  la  Polynésie  aus- 
trale. Nous  n'ignorions  pas  les  difficultés  que  nous  aurions 
à  surmonter  pour  y  entrer  et  surtout  pour  nous  y  maintenir, 
mais  nous  voulions  obéir  à  notre  conscience  qui  nous  fait  un 
devoir  de  visiter  toutes  les  terres  que  le  saint-siège  a  confiées 


1.  Annales  de  la  Propagation  de  la  Foi  (novembre  1836,  n^  XLIX),  t.  IX,  p.  188 
et  189. 


152  HISTOIRE   DE   LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

à  nos  soins.  Nous  ne  devons  pas  craindre  les  obstacles  quels 
qu'ils  soient,  ni  même  compter  sur  le  succès  ;  le  Ciel  ne 
l'exige  pas  de  nous,  il  veut  seulement  que  nous  fassions  ce 
qui  est  en  notre  pouvoir  i.  » 

MM.  Caret  et  Laval  s'embarquèrent  sur  une  petite  goélette 
du  port  de  10  tonneaux  seulement  ;  elle  était  commandée 
par  le  capitaine  Williams  Hamilton.  Ce  fut  le  6  novembre  1836 
qu'ils  mirent  à  la  voile.  Ils  relâchèrent  à  l'île  Anaa  (La  Chaîne) 
et  le  20  novembre,  ils  mouillèrent  devant  l'une  des  pointes 
de  Taiarapu  (Tahiti).  Ils  descendirent  à  terre  sur  la  pirogue 
d'un  Suédois  qui  demeurait  en  ce  lieu.  Écoutons  le  récit  du 
Père  Caret  : 

«  Nous  eûmes  bien  raison  de  faire  diligence  ;  car,  à  peine 
avions-nous  débarqué,  qu'un  des  chefs  de  l'endroit  se  rendit 
à  bord  de  la  goélette  pour  ordonner  qu'on  eût  à  reprendre  le 
large,  sans  mettre  les  passagers  à  terre  :  mais  nous  y  étions 
déjà,  et  nous  avions  donné  le  salut  de  la  paix  à  cette  île,  en 
partie  idolâtre  et  en  partie  hérétique. 

«  C'était  un  autre  brick,  qui  nous  avait  refusé  le  passage, 
qui  avait  fait  prendre  ces  mesures  contre  nous  :  étant  sorti 
de  Gambier  le  même  jour  que  notre  petite  barque,  il  était 
arrivé  depuis  plusieurs  jours,  avait  averti  M.  Pritchard,  le 
ministre  méthodiste  du  port,  que  nous  étions  en  route  pour 
venir  ;  et  à  cette  nouvelle,  celui-ci  avait  réuni  tous  ses  con- 
frères. La  reine  et  tous  les  chefs  avaient  été  convoqués  à 
une  assemblée  générale  :  là  MM.  les  méthodistes  avaient 
fait  conclure  qu'on  devait  établir  des  gardes-côtes  sur  tous 
les  points  de  l'île,  avec  ordre  d'empêcher,  à  quelque  prix 
que  ce  fût,  la  petite  goélette  qui  nous  portait  de  venir  jeter 
l'ancre  2,  » 

Les  chefs  ordonnèrent  au  capitaine  de  rembarquer  ses  pas- 
sagers; celui-ci  répondit  que  les  chefs  devaient  s'adresser  aux 
intéressés  et  non  à  lui,  ce  qu'ils  firent  en  effet  ;  mais  les  deux 

1.  Annales  de  la  Propagation  de  la  Foi  (janvier  1838,  n°  LVI),  t.  X,  p.  207. 

2.  Annales  de  la  Propagation  de  la  Foi  (janvier  1838,  n"  LVI),  t.  X,  p.  209. 


l'archipel  de  la  société  153 

prêtres  répliquèrent  :  «  Nous  n'irons  pas  à  bord  ;  nous  sommes 
à  terre,  nous  y  resterons.  Nous  ne  sommes  point  des  malfai- 
teurs. Nous  sommes  venus  ici  pour  rendre  visite  à  votre  reine, 
et  nous  voulons  la  voir^.  »  Les  chefs  n'insistèrent  plus  et  les 
laissèrent  tranquilles. 

Pour  éviter  de  se  rembarquer,  MM.  Caret  et  Laval  décidè- 
rent de  se  rendre  par  terre  àPapeete.  Ils  se  mirent  en  route. 
La  nuit  approchant,  un  Tahitien,  nommé  Maiota,  leur  donna 
à  manger  et  les  fit  coucher  dans  sa  demeure.  Le  lendemain, 
des  curieux  arrivèrent  en  grand  nombre  :  «  presque  tous  vin- 
rent avec  quelques  livres  de  la  Bible  sous  le  bras-  ». 

Les  deux  missionnaires  continuèrent  leur  route  malgré  la 
chaleur  et  marchèrent  jusqu'au  soir.  Ils  demandèrent  l'hospi- 
talité dans  une  case  indig-ène  :  on  la  leur  accorda.  Ils  en 
profitèrent  pour  faire  le  catéchisme  aux  enfants.  Les  deux 
prêtres  français  repartirent  le  lendemain  et  forcèrent  leur 
marche  afin  de  pouvoir  arriver  à  Papeete  avant  la  nuit.  Ce 
trajet  est  raconté  par  M.  Caret  de  la  manière  suivante  : 

«  Tout  le  long  du  chemin  la  foule  se  pressait  sur  notre 
passage  ;  car  le  bruit  de  notre  arrivée  nous  devançait  toujours. 
«  Vous  êtes  les  Missionnaires  de  Mangareva»,  nous  deman- 
dait-on? Nous  répondions  affirmativement,  en  ajoutant  que 
nous  étions  Prêtres  français.  —  «  Est-ce  que  vous  n'avez  point 
de  femme  ?  Est-ce  que  vous  ne  faites  point  le  commerce  ?  — 
Nous  n'avons  point  de  femme,  les  vrais  Missionnaires  n'en 
ont  point.  Ils  ne  doivent  penser  qu'à  aimer  Dieu  et  faire  le 
bonheur  des  hommes.  Nous  ne  faisons  point  le  commerce, 
parce  que  Jésus-Christ  ni  ses  Apôtres  ne  l'ont  point  fait.  » 
Ces  pauvres  Taïtiens,  qui  ont  toujours  la  Bible  à  la  main, 
sentaient  très  bien  que  nous  disions  vrai,  et  ils  nous  ajou- 
taient :  «  Mais  nos  Oromeduas  ^  ont  des  femmes,  et  font  le 


1.  Annales  de  la  Propagation  de  la  Foi  (janvier  1838,  n°  LVI),  t.  X,  p.  210. 

2.  /d.,  p.  211. 

3.  C'est  ainsi  qu'ils   appellent  les  missionnaires  méthodistes.   (Note   des 
Annales.) 


154  HISTOIRE   DE   LA   POLYNÉSIE    ORIENTALE 

commerce  tous  les  jours  :  ils  ne  sont  pas  bons  ;  ils  nous  ven- 
dent tout,  livres,  prières,  sacrements...  Un  petit  S.Mathieu, 
3  bambous  d'huile  ;  un  petit  S.  Marc,  li  bambous  d'huile  K 
Nos  montagnes  sont  couvertes  de  leurs  vaches  ;  ils  sont  très 
riches,  et  ne  nous  aiment  pas  ;  ils  nous  chassent  de  leurs 
maisons  quand  nous  y  entrons.  Ils  ne  vous  aiment  pas  non 
plus  vous  autres  ;  ils  vous  haïssent  beaucoup  ;  ils  nous  ont 
dit  que  vous  étiez  très  méchants,  qu'il  ne  fallait  pas  vous 
laisser  venir  à  terre  ~.  » 

Cependant  les  deux  missionnaires  catholiques  marchaient 
toujours  en  écoutant  tout  ce  qu'on  leur  disait.  Une  femme 
d'un  certain  âge,  qui  paraissait  avoir  pitié  d'eux,  leur  dit  : 
«  Les  Oromeduas  d'ici  savent  que  vous  êtes  à  terre  ;  ils  sont 
furieux,  surtout  Piritati  (c'était  ainsi  que  les  indigènes  appe- 
laient Pritchard)  ;  il  est  allé  trouver  la  reine,  il  veut  qu'elle 
vous  chasse  sans  miséricorde.  —  Nous  ne  sommes  point 
venus,  répondirent  les  deux  prêtres  français,  pour  faire  du 
mal,  mais  pour  faire  du  bien,  à  la  reine,  aux  chefs  et  à  tout 
le  peuple.  Que  Piritati  et  les  autres  Oromeduas  nous  haïs- 
sent; pour  nous,  nous  ne  les  haïssons  pas  ,  mais  nous  ne  les 
craignons  pas  non  plus,  parce  que  nous  sommes  les  envoyés 
de  Dieu  ^.  » 

Enfin  ils  arrivèrent  à  Papeete.  Ils  se  rendirent  directement 
à  la  maison  du  consul  américain,  pour  lequel  ils  avaient  une 
lettre  de  recommandation  de  la  part  de  M^""  Rouchouze.  Ce 
consul  américain  était  un  négociant  belge,  nommé  Moe- 
renhout,  fixé  à  Tahiti  depuis  le  15  mars  1829.  Cet  homme 
aimait  beaucoup  les  Français;  il  reçut  avec  de  grands  égards 
les  deux  missionnaires  catholiques  auxquels  il  offrit  sa  mai- 
son et  sa  table  ;  ceux-ci  acceptèrent. 


1.  Ces  bibles  devraient  être  données  gratuitement,  d'après  les  conventions- 
faites  par  les  sociétés  bibliques  ;  mais  les  agents  de  ces  sociétés  d'erreur  ne 
sont  pas  fort  scrupuleux  observateurs  de  ces  conventions.  (Note  des  Annales.) 

2.  Annales  de  la  Propagation  de  la  Fo/ (janvier  1838,  n"  LVI),  t.  X,  p.  212  et 
213. 

3. /d.,  p.  213  et  214. 


l'archipel  de  la  société  155 

Voici  comment  M.  Caret  rapporte  dans  sa  lettre  son  en- 
trevue avec  Pomare  IV  : 

«  Ce  fut  le  vendredi  25  novembre  que  nous  dirigeâmes  nos 
pas  vers  Papeete,  pour  faire  notre  première  visite  à  la  reine, 
avec  M.  Moerenhout,  qui  eut  la  complaisance  de  nous  accom- 
pagner. Arrivés  là,  nous  fumes  introduits  dans  la  maison  de 
la  reine.  Sa  Majesté  était  accroupie  sur  une  natte,  tandis  que^ 
M.  Pritchard  était  assis  sur  un  tabouret.  Une  partie  des  chefs 
étaient  présents,  et  la  salle,  ou  plutôt  la  grange,  était  rem- 
plie de  monde.  Nous  nous  assîmes,  nous  aussi,  sur  des  tabou- 
rets qu'on  nous  présenta.  M.  le  consul  avait  demandé  pour 
interprète  le  pilote  taïtien,  qui  entend  l'anglais;  mais  il  ne 
servit  de  rien,  car  il  n'osa  parler.  Quant  à  nous,  nous  comp- 
tions sur  l'enfant  de  Gambier  \  mais  cet  enfant  reçut  ordre 
de  se  taire  ;  on  désirait  que  nous  fussions  muets.  Nous  ne  le 
fûmes  pas  cependant,  avec  le  secours  de  Dieu,  et  ce  que  nous 
dîmes  fut  compris  et  répété.  Voici  ce  que  nous  balbutiâmes: 
«  Reine,  nous  venons  de  Mangareva,  nous  sommes  les  Prêtres 
du  vrai  Dieu,  la  France  est  notre  pays.  Nous  ne  sommes  point 
malfaiteurs,  nous  n'avons  point  l'intention  de  nuire  à  Piritati, 
ni  à  aucun  des  Oromeduas  qui  sont  ici  ;  nous  désirons  faire 
votre  bonheur  à  vous,  reine,  et  celui  des  chefs,  et  de  tout  le 
peuple.  Nous  savons  que  cette  terre  vous  appartient,  et  que 
le  pouvoir  est  à  vous.  Nous  vous  demandons  l'hospitalité, 
et  nous  espérons  que  vous  ne  nous  la  refuserez  pas.  Si  vous- 
même  ou  vos  sujets  alliez  en  France,  le  roi  ne  vous  chasserait 
pas,  il  vous  donnerait  l'hospitalité.  Si  Piritati  allait  en  France,- 
on  ne  l'en  chasserait  pas.  Dans  les  grands  états,  tels  que  la 
France,  l'Angleterre  et  l'Amérique,  tous  les  étrangers  inof- 
fensifs jouissent  de  toute  liberté,  les  Prêtres  comme  les^ 
autres  ~.  » 

«  Cependant  nous  offrîmes  à  la  reine  un  schall  avec  quatre 

1.  Un  enfant  indigène  que  MM.  Caret  et  Laval  avaient  emmené  avec  eux. 

2.  Annales  de  la  Propagation  de  la  Fo/{janvier  1838,  n"  LVI),  t.  X,  p.  215  et216. 


156  HISTOIRE   DE    LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

onces.  Elle  les  accepta,  malgré  tous  les  efforts  de  M.  Prit- 
chard  pour  l'en  empêcher...  Ce  qui  portait  M.  Pritchard  à 
s'opposer  à  ce  que  nos  présents  fussent  reçus,  c'est  qu'à  ses 
yeux  cette  acceptation  était  une  permission  tacite  de  la  part 
de  la  reine  pour  que  nous  restassions  à  Taïti  ;  ce  qu'il  ne 
pouvait  souffrir '.  » 

Les  missionnaires  catholiques  se  retirèrent  ensuite,  n'ayant 
qu'à  se  louer  de  l'accueil  de  Sa  Majesté.  Ils  étaient  dans  leur 
demeure  lorsqu'un  indigène  vint  leur  remettre  les  quatre 
onces  ;  le  chef  Hitoti  arriva  et  leur  expliqua  que  c'était  l'ar- 
gent qu'ils  avaient  donné  à  la  reine  le  matin;  Pritchard  lui 
avait  dit  que  les  deux  prêtres  voulaient  acheter  par  là  le 
droit  de  rester  dans  l'île,  et  il  avait  pris  l'argent  des  mains 
de  Pomare  IV  pour  le  leur  faire  rapporter.  MM.  Caret  et 
Laval  retournèrent  alors  chez  la  reine.  Quand  ils  arrivèrent, 
il  n'y  avait  que  des  indigènes  avec  elle  :  «  Aussi  reçut-elle 
très  bien  les  quatre  onces  que  nous  lui  remîmes  de  nouveau, 
dit  M.  Caret,  quoique  en  faisant  quelque  difficulté  cepen- 
dant par  la  crainte  de  Piritati.  Nous  crûmes  que  la  cause  de 
la  Religion  demandait  que  nous  fissions  ces  offres  d'argent, 
quelque  pauvres  que  nous  fussions.  Nous  nous  retirâmes 
encore,  sans  rien  savoir  sur  ce  que  l'on  déciderait  par  rap- 
port à  nous-.  » 

Le  lendemain  samedi,  dimanche  pour  Taïti,  les  mission- 
naires catholiques  reçurent  l'ordre  de  comparaître  dans  une 
assemblée.  Celle-ci  ne  put  avoir  lieu  que  le  soir  à  cause  de 
la  pluie.  Les  deux  prêtres  s'y  rendirent  avec  le  consul  Moe- 
renhout.  Ils  y  trouvèrent  la  reine,  plusieurs  des  chefs, 
Pritchard,  et  une  foule  d'indigènes.  On  fit  asseoir  MM.  Caret 
et  Laval,  puis  un  juge  se  leva  et  leur  dit  :  «  Tavara  et 
Tareta,  pourquoi  êtes-vous  venus  dans  cette  terre?  Nous 
avons  des  Oromeduas,  qui  sont  ici  depuis  longtemps,  et  qui 
nous  ont  instruits  de  la  parole;  nous  n'avons  pas  besoin  de 

1.  Annales  de  la  Propagation  de  la  Foi  (janvier  1838,  n"  LVI),  t.  X,  p.  216. 

2.  Id.,  p.  217. 


l'archipel  de  la  société  157 

vous.  Il  y  a  une  loi  qui  vous  interdit  l'entrée  de  cette  terre, 
pourquoi  y  êtes-vous  venus  ?  Retournez  à  Mangareva.  Vous 
avez  fait  des  présents  à  la  reine  qui  vous  en  a  fait  de  son 
côté  ;  ne  soyez  pas  obstinés  à  rester  '.  » 

Effectivement  Pomare  IV  avait  donné  aux  deux  prêtres 
français  des  présents  consistant  en  une  petite  provision  de 
tappe,  de  nourriture  et  de  coquillages.  Quand  l'orateur  eut 
fini  de  parler,  M.  Caret  se  leva  et  balbutia  en  langue  tahi- 
tienne  les  paroles  suivantes  :  «  Quand  nous  partîmes  de  Man- 
gareva ,  nous  ne  pensions  pas  trouver  ici  une  reine,  des 
chefs,  ni  un  peuple  qui  nous  chassassent  de  leur  île.  Nous 
savions  que  ceux  qui  vous  avaient  apporté  la  parole  de  Dieu 
avaient  calomnié  notre  doctrine,  et  nous  avaient  chargés  de 
fausses  accusations  :  nous  sommes  venus  justifier  la  doctrine 
que  nous  annonçons.  Nous  ne  savons  pas  assez  votre  langue 
pour  vous  manifester  la  vérité  maintenant  ;  attendez  que  nous 
la  sachions:  ne  nous  renvoyez  pas,  autrement  vous  ne  saurez 
jamais  distinguer  la  vérité  du  mensonge.  Cette  loi  dont  vous 
parlez  est  si  nouvelle,  que  M.  le  consul  américain,  ici  pré- 
sent, et  qui  devrait  la  connaître,  ne  la  connaît  pas.  » 

«  Alors  M.  Moerenhout  se  leva  et  dit  :  «  Cette  loi  qui 
interdit  l'entrée  de  cette  terre  aux  étrangers,  si  ce  n'est  le 
bon  plaisir  de  la  reine,  est  nouvelle  et  inconnue  de  moi.  » 
Et  se  tournant  vers  M.  Pritchard,  il  lui  adressa  la  parole  en 
anglais,  et  lui  dit  :  «  Monsieur,  cette  loi  est  contre  le  droit 
des  gens,  je  proteste  contre  elle  ;  elle  est  injurieuse  à  l'Amé- 
rique, pour  laquelle  j'exerce  ici  les  fonctions  de  consul.  Il 
peut  arriver  tous  les  jours  un  navire  américain,  qui  amène  des 
passagers  ;  et  sans  le  savoir,  ces  hommes  ne  pourront  mettre 
pied  à  terre,  et  seront  obligés  de  retourner  dans  leur  pays  aux 
frais  du  capitaine  ou  aux  leurs.  Une  loi  semblable  devrait  être 
connue  des  nations  du  moins,  avant  de  devenir  obligatoire  ~.  » 

M.  Caret  ajoute  :  «  L'assemblée  fut  dissoute  sans  qu'aucune 

1.  Annales  delà  Propagation  de  la  Foi  (janvier  1838,  W  LVI),  t.  X,  p.  218. 

2.  Annales  de  la  Propagation  de  la  Foi  (janvier  1838,  n^LVI),  t.  X,  p.  219. 


1S8  HISTOIRE    DE   LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

décision  fût  prise  ;  les  assistants,  les  jeunes  gens  surtout, 
nous  félicitèrent  beaucoup  ^..  » 

Les  indigènes  hésitaient  à  expulser  les  deux  prêtres  catho- 
liques. Pritchard  prit  alors  une  décision  énergique  :  il  s'en- 
ferma seul  avec  la  reine,  et  lui  dicta  une  lettre  de  bannisse- 
ment contre  MM.  Caret  et  Laval.  Ces  missionnaires  allèrent 
trouver  la  reine  et  lui  dirent:  «  ...  les  Oromeduas,  reine,  ne 
sont  pas  les  envoyés  de  Dieu  ;  mais  nous,  nous  sommes 
envoyés  de  Dieu  pour  vous  faire  connaître  la  vraie  parole, 
et  nous  vous  le  prouverons  quand  nous  saurons  la  langue...  » 
La  reine  leur  parla  de  retourner  à  Gambier,  sur  la  goélette 
qui  les  avait  amenés.  Ils  répondirent  à  la  souveraine  que  cette 
goélette  «  était  trop  petite  pour  lutter  contre  les  vents,  qui 
sont  presque  toujours  contraires^  ». 

Le  2  décembre,  M.  Moerenhout  reçut  une  seconde  lettre 
de  M.  Pritchard  ;  et  le  7  décembre  on  avertit  les  mission- 
naires catholiques  que  l'on  se  préparait  à  les  rembarquer  de 
force  sur  la  goélette  qui  les  avait  transportés.  Le  charpentier 
Vincent,  qui  était  venu  avec  eux  à  Tahiti,  devait  être  aussi 
chassé.  11  croyait  avoir  tout  droit  d'exercer  son  industrie, 
parce  qu'il  avait  payé  à  la  reine  les  30  piastres  exigées  par 
la  loi  ;  mais  M.  Pritchard  n'avait  pas  ratifié  cette  acceptation 
et  il  lui  fit  remettre  ce  même  jour  ses  30  piastres  par 
un  des  chefs  qui  lui  étaient  dévoués,  et  lui  envoya  dire  qu'il 
ne  pouvait  rester  à  Tahiti.  Les  deux  prêtres  français  et  le 
charpentier  dressèrent  un  acte  de  protestation,  dont  l'original 
fut  déposé  dans  les  archives  du  consulat  américain,  et  dont 
une  copie  fut  envoyée  à  la  reine:  «  Nous  déclarions  que  nous 
ne  voulions  pas  aller  à  Gambier  sur  la  goélette  VElina  et 
nous  rendions  le  gouvernement  de  Taïti,  ainsi  que  le  pro- 
priétaire et  le  capitaine  de  la  goélette,  responsables  envers 
la  France  de  toute  violence  qu'on  voudrait  nous  faire.  Nous 
déclarions  de  plus  que,  si  l'on  nous  forçait  à   quitter   Taïti 

1.  Annales  de  la  Propagation  de  la  Foi  (janvier  183S,  n"  LVI),  t.  X,  p.  220. 

2.  W.,  p.  220. 


l'archipel  de  la  société  150 

avant  l'arrivée  d'un  navire  de  guerre,  soit  français,  soit  an- 
glais, soit  américain,  nous  ne  voulions  point  aller  ailleurs 
qu'à  Valparaiso  ^  »  Ainsi  s'exprime,  dans  sa  lettre,  le  Père 
Caret.  11  ajoute  : 

«  Nous  étions  persuadés  qu'une  fois  la  goélette  partie, 
aucun  navire  ne  voudrait  nous  prendre  par  force,  et  qu'ainsi 
nous  resterions  à  Taïti,  où  nous  savions  que  presque  toute 
la  population  nous  désirait,  et  que  nous  pourrions  enfin  la 
ramènera  Dieu;  nos  ennemis  ne  l'ignoraient  pas  non  plus, 
voilà  pourquoi  ils  ne  voulaient  en  aucune  manière  laisser 
partir  la  goélette  sans  nous.  Comme  elle  devait  bientôt  re- 
mettre à  la  voile,  nous  nous  enfermâmes  dans  la  maison  que 
M.  Moerenhout  avait  bien  voulu  nous  céder:  nous  espérions 
que  les  droits  de  l'hospitalité  seraient  respectés,  en  consi- 
dération de  la  dignité  consulaire  ;  mais  nous  nous  trom- 
pions. 

«  Le  11  décembre,  cinq  ou  six  hommes,  que  tout  le  peuple 
appelle  les  gendarmes  de  Piritati,  se  présentèrent  à  la  porte 
de  notre  demeure  avec  des  cordes  pour  nous  garrotter;  nous 
refusâmes  d'ouvrir.  Ils  menacèrent  de  briser  la  porte,  mais  ils 
n'en  fireat  rien  ce  jour-là  :  ils  se  retirèrent,  et  quelques  mi- 
nutes après  on  nous  apporta  une  lettre  de  la  reine  qui  était 
à  plus  de  deux  lieues  de  là  !  Les  femmes  de  la  plage  disaient 
hautement  que  cette  lettre  n'était  pas  de  la  reine,  mais  de 
Piritati,  quoiqu'elle  fût  signée  Pomare.  Cette  lettre  était  dic- 
tée avec  une  espèce  de  fureur  ;  elle  est  restée  au  consulat 
américain.  M.  Moerenhout  nous  apprit  ce  soir  que,  pendant 
que  les  Taïtiens  semblaient  vouloir  refuser  de  prêter  leurs 
mains  à  la  violence  qu'on  voulait  nous  faire,  quelqu'un  était 
venu  les  encourager,  en  leur  disant  :  «  Pourquoi  balancer  ? 
on  a  bien  chassé  les  Prêtres  français  des  îles  Sandwich,  et 
il  n'en  a  rien  été.  » 


1.  Annales  delà  Propagation  de  /a  Foi  (janvier  1838,  n°  LVI),  t.  X,  p.  223.  — 
Lire  p.  521,  522  et  .523,  aux  Pièces  justificatives,  cette  Protestation. 


160  HISTOIRE    DE    LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

«  Le  lendemain  12  décembre,  nous  célébrâmes  la  sainte 
Messe  dans  le  plus  grand  secret.  Un  charpentier  français, 
établi  à  Taïti  depuis  longtemps,  et  qui  savait  tout  ce  qui  se 
passait,  profita  du  moment  où  il  n'y  avait  personne  autour 
de  la  maison,  pour  nous  avertir  que  les  gendarmes  de  M.  Prit- 
chard  allaient  descendre  jusque  vers  nous  par  le  toit...  Nous 
attendions  avec  patience  ce  qui  allait  arriver.  Cependant 
nous  vîmes  du  mouvement  du  côté  de  la  mer,  et  nous  aper- 
çûmes un  homme,  en  uniforme  militaire,  qui  se  dirigeait 
vers  notre  demeure  :  il  était  accompagné  de  cinq  ou  six 
autres,  qui  avaient  une  natte  cordée  autour  des  reins;  quel- 
ques curieux  les  suivaient.  Nous  connûmes  alors  que  le 
moment  était  arrivé  où  nous  devions  nous  préparer  à  tout 
événement.  Nous  fermâmes  bien  la  porte  et  les  croisées,  et 
nous  nous  retirâmes  dans  Pappartement  le  plus  secret  de  la 
maison,  où  nous  nous  mîmes  à  genoux  pour  réciter  les  sept 
Psaumes  de  la  pénitence.  Les  soi-disant  envoyés  de  la  reine 
frappent  à  la  porte  avec  violence,  et  nous  somment  d'ouvrir; 
nous  ne  répondons  rien,  continuant  de  prier,  et  nous  sou- 
mettant à  tout  ce  que  la  Providence  permettra.  Cependant 
le  toit  est  soulevé  ;  une  ouverture  s'y  fait,  et  ceux  qui  ont 
ordre  de  nous  enlever  descendent  dans  notre  demeure  ;  ils 
sont  tout  tremblants  :  ils  nous  appellent  de  nouveau,  et  nous 
ordonnent  de  sortir;  nous  continuons  de  prier,  sans  rien 
répondre.  Ils  cherchent  la  clef  de  la  porte,  sans  la  trouver; 
ils  forcent  la  serrure  ;  mais  il  leur  fallait  encore  escalader  une 
cloison  pour  arriver  jusqu'à  nous  :  un  d'entre  eux  le  fit,  et, 
étant  descendu  dans  notre  appartement,  il  ouvrit  la  porte, 
qui  n'était  fermée  que  par  un  loquet;  les  autres  entrèrent, 
et  nous  trouvèrent  tous  les  deux  à  genoux.  Ils  nous  disent 
de  sortir;  nous  ne  répondons  rien.  Ils  attendent  quelques 
minutes  pour  reprendre  haleine,  et  mettent  la  main  sur  nous. 
Nous  ne  voulions  pas  avoir  à  nous  reprocher  un  seul  pas 
pour  sortir  de  Taïti,  où  nous  croyions  de  notre  devoir 
de  demeurer.  Piritati  et  ses  confrères  connaissaient  notre 


l'archipel  de  la  société  161 

détermination;  voilà  pourquoi  les  ordres  étaient  précis  de 
nous  saisir  et  de  nous  porter  sur  la  goélette.  On  nous  traîna 
tous  les  deux  jusqu'à  la  porte  ;  là,  les  mêmes  hommes  prirent 
chacun  de  nous  par  les  pieds  et  par  la  tête  et  nous  transpor- 
tèrent jusqu'au  rivage,  où  une  pirogue  nous  attendait  pour 
nous  conduire  à  bord  de  la  goélette.  Ils  évitèrent  de  passer 
devant  l'autre  maison  de  M.  Moerenhout.  Celui-ci  vint  à  notre 
rencontre  et  nous  dit,  les  larmes  aux  yeux  :  «  Je  ne  puis. 
Messieurs,  vous  soustraire  à  la  violence  qu'on  vous  fait,  parce 
que  je  n'ai  pas  d'armée  à  ma  disposition  ;  mais  on  saura  un 
jour  que  je  suis  consul  des  Etats-Unis.  »  Nous  l'embrassâmes 
et  lui  témoignâmes  notre  reconnaissance,  puis  nous  dîmes 
au  peuple  :  «  Voilà  celui  qui  nous  a  constamment  protégés 
contre  les  persécutions  de  ceux  qui  devraient  vous  prêcher 
la  charité;  nous  savons,  du  reste,  que  la  violence  qu'on  nous 
fait  ne  vient  pas  de  vous.  »  Quand  on  nous  eut  jetés  sur  la  pi- 
rogue, nous  saluâmes  les  habitants  de  Taïti,  en  leur  disant  : 
«  Nous  savons  qu'un  très  petit  nombre  d'entre  vous  nous  ont 
rejetés,  et  que  les  autres  nous  désirent  ;  nous  reviendrons  ^  » 
Ils  protestèrent  auprès  du  capitaine  Williams  Hamilton 
contre  leur  embarquement  et  déclarèrent  qu'on  leur  avait  fait 
violence.  Ce  capitaine,  qui  pourtant  était  le  même  qui  les 
avait  amenés  de  Gambier,  leur  répondit  :  «  Je  me  moque 
des  Français  et  des  Américains  ;  je  suis  Anglais,  vous  êtes 
à  mon  bord;  mais  je  ne  veux  pas  courir  les  mers  à  cause  de 
vous.  Je  vous  déposerai  dans  l'île  qu'il  me  plaira,  fût-ce  sur 
un  rocher  sans  habitants.  N'allez  pas  croire  non  plus  que  je 
vous  mette  ailleurs  qu'à  la  cale.  »  Ils  furent  mis,  en  effet, 
dans  ce  lieu  étroit  où  ils  manquèrent  d'être  étouffés  par  le 
manque  d'air.  La  goélette  partit.  Arrivés  auprès  d'une  île 
Basse,  à  soixante  milles  environ  de  Tahiti,  les  deux  prêtres 
catholiques  dirent  au  capitaine  :  «  Si  vous  ne  voulez  pas 
nous  conduire  à  Gambier,  laissez-nous  sur  cette  île.  »  Ha- 

1.  Annales  de  la  Propagation  de  la  Foi  (janvier  1838,  n°  LVI),  t.  X,  p.  223, 
224,  225  et  226. 

11 


162  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

milton  répondit  qu'il  ferait  demander  si  le  chef  Tati,  qui  y 
était  alors,  voudrait  les  recevoir.  Le  capitaine  mit  une  pi- 
rogue à  la  mer  et  envoya  un  indigène.  Celui-ci  revint  le  len- 
demain, apportant  une  réponse  qu^il  déclara  être  négative, 
tandis  que  le  chef  Tati,  que  les  missionnaires  catholiques 
virent  à  leur  second  voyage  à  Tahiti,  leur  assura  l'avoir  don- 
née affirmative.  Alors  MM.  Caret  et  Laval  dirent  à  Hamilton 
qu'ils  voulaient  aller  directement  à  Gambier,  ou  rester  à 
Tahiti,  pour  attendre  une  occasion  de  se  rendre  à  Valparaiso. 
Mais  le  capitaine  ne  voulait  pas  retourner  à  Gambier  dans  la 
crainte  d'y  être  mal  reçu  par  les  habitants,  si  ceux-ci  venaient 
à  apprendre  les  mauvais  traitements  qu'il  avait  fait  subir 
aux  deux  missionnaires.  Cependant  il  se  radoucit  et  dit  aux 
deux  prêtres  :  «  Déclarez-moi  par  écrit  que  vous  voulez 
attendre  à  Taïti  un  navire  pour  vous  porter  à  Valparaiso,  et 
je  retourne  à  Taïti  porter  votre  déclaration.  Si  la  reine  ap- 
prouve que  vous  restiez,  je  vous  déposerai  de  nouveau  à 
terre;  sinon,  je  mettrai  à  ma  place  un  autre  capitaine  qui 
vous  conduira  à  Gambier  :  pour  moi,  je  ne  veux  pas  y  aller.  » 
MM.  Caret  et  Laval  ayant  accepté  cette  proposition^  la  goé- 
lette vira  de  bord,  et  fit  de  nouveau  voile  vers  Tahiti  où  elle 
mouilla  le  soir  même.  Hamilton  descendit  seul  à  terre  plu- 
tôt pour  chercher  un  autre  capitaine  que  pour  porter  la  décla- 
ration des  deux  prêtres  catholiques  à  la  reine,  car  il  ne  la 
vit  pas.  11  écrivit  le  lendemain  à  son  second  d'amener  la 
goélette  à  Papara,  tandis  que  lui  s'y  rendait  à  cheval  par  terre. 
Le  navire  arriva  à  Papara  le  lendemain  vendredi  16  dé- 
cembre vers  10  heures  du  matin.  Un  nouveau  capitaine  vint 
prendre  le  commandement  de  VElisa.  Cet  homme  eut  pitié 
des  deux  missionnaires  catholiques  :  il  les  tira  de  la  cale. 
La  goélette  appareilla.  Le  vent  fut  si  favorable  durant  toute 
la  traversée  qu'après  quinze  jours  seulement  de  navigation, 
ils  parvinrent  aux  îles  Gambier  le  31  décembre  1836^. 

1.  Annales  de  la   Propagation  de  la  Foi  (janvier  1838,  n°  LVI),  t.  X,  p.  226,. 
227,228  et  229. 


l'archipel  de  la  société  16^ 

Quelques  jours  après  leur  retour  à  Gambier,  le  vicaire 
apostolique  de  TOcéanie  orientale  jugea  à  propos  d'envoyer 
de  nouveau  M,  Caret  à  Tahiti,  afin  de  se  rendre  de  là  à  Val- 
paraiso  pour  s'y  occuper  des  affaires  de  la  mission;  M.  Caret 
devait  être  accompagné  cette  fois  d'un  autre  missionnaire, 
M.  Maigret,  qui  remplaçait  M.  Laval  i. 

Ils  partirent  de  Gambier  le  13  janvier  1837,  sur  le  brick 
américain  le  Colombo,  capitaine  Williams  :  celui-ci  ne  les 
accepta  à  son  bord  que  sur  leur  déclaration  écrite  de  ne  vou- 
loir aller  à  Tahiti  que  pour  y  prendre  un  passage  pour  Val- 
paraiso,  par  le  premier  navire  qu'ils  rencontreraient.  Après 
avoir  relâché  aux  îles  Kueru,  Hao  (La  Harpe)  et  Anaa  (la 
Chaîne),  ils  mouillèrent  dans  le  port  de  Tahiti  le  26  jan- 
vier 1837.  Ils  y  restèrent  cinq  jours  et  pendant  ce  temps  ne 
purent  descendre  une  seule  fois  à  terre.  La  loi  rendue  contre 
les  missionnaires  catholiques  existait  toujours.  Le  capitaine 
eut  à  ce  sujet  plusieurs  entrevues  avec  son  consul.  Tous  les 
deux  déclarèrent  que  MM .  Caret  et  Maigret  n'avaient  pas 
l'intention  de  rester  dans  Fîle,  mais  seulement  d'y  attendre 
la  venue  d'un  vaisseau  qui  les  mènerait  à  Valparaiso  ;  ce  fut 
en  vain,  on  ne  les  crut  pas  :  «  Mais,  dit  le  capitaine,  que 
ferai-je  de  mes  passagers?  Je  ne  puis  aller  à  Valparaiso;  ma 
destination  est  Boston,  peut-être  même  passerai-je  par  Ma- 
nille :  voulez-vous  que  ces  Messieurs  me  suivent?  cela  n'est 
pas  possible.  »  —  «  Qu'ils  fassent  comme  ils  voudront,  répli- 
qua M.  Pritchard,  ils  ne  peuvent  venir  à  terre;  la  reine  et 
tous  les  chefs  s'y  opposent  »  :  et  pour  le  prouver  il  lui  remit 
une  lettre  signée  effectivement  par  la  reine  et  les  chefs  2. 

M.  Caret  prétend  que  la  reine  aurait  dit  à  M.  Ringman, 
lieutenant  du  Colombo,  qu'elle  avait  signé  cette  lettre  sans 
connaître  ce  qu'elle  faisait,  et  comme  malgré  elle;  mais  ce 
missionnaire  a  pu  être  trompé,  car  Pomare  IV  avait  souvent 

1.  Annales  de  la  Propagation  de  la  Foi  (janvier  1838,  n°  LVI),  t.  X,  p.  22& 
et  230. 

2.  Id.,  t.  X,  p.  230,  231  et  232. 


164  HISTOIRE    DE    LA.    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

recours  à  cette  excuse  pour  ne  pas  endosser  la  responsabilité 
des  actes  qui  lui  étaient  reprochés. 

La  position  des  deux  prêtres  français  devenait  très  grave; 
ils  ne  savaient  comment  s'en  tirer.  Enfin,  sur  les  instances 
de  M.  Moerenhout,  le  capitaine  Williams  consentit  à  se  dé- 
tourner de  sa  route  pour  conduire  MM.  Caret  et  Maigret  à 
Valparaiso,  moyennant  la  somme  de  300  piastres  (environ 
1.600  francs);  malgré  l'énormité  de  cette  somme,  et  ne  pou- 
vant d'ailleurs  faire  autrement,  les  deux  missionnaires  accep- 
tèrent cette  combinaison,  à  condition  qu'ils  ne  payeraient 
qu'à  Valparaiso.  Avant  son  départ,  le  capitaine  rédigea  un 
acte  de  protestation  par-devant  son  consul,  dans  lequel  il 
rendait  le  gouvernement  tahitien  responsable  de  son  voyage 
au  Chili  1. 

Après  quarante-neuf  jours  de  navigation  depuis  Tahiti, 
MM.  Caret  et  Maigret  arrivèrent  à  Valparaiso  le  22  mars  1837. 
C'est  de  là  que  M.  Caret  écrivit  cette  lettre,  dont  je  viens  de 
citer  de  nombreux  passages.  A  la  fin  de  son  récit,  il  déclare 
qu'aussitôt  après  avoir  expédié  les  affaires  de  la  mission  il 
retournera  à  Gambier,  et  de  là,  il  l'espère,  à  Tahiti,  «  malgré 
toute  la  rage  de  l'hérésie  ».  Il  ajoute  encore:  «  Nous  avons 
dédié  cette  nouvelle  mission  à  Notre-Dame-de-Foi  :  il  ne  sera 
pas  dit  que  l'erreur  triomphera  contre  la  vérité  ;  l'auguste 
Marie,  que  l'Église  appelle  la  destructrice  de  toutes  les  hé- 
résies, saura  bien  l'anéantir  à  Taïti,  où,  malgré  la  corruption 
des  mœurs  qui  y  est  à  son  comble,  il  y  a  des  âmes  vraiment 
dignes  du  royaume  de  Dieu.  ^  » 

M.  Caret  ne  renouvela  pas  tout  de  suite  cette  tentative 
d'établissement,  car  il  fut  obligé  de  quitter  le  Chili  pour 
aller  en  France,  où  les  événements  survenus  à  Tahiti  cau- 
saient une  grande  émotion.  Le  gouvernement  français  avait 
reçu  la  protestation  de  MM.   Caret,  Laval  et  Vincent,  ainsi 

:     1.  Annales  de  la  Propagation  de  la  Foi  (janvier  1838,  n°  LVI),  t.  X,  p.  233 
et  234. 

2.  M.,  p.  234. 


l'abchipel  de  la  société  165 

que  les  rapports  de  M.  Moerenhout,  relatifs  à  cette  affaire. 
(Ces  rapports  étaient  parvenus  par  l'intermédiaire  du  consul 
général  de  France  à  Valparaiso.)  Après  avoir  pris  connais- 
sance de  ce  qui  s'était  passé,  le  gouvernement  français  ré- 
solut d'intervenir  à  Tahiti.  Le  comte  Mole,  ministre  des 
affaires  étrangères,  communiqua  les  pièces  au  vice-amiral 
Rosamel,  ministre  de  la  marine,  qui,  le  10  juin  1837,  donna 
des  ordres  au  capitaine  de  vaisseau  Dupetit-Thouars  pour 
exiger  de  la  reine  de  Tahiti  «  une  complète  réparation  de 
l'insulte  faite  à  la  France  en  la  personne  de  trois  de  nos 
compatriotes  ». 

Le  gouvernement  français  jugeait  qu'en  1836  on  avait  ren- 
voyé MM.  Caret  et  Laval  avec  des  procédés  violents  com- 
plètement illégitimes.  En  avait-il  été  réellement  ainsi  ?  Pro- 
cédons à  un  examen  rigoureux  de  la  conduite  de  ces  deux 
prêtres  et  de  celle  des  autorités  tahitiennes.  MM.  Caret  et 
Laval  savaient  parfaitement  à  quoi  s'en  tenir  sur  l'accueil  qui 
leur  était  réservé  à  Tahiti,  le  début  de  la  lettre  de  M.  Caret 
en  fait  foi  ;  ils  n'ignoraient  pas  qu'ils  auraient  à  vaincre  beau- 
coup de  difficultés  pour  entrer  et  surtout  pour  se  maintenir 
dans  cette  île  et  néanmoins  ils  s'y  étaient  rendus  dans  le  but 
avoué  d'y  supplanter  les  missionnaires  protestants  anglais. 
Or,  en  1836,  il  y  avait  à  Tahiti  une  loi  qui  interdisait  aux 
étrangers  de  résider  dans  l'île  sans  le  consentement  de  la 
reine  et  des  chefs.  Cette  loi  était  récente  sans  doute,  puis- 
qu'elle avait  été  faite  pour  s'opposer  aux  tentatives  des  prê- 
tres catholiques  et  ceux-ci  pouvaient  effectivement  ne  pas  la 
connaître  ;  mais  outre  que  «  personne  n'est  censé  ignorer  la 
loi  »,  MPVl.  Caret  et  Laval  avaient  refusé  de  s'y  soumettre 
quand  on  la  leur  avait  communiquée;  de  plus,  ils  s'étaient 
obstinés  à  rester  à  Tahiti,  malgré  les  autorités  de  cette  île 
qui  leur  avaient  donné  plusieurs  fois  l'ordre  d'en  sortir.  Je 
n'ai  pas  à  me  préoccuper  ici  d'un  cas  de  conscience,  de  la 
question  de  foi,  quelque  respectable  que  soit  cette  dernière. 
D'ailleurs  MM.  Caret  et  Laval  ne  pouvaient  la  revendiquer 


166  HISTOIRE   DE    LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

pour  eux-mêmes   qu'en   Faccordant  aussi  à  leurs  ennemis, 
c'est-à-dire  à  Pritchard  et  aux  autres  pasteurs  protestants. 

Les  rares  auteurs  qui  se  sont  occupés  de  cette  affaire  ont 
dit  que  les  Révérends  s'étaient  abaissés  en  appelant  à  leur 
aide  le  pouvoir  civil,  qu'ils  n'auraient  jamais  dû  recourir  à 
des  moyens  violents  pour  se  débarrasser  de  concurrents 
redoutables,  qu'en  résumé,  ils  auraient  dû  accepter  la  dis- 
cussion avec  les  Pères.  Tout  cela  est  vrai  ;  mais  il  faut  avouer 
aussi  que  les  missionnaires  protestants  anglais  auraient  été 
plus  que  des  hommes  si,  volontairement,  ils  avaient  accepté 
de  voir  remettre  en  question  leur  œuvre.  Souvenons-nous  de 
ce  qu'ils  avaient  souffert  pour  la  faire  triompher  !  Rappelons- 
nous  leurs  misères  dans  ces  îles  !  Pendant  près  de  vingt 
années  ils  avaient  lutté  pour  y  établir  la  religion  de  Jésus- 
Christ.  Enfin,  après  des  sacrifices  considérables  et  des  tra- 
vaux inouïs,  ils  étaient  parvenus  à  convertir  la  population 
et  à  lui  donner  un  vernis  de  civilisation,  ils  avaient  élevé 
des  temples,  ouvert  des  écoles,  fait  cesser  les  guerres,  ins- 
titué des  lois  et  fondé  un  gouvernement  ;  et  maintenant  que 
leur  œuvre  était  achevée,  qu'ils  commençaient  à  en  jouir,  ils 
se  voyaient  subitement  menacés  de  la  perdre,  par  suite  de 
l'arrivée  de  missionnaires  catholiques  qui  ne  visaient  à  rien 
moins  qu'à  les  traiter  d'imposteurs  devant  tous  les  indigènes 
de  Tahiti  !  En  vérité  les  missionnaires  protestants  anglais 
eussent  été  vraiment  des  êtres  surnaturels  s'ils  avaient  ac- 
cepté une  telle  concurrence  sans  essayer  de  l'éviter.  Alors, 
pour  se  préserver  de  ce  péril,  ils  avaient  appelé  à  leur  aide 
le  pouvoir  civil  ;  ils  s'étaient  adressés  à  la  reine  et  aux  chefs 
de  l'île,  et  comme  ceux-ci  leur  étaient  dévoués,  ils  avaient 
obtenu  d'eux  la  promulgation  d'une  loi  qui  interdisait  aux 
étrangers  d'entrer  à  Tahiti  sans  le  consentement  de  la  reine 
et  des  chefs.  Les  missionnaires  protestants  anglais  ayant  été 
à  la  peine  avaient  voulu  rester  à  l'honneur  :  quoi  de  plus 
excusable  ?  Les  missionnaires  catholiques  de  n'importe  quelle 
nationalité   n'ont  du   reste  jamais    agi   autrement  dans  les 


L  ARCHIPEL    DE   LA   SOCIÉTÉ  167 

pays  où  ils  ont  été  les  maîtres,  et  si  l'on  veut  que  j'en  donne 
une  preuve,  je  citerai  les  Jésuites  au  Paraguay,  Certes  ces 
façons  de  procéder  de  la  part  des  catholiques  et  des  protes- 
tants ne  sont  pas  libérales,  mais  nous  ne  devons  pas  nous 
€11  étonner  :  depuis  quand  des  hommes  religieux  ont-ils  été 
libéraux  ? 

Pour  se  défendre,  les  pasteurs  protestants  avaient  donc 
fait  dicter  une  loi  et  celle-ci  avait  été  impitoyablement  appli- 
quée  aux  nouveaux  venus  récalcitrants.  Il  en  a  toujours  été 
ainsi  dans  tous  les  pays  civilisés  :  les  gouvernements  ont  la 
faculté  d'expulser  de  leur  territoire  les  étrangers  dont  ils  ont 
à  se  plaindre.  Ils  commencent  par  les  prier  de  s'en  aller  de 
bonne  volonté,  et  si  cela  ne  suffit  pas,  ils  emploient  la  force 
pour  les  faire  sortir;  si  ces  derniers  sont  quelque  peu  mal- 
menés pendant  le  trajet,  ils  n'ont  qu'à  s'en  prendre  à  eux- 
mêmes  :  ils  n'avaient  qu'à  obéir  aux  ordres  des  autorités.  Et 
voilà  précisément  quel  avait  été  le  cas  des  Pères  Caret  et 
Laval.  Ayant  refusé  de  se  retirer  et  de  marcher,  ils  avaient  été 
saisis,  portés  jusqu'au  rivage,  et  là,  mis  dans  une  embar- 
cation. Ces  procédés  violents,  ils  se  les  étaient  justement 
attirés  en  s'obstinant  à  résister  aux  représentants  de  la  loi. 
Il  est  impossible  de  nier  que  dans  cette  affaire  les  deux  prê- 
tres catholiques  avaient  eu  absolument  tous  les  torts.  Il  y  a 
donc  lieu,  à  mon  avis,  de  faire  ici  quelques  réserves  pour 
les  réclamations  du  gouvernement  français  en  faveur  de 
MM.  Caret  et  Laval. 

Est-ce  à  dire  qu'une  intervention  de  la  France  n'était  pas  de- 
venue nécessaire  à  Tahiti  ?  Nullement.  Le  gouvernement  tahi- 
tien  avait  parfaitement  le  droit  d'interdire  aux  missionnaires 
catholiques  de  résider  dans  son  île,  mais  il  ne  pouvait  agir 
ainsique  contre  eux,  c'est-à-dire  contre  une  certaine  catégorie 
bien  déterminée  de  personnes,  en  invoquant  la  raison  d'Etat, 
ou  contre  quelques  individus  isolés  en  rébellion  contre  les 
lois  du  pays;  autrement,  il  mettait  hors  la  loi  tous  les  citoyens 
d'une  nation,  de  la  France  dans  l'affaire  qui  nous  occupe,  ce 


168  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

qui  constituait  un  attentat  contre  le  droit  des  gens  et  signi- 
fiait, par  conséquent,  une  véritable  déclarati»n  de  guerre. 
Or  le  gouvernement  tahitien  avait  malheureusement  commis 
cette  dernière  faute.  M.  Vincent,  ce  charpentier  qui  accom- 
pagnait les  deux  prêtres  catholiques,  avait  subi  les  mêmes 
traitements  qu'eux.  A  leur  second  voyage,  MM.  Caret  et 
Laval  s'étaient  présentés  en  simples  particuliers  pour  attendre 
la  venue  d'un  navire  qui  devait  les  transporter  à  Valparaiso 
et  le  gouvernement  tahitien  avait  refusé  de  les  laisser  débar- 
quer, ce  qui  les  privait  du  moyen  de  communiquer  avec  le 
Chili,  ou  les  condamnait,  pour  s'y  rendre,  à  payer  une  somme 
énorme  au  capitaine  du  navire  sur  lequel  ils  se  trouvaient  ; 
ils  avaient  été  contraints  d'accepter  cette  dernière  combi- 
naison. Le  gouvernement  français  ne  réclamait  que  pour  ces 
attentats,  mais  il  y  en  avait  eu  bien  d'autres,  et  il  en  arrivait 
de  nouveaux  à  chaque  instant.  La  malveillance  du  gouverne- 
ment tahitien  à  l'égard  de  la  France  —  la  plus  importante 
des  nations  catholiques,  —  était  si  grande  qu'un  capitaine 
de  barque  sous  pavillon  tahitien,  avait  quelques  mois  après, 
étant  à  Valparaiso,  a  refusé  d'accorder  le  passage  aux  îles 
Pomotou  à  un  marin  français  engagé  dans  la  pêche  des 
perles,  sous  le  prétexte  que  lui-même  ne  serait  peut-être  pas 
reçu  à  0-Taïti  s'il  donnait  passage  à  un  catholique  ^  ».  Le 
16  août  1837,  la  reine  Pomare  ne  voulut  pas  laisser  débarquer 
un  Français  nommé  Boudu^.  Je  sais  bien  que  les  véritables 
auteurs  de  ces  actes  étaient  les  missionnaires  protestants  et 
surtout  leur  chef,  le  Piévérend  Pritchard,  que  l'Angleterre 
avait  nommé  consul  ;  mais  le  gouvernement  tahitien  demeu- 
rait seul  responsable,  ou  bien  il  lui  fallait  convenir  alors  qu'il 
n'était  pas  le  maître  chez  lui,  ce  qui  équivalait  à  reconnaître 
qu'il  n'existait  pas.  C'était  au  fond,  la  vérité  ;  il  ne  subsistait 


1.  Du  Petit-Thouars,  Voyage  autour  du  monde  sur  la  frégate  «  la  Vénus  », 
t.  II,  p.  382. 

2.  Voir  p.  524,  aux  Pièces  justificatives,  la  lettre  de  ce  Français  et  la  réponse 
de  la  reine  Pomare. 


l'archipel  de  la  société  169 

que  de  nom.  Les  indigènes  ne  tenaient  guère  compte  des 
lois.  L'archipel  de  la  Société  avait  pris  l'aspect  d'un  vaste 
lieu  de  prostitution  et  d'ivrognerie  dont  Papeete  (Tahiti)  était 
le  centre.  A  l'exception  des  pasteurs  protestants  et  de  quel- 
ques Anglais,  les  Européens  ne  s'y  trouvaient  pas  en  sûreté  ; 
les  indigènes  pratiquaient  impunément  le  vol  et  l'assassinat; 
ils  se  querellaient  avec  les  marins  et  les  rouaient  de  coups. 
Cette  situation  devenait  intolérable  pour  les  nations  civili- 
sées ;  elle  était  incompatible  avec  l'honneur  d'une  grande 
puissance  comme  la  France  ;  celle-ci  devait  venger  ses 
citoyens  afin  qu'à  l'avenir  ils  fussent  respectés  ;  l'envoi  d'un 
navire  de  guerre  français  à  Tahiti  était  donc  devenu  néces- 
saire. 


CHAPITRE  V 


LUTTE  DU    CATHOLICISME    ET  DU    PROTESTANTISME.  —   ÉTABLISSEMENT 
DU   PROTECTORAT  FRANÇAIS 


Formation  d'un  parti  catholique,  plus  tard,  parti  français.  —  Attentat  contre 
M.  Moerenhout.  —  Arrivée  de  la  frégate  la  Vénus.  —  Dupetit-Thouars 
envoie  un  ultimatum  à  la  reine  Pomare  IV.  —  Celle-ci  accorde  au  gou- 
vernement français  les  réparations  qu'il  exige.  —  Convention  conclue 
entre  le  roi  Louis-Philippe  et  la  reine  Pomare.  —  Séjour  de  Dumont- 
d'Urville  à  Tahiti.  —  Le  gouvernement  tahitien  institue  des  lois  qui  inter- 
disent aux  étrangers  d'acquérir  des  terres  et  défendent  l'enseignement  de 
doctrines  contraires  au  culte  en  vigueur.  —  Clause  additionnelle  ajoutée 
au  dernier  traité  par  le  capitaine  Laplace.  —  Départ  de  Pritchard  pour 
l'Angleterre.  —  Les  Tahitiens  infligent  aux  Français  et  à  leurs  partisans 
toutes  les  vexations  possibles.  —  Tentative  faite  pour  établir  le  Protec- 
torat français  :  elle  échoue.  —  Le  capitaine  du  Bouzet  fait  condamner  des 
Tahitiens  coupables  d'avoir  frappé  des  Français.  —  Luttes  entre  les  partis 
tahitien-anglais  et  tahitien-français.  —  L'anarchie  règne  à  l'intérieur  des 
îles  de  l'archipel  de  la  Société.  —  Le  gouvernement  de  la  reine  Pomare 
suspend  la  punition  des  indigènes  condamnés  pour  avoir  maltraité  des 
Français.  —  Presque  tous  les  Français  se  plaignent  des  procédés  des 
autorités  tahitiennes.  —  Le  contre-amiral  Dupetit-Thouars  exige  de  la 
reine  et  des  grands-chefs  de  Tahiti  des  réparations  et  des  garanties.  — 
Le  gouvernement  tahitien  sollicite  la  protection  du  roi  des  Français.  — 
Dupetit-Thouars  l'accorde  sauf  ratification.  —  Etablissement  à  Papeete  d'un 
conseil  provisoire  de  gouvernement. 


L'expulsion  des  prêtres  catholiques  indigna  quelques  Tahi- 
tiens; ceux-ci  flétrirent  la  conduite  de  leur  gouvernement, 
et  pour  donner  une  forme  durable  à  leur  protestation,  ils 
créèrent,  sous  la  direction  de  M.  Moerenhout,  un  petit  parti 
religieux  et  politique,  qui  fut  qualifié  d'abord  de  parti  catho- 
lique, ensuite  de  parti  français.  En  prenant  la  défense  des 
catholiques  et  des  Français,  ce  consul  s'était  acquis  une  cer- 
taine notoriété  dans  l'île.  Plusieurs  chefs  mécontents  se  ran- 
gèrent de  son  côté  et  la  mésintelligence  se  mit  dans  le  gou- 
vernement. Alors  les  passions  se  déchaînèrent.  Les  pasteurs 


l'archipel  de  la  société  171 

protestants  et  leurs  adeptes  prirent  en  haine  le  consul  amé- 
ricain et  ne  manquèrent  pas  une  occasion  de  lui  susciter 
toutes  sortes  de  difficultés.  Leur  but  était  de  le  forcer  à  quit- 
ter l'île  ;  mais  M.  Moerenhout  supporta  tous  les  ennuis  et  ne 
partit  pas. 

Sa  position,  déjà  si  pénible,  devint  bientôt  dangereuse. 
Les  malfaiteurs  crurent  pouvoir  tout  oser  sur  lui.  Deux 
hommes,  un  noir  de  l'Amérique  méridionale  et  un  Tahitien, 
ou  un  Anglais  —  le  fait  n'a  jamais  été  bien  éclairci  —  péné- 
trèrent pendant  la  nuit  dans  sa  maison  pour  le  voler.  Décou- 
verts à  temps,  ils  frappèrent  de  plusieurs  coups  de  hache  et 
de  couteau  M.  Moerenhout.  La  femme  du  consul  se  jeta  sur 
les  assassins  qui  la  blessèrent  si  cruellement  qu'elle  en  mou- 
rut quelques  semaines  après;  le  mari  resta  plus  d'un  mois 
alité  et  garda  toute  sa  vie  les  cicatrices  de  ses  blessures. 

Au  mois  de  mars  1838,  les  dépêches  du  gouvernement  fran- 
çais parvinrent  à  Dupetit-Thouars,  arrivé  àValparaiso,  de  re- 
tour du  Kamtchatka.  Après  en  avoir  pris  connaissance,  celui- 
ci  partit  avec  la  frégate  la  Vénus,  pour  remplir  sa  mission. 

Le  29  août,  la  Vénus  jeta  l'ancre  dans  le  port  de  Papeete. 
Le  capitaine  de  vaisseau  Dupetit-Thouars  descendit  à  terre 
pour  faire  visite  à  M.  Moerenhout.  11  le  trouva  souffrant 
encore  de  ses  blessures.  Celui-ci  confirma  verbalement  les 
réclamations  faites  par  MM.  Caret,  Laval  et  Vincent.  Le  len- 
demain, Dupetit-Thouars  écrivit  aux  consuls  d'Angleterre 
et  des  Etats-Unis  d'Amérique  qu'il  allait  exiger  des  répara- 
tions de  la  reine  Pomare  pour  les  insultes  faites  à  la  France, 
et  qu'il  leur  conseillait  ainsi  qu'à  leurs  nationaux  de  prendre 
des  précautions  car  il  serait  peut-être  obligé  de  recourir  à 
la  force  vis-à-vis  du  gouvernement  tahitien.  Les  lettres  furent 
remises  par  M.  Lapérouse,  lieutenant  de  vaisseau.  M.  Moe- 
renhout en  accusa  réception;  M.  Pritchard  ne  donna  aucun 
reçu  :  il  s'excusa  en  disant  qu'étant  chez  la  reine,  il  n'avait 
ni  plume  ni  encre. 

Le  même  jour,  à  10  heures,  le  pasteur  Pritchard  et  M.  Là- 


172  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

pérouse  se  trouvaient  chez  la  reine  Pomare,  lorsque  le  lieute- 
nant de  vaisseau  Normand  vint  au  nom  de  M.  Dupetit-Thouars 
lui  remettre  la  lettre  suivante  : 

^4  bord  de  la  frégate  la  Vénus,  rade  de  Papeïti^  le  30  août  1838, 
à  10  heures  du matin. 

Madame,  le  roi  des  Français  et  son  gouvernement,  justement  irrités 
de  l'outrage  fait  à  la  nation,  par  les  mauvais  et  indignes  traitements 
que  l'on  a  fait  subir  à  plusieurs  de  ses  membres,  qui  se  sont  présentés 
sur  le  territoire  de  Taïti,  et  notamment  en  1836,  à  MM.  Laval  et  Caret, 
missionnaires  apostoliques,  m'ont  envoyé  pour  réclamer  et  exiger  au 
besoin  la  prompte  réparation  due  à  une  puissante  nation,  qui  a  été 
insultée  d'une  manière  grave  et  non  provoquée. 

Le  roi  et  son  gouvernement  exigent  : 

1  "  Que  la  reine  de  Taïti  écrive  au  roi  des  Français  pour  s'excuser  des 
violences  et  autres  avanies  commises  sur  des  Français,  dont  la  con- 
duite honorable  n'avait  pas  mérité  le  châtiment  qui  leur  a  été  infligé. 

La  lettre  de  la  reine  sera  écrite  en  polynésien  et  en  français,  et  les 
deux  textes  seront  signés  par  elle.  Cette  lettre  sera  envoyée  officielle- 
ment au  commandant  de  la  Vénus,  dans  les  vingt-quatre  heures  qui 
suivront  la  présente  notification. 

2°  Qu'une  somme  de  2.000  piastres  fortes  d'Espagne  soit  versée, 
dans  les  vingt-quatre  heures  de  la  présente  notification,  dans  la  caisse 
de  la  frégate  la  Vénus,  pour  servir  à  indemniser  MM.  Laval  et  Caret 
du  dommage  que  la  conduite  tenue  envers  eux  leur  a  occasionné. 

3°  Que  le  pavillon  français  soit  arboré  le  1""  septembre  à  midi,  sur 
l'île  Motou-Outa,  et  qu'il  soit  salué  de  vingt  et  un  coups  de  canon 
par  le  fort  de  la  reine. 

Je  déclare  à  Votre  Majesté,  qu'à  défaut  de  l'accomplissement  de  la 
satisfaction  demandée ,  dans  le  temps  prescrit,  je  me  verrai,  bien  à 
regret,  obligé  de  lui  déclarer  la  guerre  et  de  commencer  les  hostihtés 
contre  les  États  de  sa  domination,  et  que  ces  hostilités  seront  conti- 
nuées par  tous  les  bâtiments  de  guerre  qui  vont  successivement  passer 
par  ces  îles,  jusqu'à  ce  qu'enfin  la  France  ait  obtenu  une  réparation 
satisfaisante. 

Je  suis,  avec  un  profond  respect, 

De  Votre  Majesté,  le  très  humble  serviteur  ; 

Le  commandant  de  la  frégate  la  Vénus, 
Signé:  A.  Du  Petit-Tiiouars. 


l'archipel  de  la  société  17.3 

La  reine  accusa  réception  de  la  notification  et  de  l'heure 
à  laquelle  elle  l'avait  reçue.  Pendant  ce  temps  la  frégate  fai- 
sait ses  préparatifs  de  combat  et  ses  embarcations  se  pla- 
çaient devant  le  rivage  et  par  le  travers  d'une  petite  goélette 
appartenant  à  la  souveraine  pour  bloquer  tous  les  bâtiments 
qui  se  trouvaient  sur  la  rade. 

Dans  la  journée,  Pritchard  se  rendit  à  bord  de  la  Vénus. 
Il  s'y  présenta  comme  agent  de  Pomare  IV  et  venant  en  son 
nom  pour  proposer  au  commandant  quelques  accommode- 
ments :  celui-ci  refusa,  et  Pritchard  retourna  à  terre. 

Les  indigènes  montrèrent  un  instant  des  dispositions 
guerrières,  mais  elles  cessèrent  bientôt.  Le  gouvernement 
tahitien  se  rendait  parfaitement  compte  qu'il  ne  pouvait 
lutter  contre  les  forces  françaises;  il  capitula  donc  sur  tous 
les  points.  Cependant  la  reine  ne  possédait  pas  ou  ne  voulait 
pas  verser  les  2.000  piastres  ;  elle  dit  à  Pritchard  :  «  Vous 
avez  voulu  l'expulsion  de  ces  hommes,  vous  les  avez  fait 
partir,  il  est  juste  que  vous  payiez.  »  Pritchard  pâlit;  il  pro- 
testa, supplia,  cria;  ce  fut  en  vain  :  il  dut  s'exécuter.  11 
recourut  à  un  emprunt;  il  s'adressa  aux  autres  pasteurs;  mais 
ceux-ci  répondirent  qu'on  ne  leur  avait  pas  demandé  leur 
avis  lors  de  l'expulsion  des  prêtres  catholiques  et  que  par 
conséquent  ils  ne  devaient  rien.  Néanmoins, comme  le  temps 
pressait,  deux  industriels  consentirent  à  prêter  de  l'argent 
pour  payer  une  partie  de  Pindemnité.  M.  Bicknell  versa 
500  piastres  fortes,  M.  Vaughan  en  céda  1.000,  et  M.  Pritchard 
compléta  la  somme  en  donnant  500  piastres. 

A  cinq  heures  du  soir,  Pritchard  se  rendit  de  nouveau  à 
bord  de  la  frégate  la  Vénus.  Au  nom  de  la  reine  il  remit  à 
Dupetit-Thouars  une  lettre  de  Pomare  IV  à  Louis-Philippe. 
Voici  ce  qu^elle  contenait  : 

Taïti,  le  31  août  1838  (style  taïtien,  30  août,  suivant  le  nôtre). 
Au  Roi, 
Que  la  paix  soit  avec  vous  :  voici  ce  que  je  désire  faire  savoir  à 


174  HISTOIRE   DE   LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

Votre  Majesté.  J'ai  été  en  erreur  en  m'opposant  à  la  résidence  de  deux 
citoyens  français.  Que  Votre  Majesté  ne  soit  pas  trop  fâchée  pour  ce 
que  j'ai  fait  à  leur  égard.  Que  la  paix  soit  rétablie.  Je  ne  suis  souve- 
raine que  d'un  petit  et  insignifiant  pays  ;  que  le  savoir,  la  gloire  et  le 
pouvoir  soient  avec  Votre  Majesté.  Que  votre  colère  cesse,  et  pardon- 
nez-moi l'erreur  que  j'ai  commise. 

Que  la  paix  soit  avec  Votre  Majesté. 

Signé  :  Pomare. 

Au  roi  des  Français. 

Ensuite,  et  toujours  comme  agent  de  la  reine,  Pritchard 
versa  au  commandant  de  la  Vénus  125  onces  d'or,  pour  in- 
demniser MM.  Caret  et  Laval  ;  on  compta  les  125  onces  en 
présence  de  MM.  Chiron  du  Brossay,  second  de  la  frégate^ 
et  Fillieux,  commis  d'administration,  qui  les  encaissa  à  titre 
de  dépôt;  M.  Dupetit-Thouars  en  donna  un  reçu.  Enfin 
l'agent  de  la  reine  fit  part  de  son  embarras  pour  faire  exé- 
cuter le  salut  du  pavillon  :  elle  n'avait  pas  de  poudre  de 
guerre.  M.  Dupetit-Thouars  répliqua  qu'elle  pouvait  en 
acheter  à  bord  d'un  navire  américain  qui  était  dans  la  rade 
ou  qu'elle  pouvait  en  demander  aux  consuls  d'Angleterre  ou 
des  États-Unis;  il  ajouta  que  si  ceux-ci  ne  possédaient  pas  de 
poudre,  il  s'empresserait  de  leur  en  fournir  pourleur  donner 
les  moyens  de  rendre  service  à  la  reine.  En  entendant  cette 
ofFre  gracieuse,  Pritchard  demanda,  comme  consul  d'An- 
gleterre, la  poudre  indispensable  à  l'exécution  des  saints  ; 
M.  Dupetit-Thouars  l'accorda,  mais  comme  il  était  tard  il  fut 
convenu  qu'on  ne  viendrait  la  prendre  que  le  lendemain 
matin.  En  effet,  le  lendemain,  la  poudre  fut  livrée  à  un  chef 
qui  se  présenta  au  nom  de  la  reine  ;  sur  sa  demande  on  lui 
prêta  aussi  un  pavillon  français. 

Ce  jour-là,  31  août  1838,  à  huit  heures  du  matin,  la  Vénus 
arbora  ses  couleurs.  C'était  l'heure  à  laquelle  devait  avoir 
lieu  le  salut  exigé  dans  l'ultimatum  du  gouvernement  du  roi 
Louis-Philippe.  En  conséquence  le  fort  de  la  reine  hissa  le  pa- 
villon français.  Ce  fort  était  situé  sur  l'îlot  Motu-Uta.  11  y  avait 


l'archipel  de  la  société  175 

là  quelques  mauvaises  pièces  d'artillerie.  Mais  quand  il  s'agit 
de  commencer  le  feu  l'embarras  des  indigènes  fut  extrême  : 
personne  ne  savait  tirer  le  canon!  Pritchard  s'offrit  obligeam- 
ment... :  il  montra  comment  il  fallait  s'y  prendre  et  chargea 
lui-même  les  pièces.  Vingt  et  un  coups  de  canon  saluèrent 
le  drapeau  tricolore.  La  France  était  satisfaite. 

Un  peu  plus  tard,  MM.  Pritchard  et  Moerenhout,  comme 
consuls  d'Angleterre  et  des  États-Unis  d'Amérique  vinrent 
voir  officiellement  le  commandant  de  la  Vénus.  Celui-ci  les 
accueillit  avec  le  cérémonial  accoutumé  ;  à  leur  départ  les 
batteries  du  bord  rendirent  les  honneurs. 

Le  1"  septembre  1838,  Dupetit-Thouars  et  son  état-major 
firent  une  visite  à  Pomare  IV.  Ils  furent  reçus  à  la  barrière 
extérieure  de  la  maison  par  deux  chefs  à  moitié  vêtus  et 
armés  de  fusils  rouilles.  La  souveraine  était  assise  sur  des 
nattes  ;  elle  se  leva  et  s'avança  au-devant  des  visiteurs  aux- 
quels elle  offrit  la  main,  selon  la  coutume  anglaise.  Pomare  IV 
et  son  mari  Ariifaite  prirent  place  sur  une  chaise  ;  les  autres 
membres  de  sa  famille  et  plusieurs  chefs  restèrent  couchés 
par  terre  ;  les  officiers  français  s'assirent  sur  des  chaises. 
Après  avoir  adressé  à  la  reine  quelques  compliments,  Du- 
petit-Thouars rassura  des  dispositions  amicales  du  roi  des 
Français  et  de  son  gouvernement  ;  mais  il  déclara  aussi  à 
Pomare  IV  que  le  roi  Louis-Philippe  ne  permettrait  jamais 
que  les  Français  fussent  insultés  dans  leurs  personnes,  ou 
atteints  dans  leurs  propriétés,  tant  qu'ils  se  conduiraient 
bien  et  se  conformeraient  aux  lois  et  au  droit  des  gens.  Le 
pasteur  Barff  traduisit  ce  discours  \ 

Cependant  il  devenait  indispensable  pour  la  France  d'avoir 
un  consul  à  Tahiti.  Dupetit-Thouars  choisit  M.  Moerenhout^ 
qui  s'était  déjà  fait  remarquer  par  son  dévouement  aux  inté- 
rêts français.  Le  3  septembre  1838,  le  commandant  de  la 
Vénus  écrivit  à  la  reine  pour  lui  demander  une  audience  afin 

1.  Du  Petit-Thouars,  Voilage  autour  du  monde  sur  la  frégate  «  la  Vénus  », 
t.  II,  p.  392  et  393.  '  - 


176  HISTOIRE    DE   LA   POLYNÉSIE    ORIENTALE 

de  lui  présenter  le  nouveau  consul.  La  reine  répondit  qu'elle 
le  recevrait  le  lendemain  à  dix  heures. 

Le  k  septembre  1838,  M.  Dupetit-Thouars  se  rendit  dans 
le  temple  principal,  où  il  se  trouva  en  présence  d'une  véri- 
table assemblée  nationale.  11  y  avait  là  trois  ou  quatre  cents 
personnes,  hommes,  femmes  et  enfants.  Pafai,  Tati  et  Hitoti, 
les  chefs  les  plus  importants  de  l'île  étaient  présents.  On 
remarquait  aussi  plusieurs  pasteurs  protestants.  Dupetit- 
Thouars  salua  Pomare  IV  et  lui  présenta  Al.  Moerenhout 
comme  consul  de  France.  La  reine  resta  un  moment  sans 
répondre  ;  puis  elle  dit  qu'elle  aimerait  mieux  voir  désigner 
une  autre  personne  ;  mais  le  commandant  de  la  Vénus  ré- 
pliqua que  M.  Moerenhout,  honorablement  connu  dans  le 
monde  et  déjà  accrédité  auprès  d'elle  en  qualité  de  consul  des 
Etats-Unis,  avait  également  la  confiance  du  gouvernement 
français,  et  que  lui  seul  à  Taïti  pouvait  être  chargé  de  rem- 
plir ces  importantes  fonctions  ^  Alors  la  reine  et  les  chefs 
reconnurent  M.  Moerenhout  comme  consul  de  France. 

M.  Dupetit-Thouars  proposa  ensuite  à  Pomare  IV  de  faire 
une  convention  pour  établir  de  bonnes  relations  entre  les 
Français  et  le  gouvernement  tahitien.  La  reine  et  les  chefs 
acceptèrent  cette  offre.  Une  convention  fut  rédigée  de  la  ma- 
nière suivante  : 

Convention  de  paix  et  d'amitié  conclue,  le  4  septembre  1838,  entre 
le  capitaine  de  vaisseau  Abet  Dupetit-Thouars,  officier  de  la 
Légion-d' Honneur,  commandant  la  frégate  la  Vénus,  au  nom  de 
S.  M.  le  Roi  des  Français,  et  S.  M.  Pomare,  Reine  d'O' Taïti. 

Il  y  aura  paix  perpétuelle  et  amitié  entre  les  Français  et  les  habi- 
tants d'O'Taïti  ^. 

1.  Du  Petit-Thouars,  Voyage  autour  du  monde  sur  la  frégate  «  la  Vénus  », 
t.  II,  p.  399. 

2.  Dupetit-Thouars  écrit  O'Taïti  au  lieu  de  Taïti  ou  Tahiti,  qui  est  le  vrai 
nom  de  l'île.  Voici  pourquoi.  Lorsque  les  premiers  navigateurs  abordèrent 
à  Tahiti,  ils  dirent  aux  indigènes  :  «  Quelle  est  cette  île?  »  et  ceux-ci  répon- 
dirent: «  0  Tahiti  oia  »,  ce  qui  signifie:  «  c'est  Tahiti  ».  Les  premiers  naviga- 
teurs, ignorant  la  langue  maori,  prirent  tous  les  mots  qui  composaient  cette 
réponse  pour  le  nom  même  de  l'île  ;  en  conséquence  ils  inscrivirent  Otaiti 


l'archipel  de  la  société  177 

Les  Français,  quelle  que  soit  leur  profession,  pourront  aller  et 
venir  librement,  s'établir  et  commercer  dans  toutes  les  îles  qui  com- 
posent le  Gouvernement  d'O'Taïti  ;  ils  y  seront  reçus  et  protégés 
comme  les  étrangers  les  plus  favorisés. 

Les  sujets  de  la  Reine  des  lies  d'O'Taïti  pourront  également  venir 
en  France  ;  ils  y  seront  reçus  et  protégés  comme  les  étrangers  les 
plus  favorisés. 

Fait  et  arrêté  au  palais  de  la  reine  d'O'Taïti,  à  Papéïti,  le  4  sep- 
tembre 1838  (5  septembre,  style  OTaïtien). 

La  Reine  Pomaré.  A.  Dupetit-Thouars. 

Les  missionnaires  catholiques  français  allaient  donc  pou- 
voir venir  se  fixer  dans  l'archipel  de  la  Société  ;  en  effet  le 
texte  de  la  convention  disait  :  «  Les  Français,  quelle  que  soit 
leur  profession^  pourront  aller  et  venir  librement,  .ç'e7a6/«r  et 
commercer  dans  toutes  les  îles  qui  composent  le  Gouverne- 
ment d'O'Taïti  »  ;  et  c'était  bien  d'ailleurs  ce  qu'avait  voulu 
obtenir  Dupetit-Thouars.  Or  rien  n'était  plus  opposé  aux 
idées  de  la  reine  et  de  son  entourage  ;  mais  celle-ci  n'avait 
pas  osé  refuser  ce  que  lui  avait  proposé  le  représentant  de 
la  France. 

Le  9  septembre  1838,  les  corvettes  V Astrolabe  et  la  Zélée 
mouillèrent  dans  la  rade  de  Matavai.  Elles  étaient  comman- 
dées par  le  capitaine  de  vaisseau  Dumont  D'Urville,  chargé 
d'un  voyage  d'exploration  au  pôle  sud  et  dans  l'Océanie.  Cet 
officier  s'était  détourné  de  sa  route  en  apprenant  à  Manga- 
reva  que  des  violences  avaient  été  commises  à  Tahiti  sur  les 
Pères  Caret  et  Laval.  Dumont  D'Urville  ignorait  l'envoi  de 
Dupetit-Thouars  dans  cette  île.  Les  pasteurs  protestants  espé- 
rèrent un  instant  que  le  commandant  de  V Astrolabe  et  de  la 
Zélée  désavouerait  la  conduite  de  Dupetit-Thouars,  moins 
ancien  que  lui  en  grade  ;  mais  ils  furent  vite  détrompés. 
Mis  au  courant  des  actes  de  son  collègue  par  le  Révérend 
Rodgerson,  Dumont  D'Urville  s'en  montra  très  satisfait,  et 

sur  leurs  cartes  et  les  autres  navigateurs  continuèrent  à  répéter  la  même 
erreur  ;  ce  n'est  guère  que  depuis  une  soixantaine  d'années  qu'elle  a  cessé, 

12 


178  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

pour  ne  laisser  à  la  population  tahitienne  aucun  doute  à  cet 
égard,  il  se   rendit  avec  le  commandant  de  la   Vénus   et  le 
consul  de  France,  le  10  septembre,  à  Papeete,  afin  de  faire 
une  visite  à  la  reine.  Celle-ci  n'habitait  plus  sa  charmante 
résidence  d'été  sur  l'îlot  Motu-Uta  ;  elle  demeurait  mainte- 
nant dans  une  modeste  maison  située  près  du  rivage.  Dumont 
D'Urville,  Dupetit-Thouars  et  Moerenhout  furent  reçus  par 
Pomare  IV,  Pomare-Tane,  Teremoï-moï,  et  plusieurs  autres 
membres  de  la  famille  royale.  La  reine  tenait  dans  ses  bras 
son  jeune  enfant  âgé  de  quelques  mois.  Dumont  D'Urville 
salua  Pomare  IV  et  lui  adressa  un  petit  discours  dans  lequel 
il  lui  reprocha  ses  mauvais  procédés  envers  les  prêtres  fran- 
çais ;  l'orateur  de  la  souveraine  ayant  répondu  en  son  nom 
que  l'état  du  pays  avait  exigé  que  l'on  prît  des  mesures  pour 
éloigner  les  missionnaires  catholiques,  le  commandant  de 
r Astrolabe  et  de  la  Zélée  répliqua  en  ces   termes  :    «  Sans 
doute  la  reine  est  libre  dans  ses  états,  et  personne  au  monde, 
pas  même  le   roi  des    Français,  ne  peut  lui   demander  de 
changer  sa  religion  ;  aussi  aurait-elle  eu  raison,  si  elle  s'était 
contentée  de  défendre  aux  missionnaires  français  tout  signe 
public  de  leur  culte  ;  mais  les  traitements  cruels  qui  ont  été 
infligés  à  deux  citoyens  français  étaient  tels,  que  l'on  ne  pou- 
vait se  dispenser  d'en  demander  raison.  »  Il  dit  ensuite  d'un 
ton  sévère  que  Pomare-Vahine  devait  s'estimer  très  heureuse 
de  s'être  tirée  à  si  bon  marché  de  la  position  fâcheuse  qu'elle 
s'était  faite  à  l'égard  de  la  France  K  Ces  paroles  furent  fidè- 
lement traduites  par  M.  Henry,   fils  du  pasteur  de  ce  nom, 
car  la  reine  regarda  avec  colère  les  officiers  français  et  ses 
yeux  se  remplirent  de  larmes.  Voyant  cela,  Dupetit-Thouars 
prit  pitié  de  la  souveraine  et  chercha  à  la  calmer  en  lui  fai- 
sant quelques  petites  démonstrations  amicales  :  il  lui  tira  dou- 
cement les  cheveux  et  lui  frappa  légèrement  la  joue  ;  il  ajouta 
même  d'un  ton  affectueux  qu'elle  avait  tort  de  s'affecter  ainsi  ^. 

1.  Dumont  D'Urville,  Voyage  au  pôle  Sud  et  dans  rOcéanie,i.  IV,  p.  69  et  70. 

2.  Id.,  p.  70. 


l'archipel  de  la  société  179 

Cette  entrevue  terminée,  Dumont  D'Urville  se  rendit  de 
suite  chez  Pritchard  et  lui  reprocha  sa  façon  d'agir  contre  les 
Français.  Celui-ci  répondit  qu'on  l'avait  sans  doute  dénigré 
dans  l'esprit  de  M.  Dumont  D'Urville  ;  qu'au  surplus  il  serait 
toujours  prêt  à  protéger  désormais  les  sujets  de  toute  nation. 
Dumont  D'Urville  se  contenta  de  cette  déclaration  et  changea 
de  sujet  de  conversation.  Après  un  entretien  courtois,  ces 
•deux  hommes  se  séparèrent'. 

V Astrolabe  et  la  Zélée  quittèrent  Tahiti  le  16  septem- 
bre 1838.  La  Vénus  leva  l'ancre  le  lendemain. 

Les  vaisseaux  français  partis,  Pritchard  s'occupa  d'annuler 
la  clause  énoncée  dans  la  convention  établie  par  Dupetit- 
Thouars.  Le  Révérend  fît  instituer  deux  lois  :  l'une  empê- 
■chait  les  étrangers  d'acheter  des  terres  à  Tahiti  ;  l'autre  dé- 
fendait d'enseigner  des  doctrines  contraires  au  véritable 
Évangile,  c'est-à-dire  à  celles  du  culte  de  la  Piéforme.  Cette 
seconde  loi  était  faite  contre  les  étrangers  et  les  Mamaia  (ces 
derniers  pourtant  bien  abaissés  à  cette  époque)  ;  mais  elle 
visait  surtout  les  catholiques,  car  pour  s'y  conformer  ceux-ci 
devaient  renoncer  à  toute  propagande  religieuse  sous  peine 
d  être  renvoyés  dans  leur  pays  et  de  ne  plus  pouvoir  résider 
à  Tahiti.  Le  gouvernement  tahitien  établissait  ainsi  dans  son 
île  une  religion  d'Etat. 

Le  27  novembre  1838,  la  corvette  française  l'Héroïne^  capi- 
taine Cécille,  arriva  à  Tahiti.  Son  séjour  ne  fut  marqué  par 
aucun  événement  sérieux,  Dupetit-Thouars  ayant  réglé  tous 
les  différends;  quant  à  la  récente  loi  votée  contre  les  doctrines 
étrangères  au  culte  en  vigueur,  M.  Cécille  ne  s'en  occupa 
pas.  La  corvette  leva  l'ancre  le  3  décembre. 

Le  gouvernement  tahitien  se  félicita  beaucoup  de  la  facilité 
avec  laquelle  il  avait  dupé  la  France.  Néanmoins  les  récla- 
mations de  cette  nation  ne  se  firent  pas  longtemps  attendre. 

1.  Dumont  D'Urville,  Voi/age  au  pôle  Sud  el  dans  l'Océanie,  t.  IV,  p.  71  et  72. 


180  HISTOIRE   DE   LA   POLYNÉSIE    ORIENTALE 

Durant  son  voyage  de  circumnavigation,  la  frégate  fran- 
çaise lArtémise,  commandée  par  M.  La  place,  relâcha  à  Sydney 
(Australie),  et  de  ce  port  partit  pour  Tahiti.  Le  22  avril  1839, 
comme  elle  allait  doubler  la  pointe  Vénus,  la  frégate  s'échoua 
sur  un  banc  de  corail  qui  n'était  pas  marqué  sur  les  cartes. 
Toutefois  elle  parvint  à  se  dégager  de  ce  récif,  mais  non 
sans  subir  de  graves  avaries  :  la  coque  eut  une  énorme  voie 
d'eau.  Un  pilote  remarquable,  le  capitaine  Ebrill,  réussit  au 
milieu  du  plus  grand  péril  à  faire  entrer  V Artémise  dans  le 
port  de  Papeete.  Cent  vingt  Tahitiens  furent  engagés  pour 
le  service  des  pompes.  L'on  désarma  la  frégate,  et  pour 
mettre  le  matériel  à  couvert,  on  loua  les  maisons  qui  bor- 
daient la  rive.  L'équipage  entier  s'établit  à  terre  dans  les 
cases  des  naturels  ou  dans  un  campement  improvisé.  Les 
travaux  de  réparation  commencèrent  aussitôt  pour  ne  se 
terminer  qu'au  mois  de  juin.  Ce  renflouage  est  resté  célèbre 
dans  les  annales  maritimes  :  il  fut  exécuté  avec  une  telle 
pénurie  de  moyens  qu'il  fait  encore  de  nos  jours  l'admira- 
tion des  officiers  de  marine. 

Les  Français  profitèrent  de  ce  naufrage  pour  mener  un 
peu  la  vie  tahitienne.  Le  libertinage  des  matelots  égala  s'il 
ne  surpassa  pas  celui  de  la  population  indigène.  Les  officiers 
de  l'expédition  crurent  devoir  fermer  les  yeux  sur  cette 
licence  de  mœurs  presque  impossible  à  éviter  en  cette  cir- 
constance. 

Tant  que  durèrent  les  avaries  de  la  frégate,  le  capitaine 
Laplace  eut  d'excellentes  relations  avec  les  Tahitiens  ;  d'ail- 
leurs l'officier  français  s'abstint  prudemment  de  soulever 
aucune  question  politique  ;  mais,  quand  l'Arlcmise  fut  répa- 
rée, il  alla  faire  une  visite  à  la  reine.  Celle-ci  se  trouvait  en 
ce  moment  dans  le  sud  de  l'Ile.  M.  Laplace  pria  Pomare  IV 
de  revenir  à  Papeete  pour  s'entendre  avec  lui  sur  une  clause 
à  ajouter  à  la  convention  conclue  par  Dupetit-Thouars.  La 
reine  consentit  à  revenir  à  Papeete  et  fixa  l'entrevue  au 
19  juin  1839. 


L  ARCHIPEL    DE   LA    SOCIETE  181 

Ce  jour-là  elle  se  rendit  avec  les  principaux  chefs  dans  le 
temple  protestant  où  M.  Laplace  et  son  état-major,  MM.  Moe- 
renhout  et  Henry,  arrivèrent  également.  Alors  le  commandant 
de  VArlémise  éleva  la  voix  pour  se  plaindre  des  procédés 
de  la  nation  tahitienne  à  l'égard  de  la  France  :  il  déclara  que 
violer  les  traités  c'était  s'exposer  aux  plus  dangereuses  re- 
présailles ;  que,  la  nouvelle  loi  votée  contre  les  catholiques 
et  par  conséquent  contre  les  Français  étant  injuste  et  vexa- 
toirej  il  se  voyait  obligé  de  demander  qu'à  l'avenir  ses 
compatriotes  eussent  la  même  liberté  que  les  sujets  des 
autres  nations.  Ces  paroles  mécontentèrent  les  pasteurs 
protestants  anglais  qui  assistaient  à  cette  séance  ;  mais 
malgré  leur  désapprobation  personne  n'osa  s'opposer  à  ce 
que  réclamait  l'officier  français  :  l'assemblée  se  contenta, 
pour  ménager  sa  dignité,  de  n'accorder  que  provisoirement 
ce  qu'on  lui  demandait;  elle  renvoya  au  lendemain  sa  déci- 
sion définitive.  Le  20  juin  l'assemblée  confirma  son  vote  de 
la  veille  et  la  clause  additionnelle  proposée  par  le  capitaine 
Laplace  fut  rédigée  ainsi  qu'il  suit  : 

La  Reine  Pomaré  et  les  grands  chefs  d'O  Taïti,  voulant  donner  à  la 
France  un  témoignage  de  leur  désir  d'entretenir  avec  elle  des  relations 
d'amitié  et  d'assurer  aux  Français  appelés  dans  leur  île  par  le  com- 
merce, ou  par  l'intention  d'y  résider,  les  moyens  de  remplir  leurs 
devoirs  religieux  ; 

Ont  décidé,  à  la  demande  du  capitaine  Laplace,  commandant  la 
frégate  française  l'Artémise,  que  l'article  suivant  serait  ajouté  à  ceux 
du  dernier  traité  conclu  en  septembre  1838,  entre  la  Reine  Pomaré  et 
le  capitaine  de  vaisseau  Du  Petit-Thouars,  savoir  : 

Le  libre  exercice  de  la  religion  catholique  est  permis  dans  l'île  d'O 
Taïti  et  dans  toutes  les  autres  possessions  de  la  Reine  Pomaré.  Les 
Français  catholiques  y  jouiront  de  tous  les  privilèges  accordés  aux 
protestai!  s  sans  que  pourtant  ils  puissent  s'immiscer  sous  aucun  pré- 
texte dans  les  affaires  religieuses  du  pays. 

Fait  à  O'Taïti,  le  20  juin  1839. 

Signé  :  Pomaré. 

La  signature  de  cette  clause  eut  lieu  à  bord  de  VArlémise. 


d82  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

M.  Laplace  obtint  en  plus  la  cession  d'un  terrain  destiné  à 
servir  de  résidence  à  la  Mission  catholique.  Toutefois  il  ne 
fut  pas  signé  de  papier  à  ce  sujet  :  le  commandant  de  VArié-^ 
mise  se  contenta  d'une  simple  promesse  verbale.  La  frégate 
française  quitta  Tahiti  le  22  juin  1839. 

Après  son  départ,  il  ne  se  produisit  aucun  fait  intéressant 
dans  l'île  pendant  plus  d'un  an. 

Le  15  juillet  ISZiO,  le  Pylade,  commandé  par  le  capitaine 
de  corvette  Bernard,  arriva  à  Tahiti.  Cet  officier  eut  une 
entrevue  avec  Pomare  IV  et  celle-ci  fut  invitée  à  venir  à  bord 
du  navire.  Elle  s'y  rendit  le  19  juillet  et  fut  reçue  avec  les 
honneurs  dus  à  son  rang.  La  souveraine  parut  être  flattée 
de  cette  réception,  qui  d'ailleurs  fut  très  belle  et  se  ter- 
mina par  un  feu  d'artifice  ;  la  reine  se  retira  à  neuf  heures. 
Le  passage  du  brick  le  Pylade  eut  en  somme  un  bon  résul- 
tat :  celui  d'établir  des  relations  plus  amicales  entre  les 
Tahitiens  et  les  Français. 

Ces  meilleures  dispositions  des  indigènes  après  les  inter- 
ventions de  Dupetit-Thouars  et  de  Laplace  inquiétèrent  les 
missionnaires  protestants  anglais  et  surtout  George  Prit- 
chard,  dont  le  rôle  n'avait  cessé  de  grandir  jusqu'alors.  Ce 
Révérend  exerçait  maintenant  une  espèce  de  dictature  morale 
sur  la  plupart  des  naturels  et  même  sur  ses  collègues.  11  est 
vrai  que  quelques-uns  de  ceux-ci  supportaient  avec  impa- 
tience son  influence,  mais  ils  n'osaient  rompre  ouvertement 
avec  lui  tant  il  était  devenu  puissant.  Quoique  n'appartenant 
plus  à  la  société  des  Missions,  il  continuait  d'officier  dans  le 
temple  de  Papeete.  Couvert  par  son  titre  de  consul,  il  entre- 
prenait de  grandes  opérations  commerciales  et  ses  affaires 
réussissaient  d'autant  mieux  qu'il  dirigeait  pour  ainsi  dire 
le  gouvernement  de  Tahiti  grâce  à  ses  bonnes  relations  avec 
la  reine  et  les  principaux  chefs.  Il  en  obtenait  l'adoption  des 
lois  qu'il  désirait  et  les  mutoi  (agents  de  police)  lui  obéis- 
saient sans  murmurer.  Mais  ce  qui  le  rendait  particulièrement 
redoutable  aux  autres  et  ce  qui  le  faisait  le  premier  person- 


l'archipel  de  la  société  183 

nage  de  l'île,  c'était  qu'il  possédait  au  plus  haut  degré  la 
faveur  de  Poinare  IV.  11  avait  su  tellement  gagner  sa  confiance 
que  la  reine  n'agissait  plus  que  par  lui.  Elle  l'avait  nommé 
son  intime  conseiller,  son  agent  diplomatique  et  commercial, 
son  directeur  spirituel,  son  médecin  et  son  pharmacien.  Le 
rusé  Révérend  accomplissait  ces  diverses  fonctions  avec  une 
souplesse  qui  tenait  du  prodige  et  poussait  l'obséquiosité 
au  point  de  donner  des  soins  médicaux  à  sa  souveraine 
lorsqu'elle  accouchait.  Celle-ci  ne  pouvait  plus  se  passer  de 
lui  tant  il  lui  était  utile  et  en  homme  habile  il  ne  manquait 
pas  d'exploiter  largement  cette  situation.  Bon  à  tout  faire, 
ingénieux  et  courageux,  il  était  aussi  devenu  indispensable 
à  une  foule  de  gens  dont  il  savait  en  revanche  parfaitement 
se  servir.  Ceux-ci  répandaient  ses  idées  et  les  soutenaient 
dans  les  assemblées  législatives.  Enfin  son  pouvoir  était 
immense,  et  comme  il  ne  voulait  pas  le  perdre,  il  vit  avec 
mécontentement  le  rapprochement  des  Tahitiens  et  des 
Français.  Les  autres  missionnaires  protestants  anglais  le 
constataient  avec  dépit,  car  ils  redoutaient  de  se  voir  sup- 
planter par  les  missionnaires  catholiques  français.  Pritchard 
et  ses  collègues  n'eurent  donc  aucune  peine  pour  se  mettre 
en  rapport  afin  de  chercher  une  combinaison  qui  pût  main- 
tenir leur  domination.  Us  ne  trouvèrent  qu'une  solution  : 
celle  de  placer  Tahiti  et  ses  dépendances  sous  le  Protectorat 
anglais.  A  ce  sujet  une  première  tentative  avait  été  déjà 
faite  par  M.  Nott,  en  1825,  sous  le  règne  éphémère  de  Po- 
mare  111;  mais  elle  avait  échoué  :  le  gouvernement  britan- 
nique avait  dédaigné  cette  offre  d'accroissement  de  son 
domaine  colonial.  Pritchard  se  fit  charger  par  ses  collègues 
et  les  gens  qui  lui  étaient  dévoués  (le  parti  anglais)  de  renou- 
veler cette  tentative,  et  pour  donner  à  sa  démarche  de  fortes 
chances  de  succès,  il  partit  de  suite  pour  Londres. 

Pendant  l'absence  de  Pritchard  la  lutte  continua  entre  les 
indigènes  des  partis  anglais  et  français.  Comme  le  parti 
anglais  était  de  beaucoup  le  plus  considérable  et  qu'il  avait 


184  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

pour  lui  l'appui  du  gouvernement  tahitien,  il  ne  manquait 
jamais  d'infliger  aux  Français  et  à  leurs  partisans  toutes  les 
vexations  possibles.  Les  baleiniers  français  qui  relâchaient 
à  Papeete  avaient  continuellement  à  se  plaindre  de  la  police 
locale.  Celle-ci  se  montrait  injuste  et  barbare  envers  eux. 
Les  lois  du  pays  interdisaient  aux  marins  de  rester  à  terre 
après  huit  heures  du  soir;  une  fois  des  marins  d'un  baleinier 
français  s'embarquèrent  pour  retourner  à  bord  lorsque  huit 
heures  sonnèrent  :  immédiatement  les  agents  de  police 
(miitoi)  se  jetèrent  sur  eux,  les  maltraitèrent  et  les  menèrent 
en  prison.  Un  jour  un  charpentier  français  fut  également 
incarcéré  pour  avoir  été  dans  la  prison  voir  un  de  ses  amis. 
Un  soir,  un  fait  très  grave  se  produisit  à  propos  d'une  dis- 
pute d'animaux!  le  chien  de  la  reine  s'étant  battu  avec  le 
chien  du  capitaine  d'un  baleinier  français,  le  chef  de  la  police 
nommé  Moïa  et  les  autres  mutoi  se  précipitèrent  sur  ce 
capitaine  et  les  matelots  qui  l'accompagnaient  :  ceux-ci  ne 
reçurent  que  quelques  horions,  mais  leur  officier  fut  tellement 
roué  de  coups  de  bâton  qu'il  fut  laissé  pour  mort  sur  la  place. 
,  M.  Caret  venait  de  revenir  à  Tahiti,  amenant  avec  lui 
d'autres  missionnaires  placés  sous  sa  direction.  L'on  ne 
s'opposa  pas  cette  fois  à  leur  débarquement  et  ils  purent 
louer  un  terrain  situé  à  une  lieue  de  Papeete.  Pleins  de  con- 
fiance dans  l'avenir,  ils  commencèrent  alors  à  s'installer  et  à 
construire  une  chapelle.  Mais  les  indigènes  intervinrent  et 
firent  subir  aux  Pères  une  foule  de  tracasseries;  finalement 
ceux-ci  furent  forcés  de  quitter  leur  domaine. 

Néanmoins  le  parti  français  augmentait  depuis  que  les 
navires  de  guerre  de  ce  peuple  se  montraient  plus  souvent. 
L'absence  de  Pritchard  nuisait  au  parti  anglais.  Les  grands- 
chefs  Hitoti,  Paraita,  Taerapa  et  Tati  étaient  du  parti  français. 
En  revanche  le  grand-chef  Paofai  l'avait  quitté  pour  se  mettre 
du  côté  anglais.  Mais  ces  deux  partis  désiraient  également 
l'intervention  d'une  puissance  étrangère  dans  les  afl'aires  de 
leur  pays  :  ils  convenaient   que  le    gouvernement  tahitien 


l'archipel  de  la  société  185 

était  en  proie  à  l'anarchie,  et  ils  ne  trouvaient  qu'un  moyen 
d'y  porter  remède,  c'était  de  placer  Tahiti  sous  la  protection 
soit  de  la  France,  soit  de  l'Angleterre,  suivant  leur  inclina- 
tion. En  septembre  IS/il,  des  chefs  indigènes  dévoués  à  la 
France  essayèrent  d'établir  son  Protectorat  sur  Tahiti.  Pour 
le  demander  ils  rédigèrent  des  actes  qu'ils  soumirent  ensuite 
à  la  signature  de  Pomare  IV.  Malheureusement  des  résidents 
anglais  furent  avertis  de  ce  projet  :  ils  coururent  à  Eimeo 
où  se  trouvait  la  reine  et  lui  conseillèrent  de  s'opposer  à 
cette  demande  de  Protectorat;  leur  démarche  fut  suivie  de 
celle  du  capitaine  Jones  qui  commandait  le  navire  de  guerre 
britannique  le  Curaçao^  alors  de  passage  à  Papeete  ;  cet  officier 
se  rendit  aussi  à  Eimeo,  où  il  eut  une  entrevue  avec  la  sou- 
veraine; il  la  détermina  à  refuser  aux  chefs  sa  ratification. 

En  présence  de  la  concurrence  que  leur  faisaient  les  prê- 
tres catholiques  français,  les  pasteurs  protestants  anglais 
envisageaient  le  Protectorat  de  l'Angleterre,  nation  protes- 
tante, comme  le  seul  moyen  de  conserver  leur  influence  dans 
les  îles  de  la  Société.  Ils  se  trompaient  toutefois,  en  croyant 
que  là  seulement  se  trouvait  le  salut  de  leur  cause;  l'avenir 
l'a  bien  montré  :  les  îles  de  la  Société  en  devenant  françaises 
sont  restées  protestantes. 

Le  h  mai  18i2,  l'Aube  fit  escale  à  Tahiti  avant  de  retourner 
en  France.  Le  capitaine  de  cette  corvette  était  M.  duBouzet, 
homme  très  énergique.  Ses  compatriotes  vinrent  l'assaillir 
de  leurs  plaintes.  Il  les  examina  et  reconnut  qu'elles  étaient 
fondées.  Alors  il  exigea  du  gouvernement  tahitien  les  répa- 
rations suivantes  :  la  punition  des  muioi  (agents  de  police) 
qui  avaient  frappé  des  Français  inofFensifs  ;  le  licenciement 
du  corps  des  muioi ,  la  transformation  de  la  clause  verbale 
stipulée  par  M.  Laplace  en  une  clause  écrite  et  signée.  Comme 
toujours  le  gouvernement  tahitien  s'empressa  d'adhérer  aux 
demandes  de  M.  du  Bouzet  :  les  coupables  furent  jugés  et 
condamnés  au  bannissement  ;  l'on  supprima  le  corps  des 
mutoi  ;   les   autorités  locales    rédigèrent  et   signèrent   une 


186  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

clause  qui  remplaça  la  promesse  verbale  faite  à  M.  Laplace. 
En  conséquence  les  missionnaires  catholiques  rentrèrent  en 
possession  de  leur  domaine  et  y  séjournèrent.  Z'^a6e  quitta 
Tahiti  à  la  fin  du  mois  de  mai. 

Les  Français  pouvaient  croire  qu'ils  seraient  désormais 
tranquilles  :  ils  avaient  des  illusions.  VAiibe  éloigné,  le  gou- 
vernement tahitien  oublia  une  partie  des  engagements  qu'il 
avait  signés.  Il  suspendit  la  punition  des  auteurs  des  vio- 
lences contre  les  Français  et  ceux-ci  subirent  de  nouvelles 
tracasseries.  Pourtant  les  prêtres  catholiques  ne  furent  pas 
expulsés  de  leur  terrain  et  l'on  affecta  de  les  placer  sur  le 
même  pied  que  les  pasteurs  protestants. 

Alors  une  lutte  extrêmement  âpre  commença  entre  les 
deux  partis  religieux  :  prêtres  français  et  pasteurs  anglais 
engagèrent  les  plus  ardentes  polémiques  et  cherchèrent  tous 
les  moyens  de  se  nuire.  Les  Révérends  en  trouvèrent  un 
qu'ils  exploitèrent  avec  une  impudence  vraiment  étonnante. 
A  cette  époque  l'Angleterre  et  les  Etats-Unis  inondèrent  de 
spiritueux  les  îles  de  la  Polynésie,  où  depuis  longtemps  les 
liqueurs  étaient  prohibées  à  cause  de  leurs  effets  funestes 
sur  la  santé  des  indigènes  déjà  passablement  minés  par  la 
phtisie  et  d'autres  maladies  dangereuses.  La  France,  elle,  au 
contraire,  n'avait  aucun  négoce  de  ce  genre  avec  ces  îles, 
mais  cette  invasion  de  boissons  meurtrières  coïncidait  avec 
les  traités  qu'elle  venait  de  passer  et  l'arrivée  des  mission- 
naires catholiques  à  Tahiti.  Les  pasteurs  anglais,  en  haine 
des  prêtres  français,  ne  manquèrent  pas  d'en  rejeter  la  res- 
ponsabilité sur  la  France  et  de  lui  attribuer  l'envoi  de  tous 
ces  alcools.  Partout  les  Révérends  criaient  :  «  French  priests 
and  French  brandies  !  »  (Prêtres  français  et  eaux-de-vie 
françaises  !)  Et  les  indigènes  mal  renseignés  ajoutaient  foi 
à  cette  calomnie.  Les  apparences  étant  contre  la  France,  celle- 
ci  se  trouva  être  en  mauvaise  posture  devant  l'opinion  pu- 
blique :  elle  avait  toute  la  honte  de  l'entreprise,  sans  en  être 
dédommagée  par  le  moindre  bénéfice  ;  c'étaient  les  étran- 


l'archipel  de  la  société  187 

gers  qui  jouissaient  des  avantages.  Les  pasteurs  anglais,  en 
cette  circonstance,  montrèrent  une  rare  mauvaise  foi,  car, 
tout  en  interdisant  l'alcool  aux  indigènes,  ils  en  faisaient,  eux, 
une  consommation  respectable. 

11  est  vrai  que  les  Tahitiens  n'observaient  pas  cette  dé- 
fense. Ils  continuaient  de  s'enivrer  comme  par  le  passé,  et 
non  seulement  de  liqueurs  qu'ils  fabriquaient  avec  des  fruits 
des  îles,  mais  aussi  d'alcools  importés  de  l'étranger.  Rien 
n'était  changé  des  anciennes  coutumes  :  les  indigènes  res- 
taient identiques  à  leurs  ancêtres,  c'est-à-dire  ivrognes, 
voleurs,  menteurs  et  paresseux  ;  la  religion  chrétienne  ne  les 
avait  pas  modifiés.  Pour  se  procurer  des  piastres,  ils  n'hési- 
taient pas  à  tromper  sur  la  valeur  des  marchandises  ;  ou  bien 
ils  recouraient  à  la  prostitution  de  leurs  mères,  de  leurs 
sœurs,  de  leurs  femmes  et  de  leurs  filles.  Ainsi  donc  un 
peuple  dépravé  et  des  autorités  brutales,  telle  était  la  so- 
ciété tahitienne  à  cette  époque.  La  population  avait  diminué 
d'une  façon  effroyable  :  à  Tahiti,  par  exemple,  il  ne  restait 
plus  que  huit  mille  âmes.  La  reine  ne  parvenait  que  peu 
souvent  à  se  faire  obéir,  et  même  ne  s'en  souciait  guère. 
Depuis  plusieurs  années,  son  influence  était  devenue  nulle 
sur  les  îles  Sous-le-Vent,  et  l'archipel  des  Tuamotu  refu- 
sait de  lui  payer  tribut.  Au  fond,  la  monarchie  fondée  par 
Pomare  II  n'existait  plus  :  l'anarchie  régnait  partout. 

Pendant  que  ces  événements  s'accomplissaient,  Dupetit- 
Thouars,  devenu  contre-amiral,  annexait  les  îles  Nuka-Hiva 
(l®""  mai  et  2  juin  1842).  Il  achevait  de  les  occuper,  lorsqu'il 
apprit  les  démarches  du  commandant  de  lAube.  L'amiial 
résolut  alors  de  partir  pour  Tahiti,  où  il  devait  d'ailleurs  y 
renouveler  les  vivres  qu'il  avait  été  obligé  de  laisser  à  Nuka- 
Hiva.  Il  quitta  ces  îles  sur  la  frégate  la  Reine-Blanche^  et 
vers  la  fin  du  mois  d'août  18/i2,  il  arriva  devant  Tahiti. 

La  veille  du  mouillage  de  la  frégate,  le  consul  de  France 
vint  trouver  l'amiral  à  son  bord.  M,  Moerenhout   eut  avec 


188  HISTOIRE   DE   LA   POLYNÉSIE    ORIENTALE 

Dupetit-Thouars  une  longue  conversation  dans  laquelle  il 
lui  retraça  la  pénible  situation  faite  aux  Français.  Parvenu 
dans  le  port  de  Papeete,  l'amiral  s'informa  de  nouveau  de  ce 
qui  s'était  passé  en  son  absence.  Il  constata  que  le  gouver- 
nement de  Tahiti  avait  encore  une  fois  violé  ses  engage- 
ments envers  la  France  :  la  condamnation  contre  le  chef  de 
police  Moïa  n'avait  pas  été  exécutée  ;  les  punitions  des  autres 
coupables  étaient  restées  suspendues,  et  cela  malgré  les 
protestations  du  consul  de  France  ;  les  missionnaires  catho- 
liques avaient  subi  de  nouvelles  tracasseries.  Presque  tous 
les  autres  Français  se  plaignaient  aussi  des  procédés  des 
autorités  indigènes.  Dupetit-Thouars  jugea  qu'il  fallait  en 
finir  avec  elles.  En  conséquence  il  écrivit  au  gouvernement 
tahitien  ce  qui  suit  : 

Déclaration  adressée^  le  8  septembre  1842,  par  le  Contre-Amiral 
A.  Dupetit-Thouars,  commandeur  de  la  Légion-d' Honneur,  com- 
mandant en  chef  de  la  station  navale  de  France  dans  F  Océan  Paci- 
fique, à  S.  M.  la  Reine  et  aux  chefs  principaux  de  l'île  de  Taïti. 

Venu  à  Taïti  dans  l'espérance  d'y  rencontrer  l'accueil  que  j'étais 
en  droit  d'attendre  d'une  puissance  amie,  liée  par  des  traités  au  Gou- 
vernement auquel  j'ai  l'honneur  d'appartenir,  Gouvernement  qui  ré- 
cemment encore  a  donné  à  la  Reine  Pomaré  des  preuves  de  la  grande 
bienveillance  dont  il  est  animé  envers  elle,  je  m'attendais  à  n'avoir  à 
offrir  à  la  Reine  et  aux  chefs  principaux  de  Taïti  que  des  actions  de 
grâce  pour  les  bons  traitements  dont  je  supposais  que  mes  compa- 
triotes étaient  incessamment  l'objet.  C'est  avec  un  vif  sentiment  de 
peine  que  j'ai  reconnu  qu'il  n'en  était  pas  ainsi,  et  qu'au  lieu  de  la 
simple  équité  que  nous  réclamons  et  qu'on  ne  peut  raisonnablement 
refuser  à  personne,  il  n'existe  peut-être  pas  un  seul  Français  à  Taïti 
qui  n'ait  à  se  plaindre  de  la  conduite  inique  ou  rigoureuse  du  Gou- 
vernement de  la  Reine  à  son  égard. 

Contrairement  à  vos  propres  lois,  les  domiciles  de  plusieurs  Fran- 
çais ont  été  violés  pendant  leur  absence,  et  leurs  maisons,  ainsi  for- 
cées, sont  restées  ouvertes  et  exposées  au  pillage  ;  des  spoliations  de 
propriétés  ont  été  violemment  et  injustement  prononcées  et  exécutées 
plus  brutalement  encore.  Plusieurs  de  nos  compatriotes  ont  été 
frappés  par  des  agents  de  la  police,  dont  le  devoir  était  de  les  pro- 


L  ARCHIPEL    DE    LA   SOCIÉTÉ  189 

téger  ;  d'autres  ont  été  jetés  en  prison  sans  jugement  préalable,  traités 
en  criminels  et  mis  au  bloc  comme  de  vils  scélérats  sans  avoir  pu  se 
faire  entendre,  etc.,  etc.  Est-ce  donc  là  la  protection  égale  à  celle  de 
la  nation  la  plus  favorisée,  à  laquelle  nous  avions  droit  ?  est-ce  là  le 
traitement  garanti  à  nos  nationaux  par  les  Traités  ?  Non;  ils  ont  été 
violés  et  mis  de  côté  de  la  manière  la  plus  outrageante  pour  la  France  ; 
et,  malgré  la  promesse  toute  récente  de  la  Reine  au  commandant  de 
la  corvette  l'Aube,  l'infâme  Moïa,  assassin  d'un  Français,  contre  lequel 
elle  avait  rendu  une  sentence  d'exil,  est  encore  ici  ;  et  c'est  par  l'im- 
punité d'un  criminel  que  les  témoignages  de  bienveillance  du  Roi  des 
Français  seront  reconnus  ! 

Mal  conseillée,  subissant  une  influence  funeste  à  ses  véritables  inté- 
rêts, la  Reine  apprendra  une  seconde  fois  qu'on  ne  se  joue  pas  impu- 
nément de  la  bonne  foi  et  de  la  loyauté  d'une  puissance  comme  la 
France. 

Puisque  nous  n'avons  aucune  justice  à  attendre  du  Gouvernement 
de  Taïti,  je  ne  demanderai  point  à  la  Reine  ni  aux  chefs  principaux 
de  nouveaux  Traités  :  leur  parole  à  laquelle  ils  manquent  sans  cesse 
ne  peut  plus  aujourd'hui  nous  inspirer  de  confiance  ;  des  garanties 
matérielles  seules  peuvent  assurer  nos  droits  ;  de  nouveaux  Traités 
seraient  sans  doute  mis  en  oubli  comme  les  premiers,  qui  d'ailleurs 
sont  suffisants  ;  car  nous  ne  demandons  pas  de  faveurs  particulières 
ni  exceptionnelles  pour  nos  compatriotes,  mais  seulement  les  droits 
naturels  dont  on  ne  peut  les  priver,  et  qui  leur  sont  acquis,  tels  sont 
la  liberté  de  commercer,  de  résider,  d'aller,  de  venir,  de  partir, 
d'acheter,  de  louer,  de  vendre  ou  de  revendre,  et  la  liberté  de  con- 
science. Ces  droits  sont  imprescriptibles  et  ceux  de  toutes  les  sociétés 
civilisées  ;  ceux  dont  nous  revendiquons  l'usage,  parce  que  ce  sont 
les  nôtres,  ceux  enfin  que  nous  obtiendrons  dès  que  le  Gouvernement 
marchera  légalement  et  que  les  lois  faites  pour  tous  seront  également 
connues  de  tous. 

En  attendant  que  ce  résultat  si  vivement  désiré  se  réalise,  la  gravité 
des  plaintes  qui  me  sont  portées  et  les  justes  indemnités  réclamées 
par  grand  nombre  de  Français,  pour  dommages-intérêts  des  torts 
qu'ils  ont  soufferts  dans  leurs  personnes  ou  leurs  propriétés,  par  suite 
de  l'inexécution  des  Traités  avec  la  France,  et  de  la  conduite  abusive 
des  agents  du  Gouvernement  de  Taïti,  me  font  un  devoir  de  vous 
demander  et  même  d'exiger  au  besoin  pour  la  sûreté  de  mes  compa- 
triotes et  de  leurs  droits  : 

1°  Que  vous  déposiez,  comme  garantie  des  indemnités  qui  leur  sont 
légitimement  dues,  et  comme  caution  de  la  conduite  que  vous  tien- 


190  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

drez  à  l'avenir  à  leur  égard,  une  sommede  dix  mille  piastres  fortes,  qui 
devra  être  versée  par  les  soins  du  Gouvernement  de  la  Reine  Pomaré 
dans  deux  fois  vingt-quatre  heures,  à  compter  d'aujourd'hui,  deux 
heures  de  l'après-midi,  entre  les  mains  du  commis  d'administration 
de  la  frégate  la  Reine-Blanche,  pour  être  consignée  dans  la  caisse  du 
Gouvernement,  où  elle  restera  pour  être  remise  ensuite  à  la  Reine 
Pomaré,  sur  Tordre  du  Gouvernement  du  Roi,  lorsque  les  Traités 
avec  la  France  seront  fidèlement  exécutés,  et  que  les  indemnités  dont 
il  appartient  au  Gouvernement  Français,  seul,  de  déterminer  et  de 
jjrononcer  la  validité  et  la  quotité,  seront  acquittées  ; 

2°  Qu'à  défaut  du  versement  de  ladite  somme  de  dix  mille  piastres 
fortes  dans  le  temps  prescrit,  le  Fort  de  la  Reine,  les  établissements 
de  Moutou-Outa  de  l'Ile  de  Taïti  seront  provisoirement  remis  à  ma 
disposition  et  occupés  par  des  troupes  Françaises  comme  gage  de 
l'exécution  des  Traités,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  été  rendu  compte  au  Gou- 
vernement du  Roi  des  griefs  dont  nous  nous  plaignons,  et  qu'il  ait 
statué,  comme  il  a  été  dit,  sur  la  validité  et  la  quotité  des  indemnités 
auxquelles  nous  avons  un  droit  légitime  ; 

3"  Qu'enfin,  dans  le  cas  de  l'inexécution  de  l'une  ou  de  l'autre  des 
clauses  ci-dessus,  je  crois  qu'il  est  de  mon  devoir  de  vous  déclarer 
que  je  me  verrais,  bien  contre  mon  gré,  dans  la  dure  nécessité  de 
prendre  une  détermination  encore  plus  rigoureuse. 

Cependant,  pour  prouver  à  la  Reine  et  aux  chefs  principaux,  com- 
bien il  me  serait  pénible  d'user  d'une  telle  sévérité  envers  eux,  je  les 
autorise  à  me  soumettre  ,  dans  les  premières  vingt-quatre  heures  du 
délai  fixé  plus  haut,  toute  disposition  d'accommodement  capable 
d'apaiser  le  juste  ressentiment  de  ma  nation,  si  vivement  excité 
contre  eux,  et  conduire  à  une  sincère  réconciliation  entre  les  deux 
peuples  qui  ont  de  grandes  sympathies  de  caractère,  et  que  l'on 
s'efforce  malheureusement  de  diviser. 

A  bord  de  la  frégate  la  Reine-Blanche,  rade  de  Papeïti,  le  8  sep- 
tembre 1842. 

Le  contre-amiral,  commandant  en  chef  la  station  navale 
de  l'Océan  Pacifique, 

A.  Dupetit-Thouars. 

Ensuite  l'amiral  avertit  les  consuls  d'Angleterre  et  des 
États-Unis  d'Amérique  qu'il  y  avait  danger  de  guerre  ;  il  les 
pria  de  prendre  leurs  dispositions  pour  se  mettre  à  temps  en 
sûreté  ainsi  que  leurs  nationaux  et  leurs  biens. 


l'archipel  de  la  société  191 

Après  avoir  lu  la  lettre  de  l'amiral,  les  chefs  comprirent 
la  gravité  de  la  situation.  Ils  convoquèrent  une  Assemblée. 
Celle-ci  reconnut  que  les  réclamations  de  la  France  étaient 
fondées,  mais  que  l'inexécution  des  conventions  conclues 
avec  elle  provenait  de  la  faiblesse  du  gouvernement  tahitien, 
celui-ci  se  trouvant  dans  l'impossibilité  de  se  faire  obéir. 
Alors  quelques  orateurs  parlèrent  de  rendre  la  paix  au  pays 
en  le  plaçant  sous  le  Protectorat  d'une  puissance  européenne. 
Cette  combinaison  eut  tout  de  suite  un  grand  succès;  des 
discours  furent  prononcés  et  finalement  l'Assemblée  déclara 
qu'elle  allait  renouveler  la  proposition  faite  en  1841  de  mettre 
Tahiti  et  ses  dépendances  sous  la  protection  de  la  France. 

La  reine  était  avec  toute  sa  famille  à  Eimeo,  où  elle  devait 
faire  ses  couches  ;  en  son  absence  le  grand- chef  Paraita 
exerçait  la  régence  ;  ce  fut  donc  lui  et  les  autres  principaux 
chefs  qui  rédigèrent  les  conditions  auxquelles  le  Protectorat 
pouvait  être  établi  ;  puis  une  députation  de  l'Assemblée  se 
rendit  à  Eimeo  pour  les  faire  connaître  à  Pomare  IV.  Celle- 
ci  les  approuva;  elle  signa  l'acte  qu'on  avait  préparé  et  char- 
gea Taerapa,  chef  d'Eimeo,  de  le  remettre  à  Dupetit-Tlioiiars. 
En  efTet  celui-ci  reçut  l'acte  suivant  : 

A  M.  r Amiral  Dapelit-Thouars. 

Taïti,  le  0  septembre  1842. 

Parce  que  nous  ne  pouvons  continuer  à  gouverner  par  nous-mêmes, 
dans  le  présent  état  de  choses,  de  manière  à  conserver  la  bonne  har- 
monie avec  les  gouvernemens  étrangers,  sans  nous  exposer  à  perdre 
nos  îles,  notre  liberté  et  notre  autorité  ; 

Nous,  les  soussignés,  la  Reine  et  les  grands  chefs  de  Taïti,  nous 
écrivons  les  présentes  pour  solliciter  le  Roi  des  Français  de  nous 
prendre  sous  sa  protection,  aux  conditions  suivantes  : 

1°  La  souveraineté  de  la  Reine  et  son  autorité  et  l'autorité  des  chefs 
sur  leurs  peuples  seront  garanties  ; 

2°  Toutes  les  lois  et  les  règlements  seront  laits  au  nom  de  la  Reine 
Pomare,  et  signés  par  elle  ; 

3"  La  possession  des  terres  de  la  Reine  et  du  peuple  leur  sera  ga- 


192  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

rantie.  Ces  terres  leur  resteront.  Toutes  les  disputes  relatives  au  droit 
de  propriété  ou  des  propriétaires  des  terres  seront  de  la  juridiction 
spéciale  des  tribunaux  du  pays  ; 

4°  Chacun  sera  libre  dans  l'exercice  de  son  culte  ou  de  sa  religion  ; 

5°  Les  églises  existant  actuellement  continueront  d'être,  et  les  mis- 
sionnaires Anglais  continueront  leurs  fonctions  sans  être  molestés  ;  il 
en  sera  de  même  pour  tout  autre  culte  ;  personne  ne  pourra  être 
molesté  ni  contrarié  dans  sa  croyance. 

A  ces  conditions,  la  Reine  Pomare  et  ses  grands  chefs  demandent 
la  protection  du  Roi  des  Français,  laissant  entre  ses  mains,  ou  aux 
soins  du  Gouvernement  Français,  ou  à  la  personne  nommée  par  lui, 
et  avec  l'approbation  de  la  Reine  Pomare,  la  direction  de  toutes  les 
affaires  avec  les  gouvernemens  étrangers,  de  même  que  tout  ce  qui 
concerne  les  résidents  étrangers,  les  règlements  de  port,  etc.,  et  de 
prendre  telle  autre  mesure  qu'il  pourra  juger  utile  pour  la  conserva- 
tion de  la  bonne  harmonie  et  de  la  paix. 

Pomare. 

Paraita,  régent  ;  Utami,  Hitoti,  Tati. 

Je,  soussigné,  déclare  que  le  présent  document  est  une  traduction 
fidèle  du  document  signé  par  la  Reine  Pomare  et  les  chefs. 

Aritaimai,  Envoyé  de  la  Reine  Pomare. 

Dupetit-Thouars  accueillit  favorablement,  mais  provisoire- 
ment, cette  demande  ;  il  répondit  par  une  lettre  ainsi  rédigée  : 

Rade  de  Papeïti,  le  9  septembre  1842. 
Madame  et  Messieurs, 

J'accepte,  au  nom  du  Roi  et  de  la  France,  et  sauf  ratification,  la 
proposition  que  vous  me  faites  de  placer  les  États  et  le  Gouverne- 
ment de  la  Reine  Pomare  sous  la  protection  de  S.  M.  Louis-Philippe, 
Roi  des  Français,  aux  conditions  suivantes,  savoir  : 

1°  Que  la  souveraineté  de  la  Reine,  son  autorité  et  celle  des  prin- 
cipaux chefs  sur  leurs  peuples,  seront  garanties  ; 

2"  Que  toutes  les  lois  et  les  règlements  seront  faits  au  nom  de  la 
Reine  Pomare  et  signés  par  Elle  ; 

3"  Que  la  possession  des  terres  de  la  Reine  et  du  peuple  leur  sera 
garantie  ;  elles  ne  pourront  leur  être  enlevées  sans  leur  consentement, 
soit  par  acquit  ou  échanges  ;  toutes  les  contestations  relativement  au 


l'archipel  de  la  société  193 

droit  de  propriété  des  terres  seront  du  ressort  de  la  juridiction  spé- 
ciale des  tribunaux  du  pays  ; 

4°  Chacun  sera  libre  dans  l'exercice  de  son  calte  ou  de  sa  religion  ; 

5°  Les  églises  établies  en  ce  moment  continueront  d'exister,  et  les 
missionnaires  Anglais  continueront  leurs  fonctions  sans  être  molestés  ; 
il  en  sera  de  même  pour  tout  autre  culte  ;  personne  fle  pourra  être 
miolesté  ni  contraint  dans  sa  croyance  ; 

Enfin,  que  c'est  à  ces  conditions  que  la  Reine  et  les  grands  chefs 
principaux  demandent  la  protection  du  Roi  des  Français ,  abandon- 
nent entre  ses  mains,  ou  aux  soins  de  son  Gouvernement,  ou  à  la 
personne  nommée  par  S.  M.  et  agréée  par  la  Reine  Pomaré,  la  direc- 
tion de  toutes  les  affaires  avec  les  Gouvernements  étrangers,  de 
même  que  tout  ce  qui  concerne  les  résidens  étrangers,  les  règlements 
de  port,  etc.,  et  de  prendre  telle  autre  mesure  qu'il  pourra  juger  utile 
pour  la  conservation  de  la  bonne  harmonie  et  de  la  paix. 

La  démarche  honorable  pour  mon  Gouvernement  que  vous  venez 
de  faire  auprès  de  moi,  Madame  et  Messieurs,  fait  disparaître  jus- 
qu'aux dernières  traces  du  juste  mécontentement  qu'avaient  fait 
naître  les  mesures  peu  bienveillantes  prises  à  l'égard  de  nos  compa- 
triotes. Je  me  félicite.  Madame  et  Messieurs,  de  vous  voir  mettre  un 
terme  à  nos  différends,  et  je  suis  convaiacu  qu'une  bienveillance 
réciproque  viendra  promptement  resserrer  les  liens  qui  nous  unis- 
sent. 

Je  suis,  avec  un  profond  respect.  Madame  et  Messieurs,  votre  très- 
humble  et  très-obéissant  serviteur, 

Le  Contre-Amiral, 
commandant  en  chef  la  station  de  l' Océan  Pacifique, 

A.  Dupetit-Thouars. 

Ce  jour-là,  9  septembre  '18/i2,  un  traité  fut  aussi  conclu 
entre  la  reine  Pomare,  d'une  part,  et  le  contre-amiral  Dupe- 
tit-Thouars, d'autre  part,  au  sujet  du  Protectorat  des  îles 
de  la  Société  par  la  France  en  attendant  la  ratification  du 
roi  Louis-Philippe  qui  ne  pouvait  arriver  avant  plusieurs 
mois.  Le  contre-amiral  Dupetit-Thouars  rédigea  lui-même 
les  articles  de  ce  traité,  et  rendit  ainsi  de  véritables  décrets 
et  règlements.  Il  arrêta  qu'un  conseil  provisoire  de  Gouver- 
nement, composé  de  trois  membres,  serait  établi  à  Papeete, 

13 


194  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

capitale  de  Tahiti,  et  investi,  conformément  aux  conditions 
du  Protectorat,  du  pouvoir  administratif  et  exécutif  et  des 
relations  extérieures  des  Etats  de  la  reine  Pomare.  Il  édicta 
des  prescriptions  en  vue  d'assurer  l'administration  de  la  jus- 
tice, la  liberté  individuelle,  la  protection  des  propriétés,  l'in- 
violabilité du  domicile  des  particuliers,  etc. 

Toutes  ces  décisions  furent  portées  à  la  connaissance  de 
la  population  par  une  proclamation  que  l'amiral  fit  afficher 
dans  la  ville  de  Papeete. 

Le  lendemain,  10  septembre,  l'amiral  Dupetit-Thouars  en- 
voya au  régent  Paraita  une  note  dans  laquelle  il  lui  disait 
qu'un  signe  visible  de  Protectorat  était  absolument  néces- 
saire, et,  qu'en  conséquence,  il  avait  décidé  que  les  couleurs 
françaises  seraient  placées  sous  la  forme  d'un  yacht  dans  le 
pavillon  tahitien  et  que  ce  drapeau  du  Protectorat  serait 
arboré  sur  le  fort  Motu-Uta,  pour  y  être  ensuite  salué  de 
vingt  et  un  coups  de  canon  par  la  frégate  la  Reine-Blanche, 

Cette  note  souleva  d'abord  quelques  difficultés,  parce  que 
l'îlot  Motu-Uta  était  la  propriété  personnelle  de  la  reine  ; 
puis  elles  s'aplanirent  et  la  décision  de  l'amiral  fut  exé- 
cutée. 

Le  15  septembre,  l'amiral  Dupetit-Thouars  constitua  le 
gouvernement  provisoire.  Il  nomma  président  du  conseil 
et  gouverneur  militaire  de  Papeete,  le  lieutenant  de  vais- 
seau Reine;  capitaine  de  port,  M.  Gabrielli  de  Carpegna  ; 
commissaire  du  roi,  M.  Mœrenhout. 

Le  gouvernement  provisoire  commença  à  fonctionner  sans 
rencontrer  d'opposition  de  la  part  des  indigènes.  Ceux-ci 
parurent  satisfaits  et  cherchèrent  à  vivre  en  bons  termes 
avec  les  Français. 

Il  en  fut  de  même  des  consuls  anglais  et  américain.  Le 
premier  avait  été  averti  le  11  septembre,  et  le  second  le  fut 
le  17,  du  rétablissement  des  bonnes  relations  avec  le  gou- 
vernement tahitien  et  de  la  demande  de  Protectorat  signée 
par  Pomare  IV.  M.  Th.  VVilson,  vice-consul  de  Sa  Majesté 


L  ARCHIPEL    DE    LA    SOCIETE  195> 

Britannique,  avait  accusé  réception  de  cette  communication 
dès  le  lendemain;  M.  S.  W.  Blackler,  qui  avait  remplacé 
M.  Mœrenhout  dans  les  fonctions  de  consul  des  États-Unis^ 
répondit  le  19  du  même  mois.  Les  lettres  de  ces  deux  con- 
suls furent  très  courtoises,  mais  réservées  quant  à  la  recon- 
naissance définitive  du  Protectorat  français  par  leur  gouver- 
nement. 

L'amiral  Dupetit-Thouars  reçut  ensuite  une  autre  lettre,, 
qui  contenait  l'adhésion  du  grand-juge  Paofai.  Celui-ci  se 
trouvait  depuis  quelque  temps  gravement  malade  ;  il  n'avait 
pu  signer  la  demande  du  Protectorat  et,  maintenant,  il  écri- 
vait ce  qui  suit  : 

Taïti,  le  19  septembre  1842. 

Monsieur  l'Amiral,  je  vous  salue  et  vous  félicite  sur  votre  arrivée  à 
Taïti.  —  Voici  ce  que  je  veux  vous  dire.  —  J'approuve  beaucoup  que  le 
Roi  des  Français  prenne  Taïti  sous  sa  protection.  Je  suis  satisfait 
qu'on  ait  fait  cette  demande.  Je  désire  que  vous  me  considériez 
comme  si  j'avais  écrit  mon  nom  au  bas  de  cette,  demande.  Si  vous, 
n'admettez  pas  cela,  j'en  serais  contrarié. 

Signé  :  Paofai,  grand-juge. 

Il  n'est  pas  sans  intérêt  aussi  de  constater  que  ce  même 
jour,  19  septembre,  des  résidents  anglais  envoyèrent  l'adresse 
suivante  au  contre-amiral  Dupetit-Thouars  pour  lui  exprimer 
leur  satisfaction  de  l'acte  qu'il  venait  d'accomplir  : 

Monsieur,  nous  soussignés,  Anglais  résidant  à  Taïti,  vous  prions^ 
d'agréer  nos  remercîmens  d'avoir  provisoirement  accueilli  la  demande 
de  la  Reine  Pomaré,  tendant  à  obtenir  la  protection  de  S.  M.  le  Roi 
des  Français,  en  ce  qui  touche  ses  rapports  extérieurs  avec  les  puis- 
sances étrangères,  le  Gouvernement  des  résidens  étrangers,  etc.,  etc. 
Nous  sommes  heureux  qu'il  ait  été  mis  un  terme  aux  désordres  et 
aux  pratiques  répréhensibles  qui  ont  jusqu'à  présent  caractérisé  ce 
port,  et  nous  nous  félicitons  que  vous  ayez,  pro  tempore,  ainsi  qu'il 
résulte  de  votre  proclamation,  fait  de  si  bonnes  lois  et  règlemens,  et 


196  HISTOIRE    DE    LA    POLYÎNÉSIE    ORIENTALE 

donné  de  si  bonnes  garanties  pour  la  protection  des  propriétés  et 
l'administration  de  la  justice. 

R.  HooTOON,  V.-J.-A.  Newton,  James  Argent,  John  Hannon, 
John  Gain,  Joseph  Merrich,  M.  W.-J.  Newton,  Henry 
RowE,  William  Ratcliff,  Barnard  Barry,  William  Ha- 

MILTON,    G. -M.   LÉAN,    ÉdOUARD    BuCKLE,    WlLLlAM    GrEEN, 

Samuel  Wilson,  Alexander  Salmon,  D.  Poole,  G.-J. 
Fisher,  Thomas  Riley,  Richard  Davis,  Henry  Curtis, 
William  Archbold,  Peter  Hart,  Michael  Jones,  Frede- 
rick RiCHARDSON,  Thomas  Ecoles,  John  Peck,JohnMoriss, 
Peter  Reid,  William  Skey. 

Ce  curieux  document  est  important,  car  il  prouve  que  des 
sujets  britanniques  déclaraient  intolérable  le  régime  alors 
en  vigueur  et  se  félicitaient  de  voir  la  France  y  substituer  le 
sien. 

Les  missionnaires  protestants  ne  pouvaient  plus  conserver 
qu'un  faible  espoir  de  donner  Tahiti  à  l'Angleterre  :  leur 
rêve  s'évanouissait.  Aussi  montrèrent-ils  en  cette  circon- 
stance une  grande  prudence  ;  ils  adressèrent  à  l'amiral  Du- 
petit-Thouars  la  lettre  suivante  : 

Nous,  soussignés.  Ministres  de  la  mission  protestante  aux  îles  de 
Taïti  et  Moorea,  assemblés  en  comité,  ayant  reconnu  les  derniers 
changements  qui  ont  eu  lieu  par  rapport  au  Gouvernement  Taïtien, 
avons  l'honneur  d'assurer  à  Son  Excellence  que,  comme  Ministres  de 
l'évangile  de  paix,  nous  considérons  comme  notre  devoir  impérieux 
d'exhorter  le  peuple  de  ces  îles  à  prêter  une  obéissance  paisible  et 
uniforme  au  Gouvernement  existant  ;  considérant  que  par  ce  moyen 
il  agira  de  la  manière  la  plus  conforme  à  ses  propres  intérêts,  et  sur- 
tout cette  obéissance  étant  commandée  par  les  lois  divines  que  nous 
nous  sommes  appliqués  particulièrement  jusqu'à  présent  à  ensei- 
gner. 

Buanaania,  21  septembre  1842. 

D.  Darling,  président  ;  W.  Howe,  secrétaire  ;  J.-M.  Ors- 
MOND,  John  Davies,  H. -M.  Kean,  J.-L.  Upson,  Thomas 
Joseph,  Robert  Thompson,  E.  Buchanan,  Alfred  Smee, 
W.  Howe,  pour  R.  Nott  et  A.  Simpson,  absents  pour 
maladie. 


l'archipel  de  la  société  197 

C'était,  en  somme,  une  lettre  de  conciliation.  L'amiral  y 
fut  extrêmement  sensible  ;  les  Révérends  pouvaient  être 
utiles  encore  à  son  gouvernement  par  leur  immense  in- 
fluence sur  les  indigènes  et  un  rapprochement  avec  eux 
n'était  pas  à  dédaigner.  Il  leur  répondit  donc  dans  le  même 
esprit  ;  sa  lettre  était  ainsi  conçue  : 

Rade  de  Papeïti,  le  23  septembre  1842. 

Messieurs,  j'ai  reçu  la  lettre  collective  que  vous  m'avez  fait  l'hon- 
neur de  m'adresser  relativement  aux  changemens  opérés  dans  le 
Gouvernement  des  États  de  Taïti;  ce  Gouvernement  est  placé  aujour- 
d'hui, à  la  demande  de  S.  M.  la  Reine  Pomaré,  sous  la  protection  du 
Roi  des  Français,  sauf  la  ratification  de  S,  M.  Louis-Philippe  et  de 
son  Gouvernement. 

Je  vous  remercie.  Messieurs,  du  concours  que  vous  voulez  bien 
m'offrir  pour  maintenir  la  paix  et  la  bonne  harmonie  entre  les  rési- 
dens  étrangers  et  les  indigènes.  Cette  pensée  de  conciliation  que 
vous  m'exprimez  est  toute  chrétienne  et  non  moins  conforme  aux 
lois  divines  et  au  ministère  que  vous  exercez,  qu'utile  aux  véritables 
intérêts  des  peuples  que  vous  dirigez  ;  rassurez-les,  Messieurs  ;  per- 
sonne ne  sera  forcé  dans  ses  opinions  ou  ses  pratiques  religieuses  : 
la  liberté  de  conscience  est  un  bien  précieux  que  nous  ne  voulons 
pas  pour  nous  seulement,  mais  pour  tous. 

Agréez,  Messieurs,  l'assurance  de  ma  haute  et  respectueuse  consi- 
dération. 

Le  Contre-Amiral, 
commandant  en  chef  la  station  navale  de  France 
dans  rOcéan  Pacifique^ 
A.  Dupetit-Thouars. 

Peu  après  avoir  accompli  ces  actes,  Dupetit-Thouars  s'em- 
barqua sur  la  Reine-Blanche  et  quitta  Tahiti  pour  aller  ins- 
pecter aux  îles  Nuka-Hiva  les  établissements  qu'il  y  avait 
créés. 


CHAPITRE  VI 


L'AFFAIRE  PRITCHARD 


L'Angleterre  refuse  d'annexer  l'archipel  de  la  Société.  —  Retour  de  Pritchard 
à  Tahiti.  —  Intrigues  de  ce  consul.  —  Opposition  faite  par  le  parti  tahitien- 
anglais  au  gouvernement  du  Protectorat  français.  —  Démêlés  de  PomarelV 
avec  les  autorités  françaises .  —  Arrivée  de  la  ratification  du  Protectorat 
par  le  roi  Louis-Philippe.  —  La  reine  refuse  d'amener  son  pavillon.  — 
Dupetit-Thouars  prononce  la  déchéance  de  Pomare  IV.  —  Installation  du 
capitaine  de  vaisseau  Bruat  comme  gouverneur  des  Établissements  fran- 
çais de  l'Océanie.  —  Protestation  envoyée  par  la  reine  Pomare  IV  au  roi 
Louis-Philippe.  —  Menées  de  Pomare  IV,  appuyées  par  les  Anglais.  — 
Fuite  de  l'ex-reine  à  bord  du  ketch  anglais  le  Basilisk.  —  Soulèvement  des 
indigènes.  —  Opérations  militaires  françaises.  —  Arrestation  et  expulsion 
de  Pritchard.  —  Le  gouvernement  du  roi  Louis-Philippe  refuse  de  sanc- 
tionner la  déchéance  de  la  reine  Pomare  IV.  —  L'affaire  Pritchard  en  Angle- 
terre et  en  France.  —  Le  cabinet  britannique  fait  comprendre  à  l'ambassa- 
deur de  France  qu'il  attend  des  réparations  de  la  part  du  gouvernement 
français.  —  Celui-ci  exprime  ses  regrets  au  gouvernement  anglais  et  accorde 
une  indemnité  à  Pritchard. 


Cependant  Pritchard,  après  un  très  long  voyage,  était  ar- 
rivé en  Angleterre.  Le  moment  n'était  pas  propice  pour  y 
parler  d'une  aussi  petite  affaire  coloniale  :  le  ministère  tory 
venait  d'être  renversé  par  sir  Robert  Peel.  Pritchard  proposa 
l'annexion  de  l'archipel  de  Tahiti  ;  mais  on  l'écouta  à  peine. 
Ces  îles  lointaines  n'intéressaient  pas  alors  suffisamment  le 
cabinet  anglais  et  celui-ci  refusa  de  les  prendre.  L'Angle- 
terre devait  se  repentir  plus  tard  de  la  négligence  avec  la- 
quelle elle  avait  examiné  cette  affaire. 

Pritchard  fréta  un  bâtiment  de  commerce  et  repartit  pour 
l'Océanie.  Le  7  décembre  1842,  il  fit  escale  à  Sydney  (Aus- 
tralie). Ce  fut  dans  cette  ville  qu'il   apprit  l'Établissement 


L  ARCHIPEL    DE    LA    SOCIÉTÉ  199 

provisoire  du  Protectorat  français  sur  Tahiti  ^  Cette  nouvelle 
détermina  le  Révérend  à  ne  vouloir  rentrer  dans  l'île  qu'ap- 
puyé d'une  force  imposante.  Dans  ce  but  il  quitta  son  navire 
■de  commerce  et  resta  à  Sydney  pour  y  attendre  le  passage 
d'un  vaisseau  de  guerre  anglais. 

Au  mois  de  janvier  1843,  une  corvette  anglaise  U  Talbol 
vint  mouiller  devant  Tahiti.  Les  officiers  de  cette  corvette 
annoncèrent  le  prochain  retour  de  Pritchard.  Aussitôt  une 
sourde  agitation  se  manifesta  dans  l'île  :  le  bruit  se  répandit 
que  la  reine  Victoria  allait  envoyer  des  troupes  pour  abattre 
le  Protectorat  français. 

En  effet  Pritchard  s'était  embarqué  sur  la  frégate  anglaise 
la  Vindicîive,  commandée  par  le  capitaine  Toup  Nichoias, 
vieux  marin,  ennemi  acharné  des  Français.  La  frégate  la 
Vindiciive  parut  devant  Tahiti  le  25  février  1843  ;  mais 
Pritchard  n'attendit  pas  pour  débarquer  qu'elle  fût  dans  le 
port  de  Papeete  ;  il  descendit  à  terre  dans  la  partie  sud  de 
l'île  2. 

De  là  il  se  dirigea  vers  la  demeure  de  la  reine.  En  chemin, 
il  dit  aux  indigènes  qu'il  rencontrait  :  «  Arrachez  vous-mêmes 
le  pavillon  du  Protectorat,  le  feu  de  la  Vindiciive  vous  sou- 
tiendra. »  Les  indigènes  eurent  le  bon  sens  de  résister  à  ces 
excitations.  Pomare  IV accueillit  bien  Pritchard;  elle  l'appela 
comme  autrefois  son  ami  et  son  conseiller.  L'habile  Révé- 
rend avait  d'ailleurs  pris  ses  précautions  pour  être  bien  reçu  : 
il  avait  apporté  à  la  souveraine  de  nombreux  présents. 

Pritchard  revenu,  le  parti  tahitien-anglais  se  réorganisa 
augmenté  de  presque  tous  les  mécontents  du  nouveau  ré- 
gime. Le  Révérend  fut  alors  encore  plus  puissant  qu'aupa- 
ravant. Sous  son  impulsion,  une  véritable  campagne  politique 
commença  pour  miner  l'influence   française;  les   indigènes 


1.  Lire  p.  524,aux  Pièces  justificatives,  la  lettre  du  consul  Pritchard  aucomte 
d'Aberdeen. 

2.  Lire  p.  525,  aux  Pièces  justificatives,  la  lettre  du  consul  Pritchard  au 
comte  d'Aberdeen. 


200  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

suscitèrent  des  obstacles  de  tout  genre  au  conseil  provisoire 
du  Protectorat. 

Quelque  temps  après  il  y  eut  une  grande  assemblée  popu- 
laire de  plus  de  quinze  cents  personnes.  Les  principaux 
chefs  de  l'île  et  Pritchard  étaient  présents.  La  réunion  s'ou- 
vrit au  milieu  des  vociférations  des  deux  partis  tahitien- 
anglais  et  tahitien-français.  Les  partisans  de  l'Angleterre 
déclarèrent  au  nom  de  Pomare  IV  que  cette  reine  ne  voulait 
plus  de  la  protection  de  la  France  et  du  traité  qui  avait  été 
signé  avec  cette  nation;  ils  ajoutèrent  :  ^^  La  Vindictive  est 
là  pour  nous  défendre  contre  nos  ennemis.  »  Les  partisans 
de  la  France  protestèrent  contre  ces  propos  audacieux;  le 
grand-chef  Hitoti  s'écria  :  «  L'on  veut  faire  oublier  aux  Tahi- 
tiens  leurs  engagements  !  »  Des  indigènes  le  pressèrent  de 
se  taire;  mais  il  répliqua  :  «  Pourquoi  me  tairais-je?  c'est 
Pritchard  qui  a  tout  fait;  c'est  lui  qui  nous  a  fait  maltraiter 
les  prêtres  catholiques  et  qui  maintenant  veut  encore  attirer 
sur  nous  la  colère  de  la  France  !  »  A  ces  mots,  un  tumulte 
épouvantable  l'interrompit;  il  attendit  que  le  bruit  fût  un 
peu  apaisé,  puis  il  voulut  continuer  de  parler;  mais  les  créa- 
tures de  Pritchard  lui  imposèrent  violemment  silence  et  le 
chef  fut  contraint  de  se  retirer  suivi  d'un  grand  nombre 
d'assistants. 

Semer  la  discorde  entre  les  Tahitiens,  cela  ne  suffisait 
pas  à  Pritchard  :  il  entreprit  de  créer  un  incident  capable 
d'amener  une  rupture  entre  la  reine  de  Tahiti  et  les  autorités 
françaises.  Ce  rusé  consul  fit  remarquer  à  Pomare  IV  qu'elle 
n'avait  pas  signé  l'acte  qui  instituait  un  pavillon  de  Protec- 
torat; que  par  conséquent  elle  avait  le  droit  de  conserver 
l'ancien  pavillon  tahitien  et  de  le  hisser  sur  sa  demeure.  La 
reine  se  laissa  persuader  et  donna  l'ordre  de  remettre  sur  sa 
maison  l'ancien  pavillon  tahitien.  Celui-ci  fut  d'abord  arboré 
tel  quel,  puis  il  reçut  des  modifications  :  des  palmes  de 
cocotier  furent  placées  dans  le  centre,  et  peu  de  jours  après, 
elles  prirent  l'aspect  d'une  couronne;  l'ancien  pavillon  natio- 


l'archipel  de  la  société  201 

nal  se  transformait  en  pavillon  royal.  En  même  temps  le 
capitaine  Toup  Nicholas  adressait  à  ses  compatriotes  une 
proclamation  dans  laquelle  il  leur  interdisait  de  se  sou- 
mettre aux  règlements  prescrits  par  les  autorités  françaises. 
Le  gouvernement  provisoire  du  Protectorat  réclama  auprès 
de  la  reine  Pomare  et  du  capitaine  Toup  Nicholas.  Ceux-ci 
refusèrent  toute  satisfaction.  Le  Conseil  provisoire  n'insista 
pas  ;  comme  il  ne  fallait  qu'une  étincelle  pour  amener  un 
conflit,  le  lieutenant  de  vaisseau  Reine  crut  prudent  d'at- 
tendre le  retour  de  son  supérieur,  le  contre-amiral  Dupetit- 
Thouars. 

Fier  de  son  succès,  le  parti  tahitien-anglais  redoubla  ses 
intrigues.  11  accabla  Pomare  IV  de  faux  rapports  qui  lui  pré- 
disaient le  plus  triste  sort  :  les  Français  allaient  la  rendre 
captive  et  l'emmener  en  exil.  La  reine  crut  toutes  ces  calom- 
nies et  fut  très  effrayée.  C'était  une  femme  faible  et  simple, 
qui  subissait  absolument  l'ascendant  de  Pritchard  et  de  ses 
créatures.  Sur  leur  conseil  elle  signa  une  lettre  dans  laquelle 
elle  déclarait  que,  n'ayant  cédé  qu'à  la  crainte  en  signant  le 
traité  de  Protectorat,  elle  le  désavouait  et  demandait  la  pro- 
tection de  la  reine  Victoria.  Aussitôt  qu'il  fut  en  possession 
du  précieux  papier,  le  capitaine  Toup  Nicholas  fréta  une 
goélette  pour  le  porter  immédiatement  en  Angleterre  et 
chargea  de  cette  mission  le  capitaine  en  second  de  la  frégate 
la  Vindictive. 

Voyant  que  tout  lui  réussissait,  Pritchard  se  jeta  dans  des 
menées  de  plus  en  plus  violentes.  Il  tint  des  discours  pro- 
vocants. Les  5  mai  et  5  octobre  I8/i3,  il  parla  en  chaire  contre 
les  Français.  Ce  dernier  jour,  en  sortant  du  temple,  il  excita 
vainement  les  naturels  à  aller  sur  la  montagne  enlever  de 
force  les  pavillons  de  signaux  des  Français. 

Comme  les  communications  avec  l'Europe  n'étaient  pas 
alors  aussi  rapides  qu'elles  le  sont  aujourd'hui,  les  pourpar- 
lers diplomatiques  d'ordinaire  si  longs  l'avaient  été  encore 
davantage  à  cause  des  distances.  Néanmoins,  le  25  mars  184 


202  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

le  roi  Louis-Philippe  avait  ratifié  l'acceptation  du  Protec- 
torat français  sur  Tahiti.  Par  une  ordonnance  royale  du 
17  avril  1843,  le  capitaine  de  vaisseau  Bruat  avait  été  nommé 
gouverneur  des  Etablissements  français  de  l'Océanie  et  com- 
missaire du  roi  Louis-Philippe  près  la  reine  Pomare. 

Dans  le  mois  d'octobre  1843,  Bruat  arriva  sur  la  frégate 
rUranie  à  Taio-Hae  (île  Nuka-Hiva).  Il  remit  à  Dupetit- 
Thouars  une  lettre  de  l'amiral  baron  Roussin.  Cette  lettre 
venant  de  Paris  et  datée  du  28  avril  1843,  contenait  la  nomi- 
nation de  Bruat  et  l'approbation  accordée  par  le  gouverne- 
ment du  Roi  aux  actes  que  Dupetit-Thouars  avait  accom- 
plis au  nom  de  la  France.  L'amiral  obéit  aux  ordres  qui  lui 
étaient  donnés  :  il  installa  Bruat  dans  l'archipel  Nuka-Hiva  et 
partit  pour  Tahiti  afin  d'y  porter  la  nouvelle  de  l'acceptation 
définitive  du  Protectorat. 

Dupetit-Thouars  entra  dans  le  port  de  Papeete  le  l"*"  no- 
vembre 1843,  et  le  jour  même  notifia  à  la  reine  de  Tahiti  et 
aux  consuls  étrangers  la  décision  du  gouvernement  du  roi 
des  Français.  La  ratification  de  l'acte  du  9  septembre  1842 
était  ainsi  rédigée  : 

Louis-Philippe,  Boi  des  Français,  à  la  Reine  Pomare,  salut  ! 

Illustre  et  excellente  Princesse,  Notre  Contre- Amiral  Du  Petit- 
Thouars,  Commandeur  de  la  Légion  d'Honneur  et  commandant  en 
chef  de  nos  forces  navales  dans  l'Océan  Pacifique,  nous  a  rendu  compte 
de  la  demande  que,  de  concert  avec  les  grands  chefs  principaux  de 
vos  îles,  vous  avez  faite  de  placer  votre  personne  et  vos  terres,  ainsi 
que  la  personne  et  les  terres  de  tous  les  Taïtiens,  sous  le  protectorat  de 
notre  couronne,  —  offrant  de  nous  remettre  la  direction  des  affaires 
extérieures  de  vos  États,  les  règlements  de  ports  et  autres  mesures 
propres  à  assurer  la  paix  dans  cet  archipel.  Notre  cœur  s'est  ouvert  à 
votre  voix  ;  et  puisque,  d'accord  avec  les  chefs  de  vos  îles,  vous  ne  pen- 
sez pas  trouA^er  repos  et  sûreté  qu'à  l'ombre  de  notre  protection,  nous 
voulons  vous  donner  une  preuve  éclatante  de  notre  royale  bieuA^eil- 
lance  en  acceptant  votre  offre.  Nous  conférons  tous  pouvoirs  au  Gou- 
verneur de  nos  Établissements  dans  l'Océanie,  le  capitaine  de  vaisseau 


l'archipel  de  l\  société  203 

Bruat,  pour  s'entendre  avec  vous  et  avec  les  grands  chefs.  Il  a  toute 
notre  confiance,  écoutez-le.  Conservez  vos  terres  et  votre  autorité 
intérieure  sur  vos  sujets  ;  et,  sous  la  garde  de  notre  sceptre  ami, 
assurez  leur  bonheur  par  la  sagesse  et  la  bonne  foi.  De  notre  côté, 
nous  chercherons  comme  toujours,  les  occasions  de  vous  donner 
ainsi  qu'à  tous  les  habitans  de  vos  îles,  des  gages  de  la  sincère  affec- 
tion que  nous  vous  portons  ;  que  la  paix  et  la  prospérité  soient  avec 
vous  ! 

Donné  en  notre  Palais  des  Tuileries,  le  25®  jour  du  mois  de  mars 
1843. 

(L.  S.)  Signé  :  Louis-Philippe. 

Contresigné  :  Guizot, 

Ministre  Secrétaire  d'Étal 
au  département  des  Affaires  Étrangères 
de  S.  M.  le  Roi  des  Français. 

Le  2  novembre,  Dupetit-Thouars  s'informa  de  ce  qui  s'était 
passé  durant  son  absence.  Il  écrivit  à  Pomare  IV  d'amener  le 
pavillon  qu'elle  avait  adopté  depuis  l'arrivée  de  la  frégate 
la  Vindictive.  Le  lendemain,  3  novembre,  l'amiral  avertit  la 
reine  que,  le  pavillon  du  protectorat  n'ayant  pas  suffi  pour 
faire  respecter  les  droits  de  la  France  vis-à-vis  des  étrangers, 
il  se  trouvait  dans  la  nécessité  de  le  remplacer  sur  tous  les 
points  de  protection  par  le  pavillon  français  i.  En  effet,  le 
à  novembre  au  matin,  le  drapeau  français  fut  hissé  sur  l'îlot 
Motu-Uta.  Il  fut  immédiatement  salué  de  vingt  et  un  coups 
de  canon  par  la  Reine-BlancJie  et  V Embuscade.  Vers  quatre 
heures  de  l'après-midi,  les  frégates  françaises  VUranie  et  la 
Danaé  jetèrent  l'ancre  dans  le  port  de  Papeete;  elles  avaient 
à  leur  bord  le  gouverneur  Bruat  et  son  état-major.  Au  cou- 
cher du  soleil,  par  ordre  de  l'amiral,  ces  frégates  prirent  part 
au  salut  du  pavillon  français  2. 

A  la  demande  faite  d'amener  son  pavillon  de  fantaisie, 
Pomare  IV  répondit  par  la  lettre  suivante  : 


1.  Rapport  du  contre-amiral  du  Petit-Thouars  à  S.  Ex.  M.  le  ministre  de  la 
marine.  Frégate  la  Reine-Blanche,  15  novembre  1843. 

2.  Id. 


204  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

A  M.  le  contre-amiral  commandant  en  chef  la  station 
de  l'Océan  Pacifique. 

Papeïti,  le  5  novembre  1843  (style  taïtien,  4  novembre  suivant  le  nôtre). 

Monsieur  l'amiral,  j'ai  reçu  la  lettre  que  vous  m'avez  écrite  ;  vous 
pensez  que  je  me  laisse  guider  par  les  conseils  des  personnes  qui 
m'entourent  et  qui  ne  sont  point  favorables  aux  projets  de  la  France, 
me  dites-vous,  et  qui  pourront  même  attirer  de  grands  malheurs  sur 
ma  personne  et  sur  mon  peuple.  Vous  vous  trompez  entièrement  ; 
j'agis  d'après  ma  propre  impulsion.  Quantau  pavillon  que  j'ai  adopté, 
s'il  porte  une  couronne,  c'est  parce  que  j'ai  désiré  qu'il  en  fût  ainsi,  et 
que  cet  emblème  rappelle  celui  de  ma  souveraineté  :  tel  est  le  motif 
pour  lequel  je  désire  le  conserver. 

Je  désire  voir  mon  pavillon  flotter  comme  par  le  passé,  sans  que 
nul  changement  y  soit  apporté.  Rien  n'est  stipulé  à  cet  égard  dans  le 
traité,  aussi  ne  dois-je  avoir  aucune  crainte.  Le  seul  motif  qui  m'ait 
engagée  à  donner  ma  signature  le  9  septembre  1842,  c'est  la  crainte 
d'exposer  mon  peuple  à  quelque  malheur. 

Signé  :  Pomare,  reine  de  Taïti. 

Le  prétendu  pavillon  royal  continua  donc  d'être  arboré  sur 
la  demeure  de  la  reine;  mais  celle-ci  ne  le  hissait  et  ne  l'ame- 
nait qu'en  même  temps  que  la  frégate  anglaise  le  Dublin^  ce 
qui  indiquait  clairement  d'où  venait  la  résistance^.  Dupetit- 
Thouars  envoya  le  commandant  Mallet  donner  de  nouveaux 
avis  à  la  reine.  Ils  restèrent  aussi  sans  effet.  Alors  Dupetit- 
Thouars  écrivit  à  Pomare  IV  une  nouvelle  lettre  : 

Frégate  la  Reine-Blanche,  Papeïti,  le  5  novembre  1843. 

Madame,  déjà  plusieurs  fois  je  vous  ai  fait  donner  avis  et  je  vous  ai 
informée  par  écrit  que  depuis  le  jour  où  vous  avez  demandé  la  protec- 
tion de  la  France  et  où  vous  avez  signé  un  traité  avec  moi,  pour  aban- 
donner la  souveraineté  des  îles  de  la  Société  à  S.  M.  Louis-Philippe, 
roi  des  Français,  vous  avez  perdu  le  droit  de  nommer  des  ambassa- 
deurs et  de  faire  des  traités  ou  tout  autre  acte  de  politique  extérieure, 

1.  Rapport  du  contre-amiral  du  Petit-Thouars  à  S.  Exe.  M.  le  ministre  de 
la  marine.  Frégate  la  Reine-Blanche,  15  novembre  1843. 


l'archipel  de  la  société  205 

et  par  là  aussi  vous  avez  perdu  tout  naturellement  le  droit  de  ban- 
nière. Liée  irrévocablement,  que  la  réponse  du  roi  fût  affirmative  ou 
négative,  de  votre  côté  tout  était  consommé  du  moment  où  votre  signa- 
ture a  été  donnée  ;  vous  êtes  dès  lors  définitivement  engagée.  La  prise 
d'un  pavillon  par  votre  personne  est  donc  un  acte  vicié  dans  son  origine, 
nul  de  plein  droit  et  de  plus  une  offense  envers  la  France,  puisque  vous 
manquez  à  vos  engagements  avec  elle.  Je  vous  ai  fait  toutes  les  re- 
présentations et  donné  tous  les  avis  que  ma  bienveillance  pour  vous 
et  votre  bien  m'a  suggérés,  afin  de  ménager  votre  amour-propre  et 
vous  amener  de  vous-même  à  détruire  un  acte  qui,  par  la  manière  dont 
il  a  été  effectué,  est  non  seulement  une  infraction  formelle  à  la  foi 
que  vous  devez  au  traité,  mais  de  plus,  c'est  une  infraction  formelle 
à  la  foi  que  vous   devez  au  Roi  des  Français  et  à  son  gouvernement. 

Puisque  par  votre  lettre  en  date  d'hier,  vous  confirmez  votre  refus 
d'amener  ce  pavillon,  et  par  là  vous  continuez  à  insulter  à  la  France 
et  au  roi,  et  à  vous  jouer  de  notre  bonne  foi,  de  vos  promesses  et  de 
vos  engagements  les  plus  solennels,  c'est  avec  regret,  je  vous  le  dé- 
clare, puisque  vous  m'y  forcez  de  nouveau,  que  si  avant  deux  heures 
écoulées  à  partir  de  la  remise  de  cette  lettre,  ce  pavillon  n'est  point 
amené,  et  qu'avant  le  coucher  du  soleil  vous  ne  m'ayez  écrit  une  lettre 
d'excuse  de  votre  inconcevable  conduite,  et  fait  une  déclaration  for- 
melle que  vous  revenez  de  bonne  foi  à  votre  traité  avec  la  France,  je 
ne  vous  considérerai  plus  comme  reine  et  souveraine  des  terres  et  des 
indigènes  des  îles  de  la  Société,  et  j'en  prendrai  possession  au  nom  du 
roi  et  de  la  France. 

Par  suite  de  cet  acte,  toutes  les  terres  de  la  reine  Pomaré  et  celles 
des  personnes  de  sa  famille  qui  ne  se  soumettront  pas  au  gouverne- 
ment du  roi,  seront  confisquées  au  profit  de  l'État. 

Recevez,  etc. 

Signé  :  A.  Du  Petit-ïhouars. 

Pomare  IV  répliqua  en  ces  ternies  : 

Papeïti,  le  6  novembre  1843  (style  taïtien). 

Amiral,  je  ne  me  suis  écartée  en  rien  du  traité  que  j'ai  conclu  le  9  sep- 
tembre 1842,  traité  que  j'ai  conclu  sous  l'influence  de  la  peur.  Oui,  je 
dois  le  répéter,  si  j'ai  donné  ma  signature,  c'est  uniquement  par  crainte. 

Je  puis  l'assurer,  en  plaçant  une  couronne  dans  mon  pavillon  je 
n'ai  nullement  eu  l'intention  de  rompre  mon  traité  ni  de  me  mettre 
en  opposition  avec  les  gouvernements  européens. 


206  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

Telle  a  été  ma  volonté  royale.  Je  ne  désire  en  aucune  manière  sus- 
citer le  moindre  éloignement  entre  moi  et  le  Roi  de  France  ;  bien  loin 
de  là,  je  suis  pleine  de  respect  pour  sa  personne,  ainsi  que  pour  le 
traité  conclu  avec  lui. 

Je  me  suis  rendue  au  désir  que  vous  m'avez  exprimé  ces  jours  der- 
niers dans  une  de  vos  lettres  où  vous  me  demandiez  de  vouloir  bien 
prévenir  tous  les  chefs  pour  qu'ils  se  réunissent  et  que  vous  puissiez 
leur  présenter  le  commissaire  du  roi  de  France  et  donner  communi- 
cation des  lettres  dont  il  est  porteur. 

Je  désire  qu'aucun  désordre  n'ait  lieu  dans  mon  gouvernement  ; 
telle  est  la  volonté  que  j'ai  fait  connaître  à  mon  peuple. 

Un  de  mes  plus  ardents  désirs  est  de  souffrir  seule  des  circon- 
stances qui  se  présentent  aujourd'hui  ;  mais,  je  vous  en  prie, ne  m'en- 
levez pas  ma  souveraineté  ;  laissez-moi  tout  ce  qui  m'appartient,  et 
ne  vous  établissez  pas  sur  la  petite  île  Moutoii-Oula. 

Je  place  toute  ma  confiance  en  Dieu,  et  je  le  prie  de  protéger  votre  roi. 

Recevez  mes  salutations. 

Signé  :  Pomare,  reine  de  Taïti. 

Il  n'y  avait  plus  guère  d'espoir  de  fléchir  sa  résistance  ; 
toutefois,  Dupetit-Thouars  résolut  de  tenter  une  dernière 
démarche;  il  se  rendit  le  soir  même  à  la  maison  de  la  reine, 
mais  ne  fut  pas  admis.  Pomare  IV  était  chez  Pritchard  ;  elle 
fit  répondre  à  l'amiral  qu'elle  verrait  si  elle  devait  lui  accor- 
der une  audience.  Dans  la  nuit  il  reçut  une  lettre  de  la  sou- 
veraine qui  lui  fixait  un  rendez-vous  pour  le  lendemain  à  huit 
heures  du  matin  ;  l'amiral  suspendit  alors  l'exécution  des 
ordres  qu'il  avait  donnés  pour  l'occupation  de  Tahiti,  Avant 
d'accomplir  un  acte  aussi  grave  que  celui  de  la  déchéance  de 
la  reine,  il  désirait  avoir  avec  elle  une  entrevue  personnelle. 
Elle  eut  lieu,  et  voici  comment  il  l'a  racontée,  le  15  novembre 
1843,  dans  un  rapport  adressé  au  ministre  de  la  marine  : 

...  A  huit  heures  du  matin,  le  six,  je  me  rendis  à  l'audience  que 
j'avais  obtenue  ;  là  je  rappelai  à  la  reine  toute  la  suite  des  événements, 
et  je  lui  représentai  le  danger  réel  auquel  elle  s'exposait  par  son  opi- 
niâtreté. N'ayant  pu  obtenir  aucune  réponse  soit  positive,  soit  néga- 
tive, je  pris  congé  en  lui  annonçant  que  si,  avant  midi,  son  pavillon 
était  amené,  je  descendrais  avec  le  commissaire  du  roi  et  que  nous  éta- 


l'arcehpel  de  la  société  207 

Mirions  le  protectorat  ;  mais  que  si  son  pavillon  n'était  point  amené, 
je  donnerais  cours  à  l'exécution  des  mesures  que  j'avais  prises  et  seu- 
lement suspendues  jusqu'à  sa  réponse,  et  qu'alors  je  prendrais  pos- 
session définitive  de  l'archipel  des  îles  de  la  Société  et  dépendances. 

Dupetit-Thouars  se  retira,  laissant  à  Pomare  IV  quelques 
heures  pour  réfléchir.  La  reine  hésitait.  Pour  Fempécher  de 
céder,  Pritchard  lui  promit  que  si  les  Français  amenaient  son 
pavillon,  il  amènerait  également  le  sien  ;  lintrigant  consul 
ajouta  :  «  Comme  le  pavillon  anglais  ne  peut  manquer  de  se 
relever,  celui  de  Votre  Majesté  se  relèvera  en  même  temps.  » 
Accoutumée  à  obéir  aux  suggestions  de  cet  homme  qui  la 
dirigeait  tant  au  spirituel  qu'au  temporel,  la  souveraine 
s'obstina  à  laisser  flotter  son  pavillon  royal  et  l'heure  fatale 
sonna.  Aussitôt  l'on  battit  la  générale  et  des  détachements 
français  débarquèrent.  Ils  arrivèrent  devant  le  parc  de  la 
reine  et  le  cernèrent.  Au  milieu  se  trouvait  le  mât  de  pa- 
villon ;  la  galerie  d'habitation  royale  était  garnie  de  tous  les 
partisans  de  la  domination  anglaise.  Au  moment  où  les  sa- 
peurs pénétraient  dans  l'enclos  du  parc,  un  dignitaire  indi- 
gène vint  à  la  porte  et  cria  :  «  Tabou  !  tabou  !  (interdit, 
sacré).  »  Il  ne  fut  pas  tenu  compte  de  cette  défense  et  la  troupe 
française  se  rangea  en  bataille.  Alors  le  représentant  de 
Pomare  IV  réitéra  une  protestation  contre  la  tyrannie  et  la 
violence  des  Français,  qui  prétendaient  envahir  un  pays  qui 
avait  sa  nationalité  reconnue  ;  Porateur  de  la  reine  termina 
par  un  appel  à  la  reine  Victoria  d'Angleterre,  qui  lui  avait 
promis  aide  et  protection  en  toute  circonstance  ^  Un  roule- 
ment de  tambours  couvrit  le  reste  de  la  harangue,  et  le  capi- 
taine de  corvette  d'Aubigny,  commandant  les  troupes  de 
débarquement,  s'écria  :  «Entendez-vous,  officiers,  soldats  et 
matelots  de  la  France  !  et  vous,  habitants  de  ces  îles  !  Je 
prends  possession  de  ce  pays  au  nom  de  S.  M.  Louis-Philippe, 
roi  des  Français.  Nous  jurons  de  mourir,  s'il  le  faut,  pour  y 

1.  Voir,  aux  Pièces  justificatives,  les  lettres  des  indigènes. 


208  HISTOIRE    DE    LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

faire  respecter  le  drapeau  tricolore  !»  A  ce  moment  le  pavillon 
tahitien  fut  amené  et  celui  de  la  France  fut  hissé  pendant 
que  les  tambours  exécutaient  des  roulements,  et  que  les 
marins  et  les  soldats  criaient  trois  fois  :  «  Vive  la  France  ! 
Vive  le  Roi!  »  La  déchéance  de  la  reine  Pomare  IV  était  ac- 
complie (6  novembre  1843). 

Pritchard  amena  le  pavillon  du  consulat  anglais.  Le  Révérend 
était  hors  de  lui  ;  il  se  mit  à  haranguer  les  naturels  qui  s'étaient 
réunis  devant  sa  demeure  ;  ses  excitations  n'eurent  pas  de  suc- 
cès :  personne  ne  bougea.  Le  soir,  la  ville  de  Papeete  fut 
aussi  calme  que  les  jours  précédents.  Il  y  eut  bien,  après, 
quelques  rixes  individuelles  entre  des  Anglais  et  des  soldats 
français,  mais  l'ordre  ne  fut  pas  sérieusement  troublé. 

Le  8  novembre  1843,  Dupetit-Thouars  installa  à  Tahiti  le 
capitaine  de  vaisseau  Bruat  comme  gouverneur  des  Etablis- 
sements français  de  l'Océanie.  Celui-ci  fît  publier  des  ordon- 
nances et  des  règlements  pour  assurer  l'ordre  et  tranquilliser 
la  population.  Le  service  administratif  et  militaire  fut  aussi 
organisé;  le  capitaine  de  corvette  d'Aubigny  devint  comman- 
dant de  Papeete  ;  le  commis  principal  de  la  marine  Quo- 
niam,  chef  du  service  administratif  ;  le  chef  de  bataillon  de 
l'infanterie  de  marine  de  Bréa,  commandant  supérieur  des 
troupes;  le  capitaine  d'état-major  Mariani,  commandant  de 
la  place  ;  le  capitaine  Somsois,  directeur  de  l'artillerie,  et  le 
capitaine  Rambaud,  directeur  du  génie. 

Pomare  IV  protesta  contre  sa  déchéance  prononcée  par 
Dupetit-Thouars  ;  elle  écrivit  à  Louis-Philippe  la  lettre  sui- 
vante : 

La  reine  Pomare  à  Sa  Majesté  le  Boi  des  Français. 

Paofai,  Taïti,  le  9  novembre  18-43. 

0  Roi  ! 

J'ai  été  privée,  dans  ce  jour,  de  mon  gouvernement.  Ma  souverai- 
neté a  été  violée,  et  votre  amiral  s'est  emparé,  les  armes  à  la  main, 
de  mon  territoire,  parce  que  j'étais  accusée  de  ne  pas  obserA-^er  le 
traité  conclu  le  9  septembre  1842, 


l'archipel  de  la  société  209 

Je  n'eus  jamais  l'intention,  en  mettant  ta  couronne  dans  mon  pa- 
villon, de  condamner  ledit  traité  et  de  vous  insulter,  ô  Roi  ! 

Je  suppose  que  vous  ne  considérerez  pas  le  fait  d'avoir  mis  la  cou- 
ronne dans  mon  pavillon  comme  un  crime  ;  votre  amiral  ne  deman- 
dait le  changement  que  d'une  petite  partie  ;  mais  si  j'y  avais  consenti, 
ma  souveraineté  aurait  été  méprisée  par  les  grands-chefs. 

Je  ne  connaissais  non  plus  aucune  partie  du  traité  qui  déterminât 
la  nature  de  mon  pavillon. 

Je  proteste  formellement  contre  la  dure  mesure  prise  par  votre 
amiral  ;  mais  j'ai  confiance  en  vous,  et  j'attends  ma  délivrance  de 
votre  compassion,  de  votre  justice  et  de  votre  bonté  pour  une  souve- 
raine sans  pouvoir. 

Ma  prière,  la  voici:  Puisse  le  Tout-Puissant  adoucir  votre  cœur! 
Puissiez-vous  reconnaître  la  justice  de  ma  demande,  et  me  rendre  la 
souveraineté  et  le  gouvernement  de  mes  ancêtres  ! 

Soyez  béni  par  Dieu,  ô  Roi  !  et  que  votre  règne  soit  long  et  florissant  ! 

Telle  est  ma  prière.  Signé  :  Pomare. 

Cette  lettre  fut  remise  au  gouverneur  Bruat,  qui  la  fit  partir 
par  le  premier  navire. 

Le  11  novembre  18/i3,  Dupetit-Thouars  s'embarqua  sur  la 
frégate  la  Reine-Blanche  pour  les  îles  Sandw^ich.  Par  décision 
du  ministre  de  la  marine,  le  capitaine  de  vaisseau  Bruat  devait 
comme  gouverneur  exercer  l'autorité  à  terre,  seul  et  sans  par- 
tage ;  quant  aux  bâtiments  affectés  à  son  service  et  placés  sous 
son  commandement,  ils  formaient  une  subdivision  de  la  sta- 
tion de  rOcéanie  mise  sous  les  ordres  du  contre-amiral  Du- 
petit-Thouars. 

Le  12  novembre,  après  une  revue  des  troupes,  le  gouver- 
neur Bruat  reçut  une  cinquantaine  de  négociants  et  de  rési- 
dents étrangers.  A  l'issue  de  cette  cérémonie,  le  port  dePa- 
peete  fut  déclaré  port  franc.  Le  22  novembre,  une  députation 
des  îles  du  Vent  et  des  îles  Sous-le-Vent  vint  à  Papeete,  au 
palais  du  gouvernement  (ancienne  résidence  de  l'ex-reine), 
présenter  ses  respects  au  gouverneur  Bruat.  Les  chefs  indi- 
gènes reconnurent  l'occupation  française,  et  M.  d'Aubigny 
fut  nommé  commandant  particulier  de  l'archipel  de  la  Société, 

Le  8  janvier  18/i/i,  le  capitaine  anglais  Tucker  fit  demander 

u 


210  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

par  lettre  au  gouverneur  français  Bruat  d'admettre  provisoi- 
rement comme  consul  d'Angleterre  M.  Pritchard;  celui-ci 
regrettait  déjà  son  abdication;  mais  M.  Bruat  refusa  de  lui 
accorder  l'exequatur  à  cause  de  ses  sentiments  hostiles  vis- 
à-vis  des  Français.  Le  Révérend  avait  reçu  chez  lui  l'ex-reine; 
elle  habitait  une  case  située  dans  l'enclos  du  consulat  anglais. 
Pomare  IV  n'était  pas  inquiète  de  sa  déchéance,  Pritchard, 
par  ses  paroles  et  ses  manières,  arrivait  à  la  tranquilliser 
complètement;  il  lui  disait  qu'elle  serait  soutenue  par  le 
gouvernement  britannique.  Le  parti  tahitien-anglais  n'avait 
pas  renoncé  non  plus  à  faire  de  l'opposition  ;  sourdement  il 
ne  cessait  de  dire  du  mal  des  Français.  Pritchard  entretenait 
soigneusement  ces  mauvaises  dispositions.  Tout  à  coup  une 
lettre  de  Pomare  IV  fut  colportée  et  publiée  dans  certaines 
parties  de  Tahiti.  Voici  ce  que  contenait  cette  lettre  : 

Paofai,  10  janvier  1844. 

Paix  et  santé,  aux  petits  chefs  et  autorités,  dans  les  six  districts,  aux 
habitants  et  aux  gouverneurs. 

Je  vous  fais  savoir  que  notre  vaisseau  va  partir  pour  Oahu  où 
l'amiral  lui  ordonne  de  se  rendre  ;  il  y  a  ici  un  petit  bâtiment  de 
guerre  qui  nous  protège  et  il  y  en  a  un  en  route  pour  venir.  N'écoutez 
point  ceux  qui  vous  disent  que  nous  ne  serons  point  aidés.  L'Angle- 
terre ne  nous  abandonnera  jamais  ;  restons  tranquillesjusqu'à  l'arrivée 
des  nouvelles  que  nous  attendons  ^  Je  vous  ordonne  de  tout  suppor- 
ter patiemment  et  vous  défends  de  faire  commettre  aucun  désordre 
et  de  maltraiter  les  Français.  C'est  sur  moi  que  vous  devez  fixer  vos 
regards,  suivez  mon  exemple  et  prions  Dieu  de  nous  délivrer  des  dif- 
ficultés dans  lesquelles  nous  nous  trouvons,  comme  il  délivra  He- 
seldah  (Ezéchias). 

Paix  et  santé  à  vous  tous. 

Signé  :  Pomare,  Reine  ^. 

Gomme  cette  lettre  était  extrêmement  séditieuse,  le  gou- 
verneur Bruat  donna  Tordre  de  la  saisir,  ce  qui  fat  fait.  Le 

1.  Allusion  à  la  lettre  écrite  par  Pomare  IV  à  la  reine  Victoria  et  à  la 
réponse  de  celle-ci. 

2.  Je  certifie  la  présente  traduction  avoir  été  faite  par  moi  sur  l'original 
tahitien.  Signé  :  Samuel  Wilson,  interprète  du  gouvernement. 


l'archipel  de  la  société  211 

12  janvier,  un  navire  de  guerre  à  vapeur  français  le  Phaéton 
arriva  à  Papeete.  Ce  renfort  n'était  pas  inutile,  car  la  situa- 
tion s'aggravait  de  jour  en  jour.  Les  indigènes  prenaient  des 
allures  de  rebelles.  L'un  d'eux  lut  publiquement  dans  un 
temple  protestant  la  lettre  de  Pomare  que  le  gouverneur 
Bruat  avait  interdite.  Cet  homme  fut  arrêté.  Le  17  ou  le 
19  janvier,  la  frégate  anglaise  Dublin  quitta  Papeete  et  fut 
remplacée  par  le  Basilisk,  ketch  de  Sa  Majesté  Britannique, 
A  ce  moment  Pomare  IV  essaya  de  se  rapprocher  des  au- 
torités françaises  :  elle  voulut  entrer  en  conciliation  avec 
le  gouverneur  Bruat.  Celui-ci  ne  demandait  pas  mieux  ;  il 
était  disposé  à  un  accommodement  :  à  reconnaître  l'ex- reine 
comme  chef  de  district  et  à  la  traiter  avec  une  suprême 
distinction.  Mais  Pritchard  dit  à  Pomare  IV  que,  si  elle  écri- 
vait à  Bruat,  le  Basilisk  partirait  de  Tahiti  et  qu'elle  perdrait 
à  jamais  l'appui  de  l'Angleterre.  Il  n'y  eut  donc  point  de 
négociation  et  la  lutte  continua  entre  la  souveraine  déchue 
et  les  autorités  françaises.  Le  parti  tahitien-anglais  redoubla 
d'audace  et  prit  même  une  attitude  nettement  révolution- 
naire. Dans  une  assemblée  un  juge,  nommé  Piapa,  foula  aux 
pieds  une  lettre  que  le  gouverneur  français  avait  adres- 
sée aux  habitants  de  l'île.  Piapa  fut  sommé  de  venir  rendre 
compte  de  sa  conduite  et,  sur  son  refus,  Bruat  le  fit  arrêter.  Les 
ennemis  des  Français  se  servirent  habilement  de  cette  arres- 
tation :  ils  effrayèrent  Pomare  IV  et  parvinrent  à  lui  inspirer 
dételles  craintes  que,  ne  se  croyant  plus  en  sûreté  à  terre, 
elle  abandonna  la  case  qu'elle  habitait  dans  l'enclos  de  Prit- 
chard et  se  retira  avec  ses  enfants  à  bord  du  Basilisk.  La 
fuite  de  la  reine  eut  lieu  dans  la  nuit  du  30  au  31  janvier  iSlià. 
Dans  la  matinée,  le  gouverneur  Bruat  reçut  la  lettre  suivante  : 


Monsieur, 


Ketch  de  S.  M.  B.  Basilisk. 
Papéiti,  31  janvier  1844. 


Comme  je  désire  qu'aucun  fait  politique,  de  nature  à  engager  mon 
Gouvernement,  ne  se  passe  dans  cette  île  sans  être  immédiatement 


212  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

porté  à  votre  connaissance,  j'ai  l'honneur  de  vous  informer  qu'à  une 
heure  avancée  de  la  nuit  dernière,  j'ai  reçu  de  l'ex-Reine  une  commu- 
nication suivant  laquelle  et  à  la  suite  de  certains  rapports  d'une  nature 
grave,  elle  s'estimait  en  danger  personnel  et  me  demandait  la  permis- 
sion de  séjourner  à  bord  du  navire  que  j'ai  l'honneur  de  commander. 

J'ai  l'honneur  de  vous  informer  que  j'ai  accédé  à  cette  demande  et 
que  l'ex-Reine  est  maintenant  à  mon  bord.  Je  vous  prie.  Monsieur, 
de  ne  pas  induire  de  tout  ce  qui  précède,  que  je  considère  la  personne 
de  l'ex-Reine  comme  courant  le  moindre  danger  sous  le  Gouverne- 
ment d'un  officier  si  bien  connu  et  si  hautement  apprécié  par  ses 
qualités  ;  c'est  bien  plutôt  dans  le  but  de  calmer  le  trouble  d'esprit 
qui  agite  dans  les  circonstances  présentes  cette  malheureuse  femme, 
que  je  fai  autorisée  à  se  mettre  sous  la  protection  du  pavillon  anglais. 

Permettez-moi  d'exprimer  la  haute  estime  que  je  professe  pour 
V.  Ex.  et  de  me  dire 

Votre  humble  et  obéissant  serviteur 

Signé  :  H.  I.  Hunt,  Lieutenant,  C. 

La  réponse  du  gouverneur  français  fut  sévère  et  ferme;  la 
voici  : 

Papéïti,  31  janvier  1844. 
Monsieur  le  Capitaine, 

J'ai  l'honneur  de  vous  accuser  réception  de  votre  lettre  de  ce  jour  ; 
j'ai  cru  de  mon  devoir  de  vous  prévenir,  par  ma  lettre  d'hier  ^  que 
l'ex-Reine,  dans  toutes  ses  manœuvres,  annonçait  fappui  du  gouver- 
nement anglais.  L'asile,  qu'elle  vient  de  vous  demander  sans  néces- 
sité, confirme  les  bruits  qu'elle  a  fait  courir  et  leur  donne  une  gravité 
telle  que  je  dois  vous  faire  connaître  que  l'ex-Reine  ayant  renoncé 
volontairement  à  la  protection  que  je  lui  accordais,  je  n'ai  aucune 
objection  à  faire  à  l'asile  que  vous  lui  donnez  ;  mais,  par  ce  fait  même, 
elle  s'interdit  la  faculté  de  rentrer  dans  les  îles  de  la  Société  et  puisque 
vous  acceptez  la  responsabilité  de  la  prendre,  je  regarderai  comme  un 
acte  d'hostilité  son  débarquement  surun  despointsdes  îles  delà  Société 
comme  aussi  toute  relation  qu'elle  pourrait  entretenir  avec  la  terre. 

Signé:  Bruat. 
  M.  le  lieut*^  Hunt,  commandant  le  dogre  de  S.  M.  B.  le  Bazilic. 

L'officier  anglais  répliqua  par  une  nouvelle  lettre  : 

1.  Lire  p.  531  et  532,  aux  Pièces  justificatives,  la  lettre  du  gouverneur  Bruat 
et  la  réponse  du  lieutenant  Hunt. 


Monsieur, 


l'archipel  de  la  société  213 

Ketch  de  S.  M.  B.  Basilisk. 
Papeïti,  1"  février  1844. 


J'ai  riionneur  de  vous  accuser  réception  de  votre  lettre  du  31  jan- 
vier, et  vous  prie  de  recevoir  mes  remerciements  pour  la  franchise  de 
votre  communication. 

Comme,  peu  de  temps  après  que  j'eus  reçu  cette  lettre,  l'ex-Reine 
reçut  de  V.  Exe.  une  dépêche  par  laquelle  tout  retour  à  terre,  sans 
votre  permission,  lui  est  interdit,  je  crois  n'avoir  plus  rien  à  dire  au 
sujet  de  la  Reine  à  bord  de  mon  navire,  et  devoir  me  borner  à  vous 
accuser  réception  de  la  lettre  mentionnée  ci-dessus. 

J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

Signé:  H.  I.  Hunt,  L*  et  C*. 

Ainsi  que  cette  correspondance  le  démontre,  les  relations 
se  tendaient  entre  les  Français  et  les  Anglais.  Ceux-ci  ne 
négligeaient  aucune  occasion  d'être  désagréables  à  ceux-là; 
41  y  avait  entre  ces  deux  races  une  haine  profonde  simple- 
ment recouverte  d'un  vernis  de  politesse.  La  fuite  de  la  reine 
était  certainement  l'œuvre  des  meneurs  anglais  dirigés  par 
Pritchard.  Celui-ci  recourait  à  tous  les  moyens  pour  faire 
surgir  un  conflit  entre  la  France  et  l'Angleterre;  le  Révérend 
voulait  absolument  forcer  cette  dernière  à  intervenir  dans  les 
afïaires  tahitiennes  ;  il  ne  reculait  pas  à  l'idée  d'une  guerre 
entre  deux  grandes  nations,  car  il  était  persuadé  que  l'An- 
gleterre serait  victorieuse  et  qu'en  conséquence  la  France 
abandonnerait  Tahiti.  L'acte  que  la  reine  venait  d'accomplir 
était  fort  grave  :  en  se  réfugiant  à  bord  du  Basilisk,  elle  avait 
déclaré  qu'elle  venait  réclamer  la  protection  du  capitaine 
anglais  ;  de  plus  Pomare  IV  avait  amené  avec  elle  ses  en- 
fants et  elle  avait  juré  de  les  tuer  plutôt  que  de  les  voir 
tomber  entre  les  mains  des  Français.  C'est  du  moins  ce  que 
racontait   le  lieutenant  Hunt    au   gouverneur   Bruat  ^  Une 

1.  Lire  p.  536,  538  et  540,  aux  Pièces  justificatives,  la  lettre  du  gouverneur 
Bruat,  celle  du  lieutenant  Hunt,  et  celle  que  le  chef  Paraita  écrivit  au  même 
gouverneur  pour  lui  faire  connaître  que  Pomare  niait  formellement  avoir 
prononcé  ces  paroles. 


214  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

grande  émotion  se  manifesta  dès  lors  chez  les  indigènes  ; 
ils  crurent  que  la  famille  royale  était  en  danger  et  la  fer- 
mentation devint  de  plus  en  plus  vive.  Pritchard  enflamma 
les  passions,  répandit  des  bruits  absurdes  et  porta  l'irrita- 
tion à  son  comble  dans  les  rapports  des  Tahitiens  avec  les 
Français.  Des  émissaires  furent  envoyés  dans  les  différents 
districts  et  plusieurs  petits  chefs  désertèrent  leurs  cases, 
emportèrent  ce  qu'ils  possédaient  et  se  retirèrent  dans  la 
presqu'île  de  Taiarapu,  où,  sous  la  conduite  des  chefs  Taviri, 
Pitomai,  Farehau  et  Terai  se  formait  un  parti  hostile  aux 
Français  ^. 

Cette  sédition  ne  se  produisit  néanmoins  que  sur  un  point 
de  l'île  ;  les  grands-chefs  de  Tahiti,  Tati,  Utomi,  Hitoti,  Pa- 
raita,  et  le  chef  d'Eimeo  Taisapa  restèrent  fidèles  à  la  France. 
Ils  se  réunirent  au  palais  du  gouvernement  où  ils  désignè- 
rent les  territoires  que  chacun  devait  administrer  d'après 
les  lois  du  pays  ;  les  juges  et  les  agents  de  police  {muloi) 
furent  nommés  ;  ces  nouveaux  fonctionnaires  se  présen- 
tèrent ensuite  au  gouverneur  français  et  celui-ci  les  accepta. 
Un  seul  district  ne  s'était  pas  fait  représenter  :  celui  où  ré- 
gnait la  sédition  ^. 

Pour  la  réprimer,  le  gouverneur  envoya  le  Phaélon  mouiller 
dans  la  baie  de  Papeare.  Le  capitaine  Maissin  et  le  capitaine 
d'état-major  Mariani  avaient  été  embarqués  sur  ce  navire.  Ils 
descendirent  à  terre,  firent  la  topographie  du  terrain  et  pri- 
rent des  dispositions  pour  arrêter  l'émigration  des  indigènes. 
Les  Français  occupèrent  en  deçà  de  l'isthme  de  Taravao  une 
position  qui  leur  permettait  de  couper  les  communications 
entre  la  presqu'île  et  la  grande  terre,  puis  ils  construisirent 

1.  C'est  ici  que  commence  en  réalité  l'insurrection  des  indigènes  dite  guerre 
■de  Tahiti  (1844-1847)  ;  mais  les  hostilités  proprement  dites  n'éclatèrent  que 
Ijlus  tard  :  elles  seront  racontées  en  détail  dans  le  chapitre  suivant. 

Voir,  aux  Pièces  justificatives,  les  lettres  de  plusieurs  indigènes  arrêtés 
et  détenus  sur  l'ordre  du  gouverneur. 

Lire  p.  535  et  537,  aux  Pièces  justificatives,  les  AiTêtés  du  gouverneur  Bruat. 

2.  Le  gouverneur  des  Etablissements  français  de  l'Océanie  au  ministre  de 
la  marine  et  des  colonies  Papeete,  27  février  1844. 


l'archipel  de  la  société  215 

un  petit  ouvrage  au  moyen  duquel  ils  dominèrent  tout  le 
pays.  Les  indigènes  qui  vinrent  de  Taiarapu  eurent  la  per- 
mission de  passer  dans  la  grande  terre  pour  rentrer  dans 
leurs  foyers,  mais  l'entrée  de  la  presqu'île  fut  interdite  par 
terre  et  par  eau  K 

Malheureusement  les  rebelles  ne  songeaient  pas  à  retourner 
dans  leurs  demeures  ;  au  contraire  ils  se  montraient  disposés 
à  gagner  la  campagne  pour  marcher  au  combat.  La  famille 
royale  les  encourageait  à  la  résistance.  Pritchard  en  était 
l'âme.  Il  venait  souvent  à  bord  du  Basilisk  converser  avec  le 
commandant,  le  lieutenant  Hunt,  et  ces  deux  Anglais  s'en- 
tendaient pour  empêcher  Pomare  IV^  de  se  rapprocher  des 
Français.  Depuis  qu'elle  s'était  réfugiée  sur  le  navire  bri- 
tannique, l'ex-reine  n'avait  cessé  de  souffler  la  révolte  parmi 
le  peuple  tahitien-. 

Cependant  il  avait  été  donné  six  jours  aux  chefs  révoltés 
pour  rentrer  dans  l'obéissance.  Ils  conservèrent  une  attitude 
hostile.  Le  délai  expiré,  le  gouverneur  Bruat  eut  encore  une 
fois  pitié  d'eux  ;  il  permit  au  capitaine  Henry  qui  avait  une 
grande  influence  sur  les  indigènes  de  tenter  de  ramener  les 
rebelles.  Celui-ci  partit  le  26  février  au  matin.  Le  lendemain 
le  gouverneur  Bruat  quitta  Papeete  avec  la  corvette  V Embus- 
cade et  cent  cinquante  hommes  de  troupes  pour  se  rendre  à 
l'isthme  de  Taravao.  Les  compagnies  de  l Embuscade  et  du 
Phaélon  devaient  porter  ses  forces  à  trois  cents  hommes. 
Pour  garder  le  port  et  la  capitale,  il  laissa  VUranie  et  la 
Meurthe  et  plus  de  deux  cents  hommes  de  troupes  3. 

Pritchard  se  jetait  dans  des  menées  de  plus  en  plus  hos- 
tiles, semant  de  faux  bruits  pour  porter  l'irritation  à  son 
comble  entre  les  Tahitiens  et  les  Français.  Depuis  l'arrivée 


1.  Le  gouverneur  des  Établissements  français  de  l'Océanie  au  ministre  de 
la  marine  et  des  colonies,  Papeïti,  27  février  1844. 

2.  Lire  p.  536  et  538,  aux  Pièces  justificatives,  les  deux  lettres  échangées  à  ce 
sujet  entre  le  gouverneur  Bruat  et  le  lieutenant  Hunt. 

3.  Le  gouverneur  des  Établissements  français  de  l'Océanie  au  ministre  de 
la  marine  et  des  colonies,  Papeïti,  27  février  1844. 


216  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

du  vapeur  le  Cormoran,  bâtiment  de  guerre  anglais  com- 
mandé par  le  capitaine  Gordon,  une  nouvelle  absurde  avait 
été  répandue  dans  Tahiti  et  principalement  dans  les  districts 
de  Taiarapu  :  une  escadre  anglaise  allait  venir  pour  chasser 
les  Français.  Il  circulait  aussi  dans  l'île  des  copies  de  jour- 
naux contenant  des  articles  violents  contre  la  France.  Les 
calomnies  redoublèrent,  lorsqu'on  sut  que  Bruat  était  en 
route  pour  l'isthme  :  c'était,  disait-on,  pour  dévaster  l'île  et 
massacrer  toute  la  population  indigène  jusqu'aux  enfants. 
On  ajoutait  que  les  prisonniers  faits  dès  les  premiers  symp- 
tômes de  rébellion  avaient  déjà  subi  d'affreuses  tortures.  Or 
ils  se  trouvaient  fort  bien  traités  à  bord;  Bruat  les  avait 
emmenés  avec  lui,  car  il  avait  prévu  toutes  ces  manœuvres  ; 
il  rendit  la  liberté  à  ces  prisonniers  afin  de  contribuer  à 
éclairer  le  peuple. 

Le  gouverneur  Bruat  rejoignit  le  capitaine  Henry,  qui  avait 
échoué  dans  ses  négociations  avec  les  indigènes  insoumis. 
Ne  voulant  pas  disséminer  ses  forces,  Bruat  détruisit  le  poste 
provisoire  établi  par  le  capitaine  Maissin.  M.  Henry  pilota 
le  Phaéton,  qui  remorqua  VEmbuscade  jusqu'au  port  situé 
au  sud  de  l'isthme  de  Taravao.  Gomme  le  Phaéton  était  le 
premier  navire  qui  fût  venu  à  ce  mouillage,  Bruat  l'appela 
«  Port-Phaéton  ;  »  (29  février  '18/i/i,  h  heures  du  soir^). 

Les  Français  débarquèrent  et  s'emparèrent  de  quarante- 
neuf  pirogues  récemment  abandonnées  ;  ils  abattirent  ensuite 
les  arbres  pour  découvrir  le  pays.  Le  lendemain,  pendant 
qu'on  pratiquait  la  route,  on  reconnut  la  case,  dite  de  la  Reine,, 
éloignée  de  2.000  mètres  du  rivage  :  cette  case  fut  occupée. 
Les  avant-postes  ayant  fait  évacuer  l'isthme  sans  tirer  un 
coup  de  fusil,  une  pièce  de  canon  fut  placée  en  cet  endroit  ; 
vers  la  fin  de  l'après-midi  les  marins  et  les  soldats  bivoua- 
quèrent. Les  jours  suivants  la  petite  armée  construisit  une 
fortification    avec    fossés.  L'ennemi  ne  chercha  pas  à   sur- 

1.  Le  gouverneur  des  Établissements  français  de  l'Océanie  au  ministre  de 
la  marine  et  des  colonies,  Papeiti   le  13  mars  18é4. 


L  ARCHIPEL    DE    LA    SOCIÉTÉ  217 

prendre  les  travailleurs,  et  cependant  les  rapports  de  plu- 
sieurs personnes  annonçaient  que  les  révoltés  étaient  au 
nombre  de  deux  mille  hommes.  Les  chefs  de  Tautira  vinrent 
trouver  le  gouverneur  et  dans  ce  district  et  dans  celui  de 
Papara  beaucoup  d'indigènes  retournèrent  chez  eux.  M.  Bruat 
fut  très  secondé  par  un  missionnaire  anglais,  M.  Orsmond, 
lequel  parla  avec  vigueur  contre  les  machinations  de  ses 
compatriotes.  Ce  pasteur  protestant  montra  même  au  gouver- 
neur français  une  pièce  que  lord  Aberdeen  avait  adressée  le 
25  septembre  1843  au  consul  Pritchard  ^,  aux  missionnaires 
anglais  et  à  ses  collègues:  elle  déclarait,  en  résumé,  que  le 
Gouvernement  de  Sa  Majesté  Britannique  ne  voulait  pas  inter- 
venir activement  en  faveur  de  la  reine  Pomare,  ni  entraver 
en  rien  l'exercice  du  Protectorat  français,  et  que  la  reine 
ferait  bien  de  se  soumettre  à  sa  situation  afin  d'éviter  un 
traitement  plus  rigoureux.  Cette  pièce,  dont  la  publication 
eût  été  si  importante  pour  la  paix  de  Tahiti,  était  restée 
cachée  jusqu'alors  par  Tinfluence  de  Pritchard. 

Le  retranchement  du  poste  de  Taravao  n'était  pas  encore 
terminé  quand  le  gouverneur  Bruat  reçut  coup  sur  coup 
plusieurs  lettres  de  M.  D'Aubigny,  commandant  particulier 
de  Papeete.  Les  premières  disaient  que  tout  continuait  à  aller 
assez  bien  dans  la  ville  ;  la  dernière  contenait  au  contraire 
de  graves  nouvelles  ;  voici  ce  que  racontait  M.  D'Aubigny  à 

M.  Bruat: 

Papeïti,  le  4  mars  (1844). 
Monsieur  le  Gouverneur, 

Hier,  en  sortant  de  la  messe,  j'avais  l'honneur  de  vous  écrire  que 
tout  était  tranquille,  et  j'expédiais  un  commissionnaire  pour  vous 
porter  en  outre  un  message  de  M.  Moerenhout.  Il  doit  être  près  de 
vous  depuis  une  ou  deux  heures.  Après  son  départ,  les  affaires  ont 
pris  une  tournure  que  je  veux  immédiatement  porter  à  votre  connais- 
sance. 

1.  Lire  p.  525,527,  528  et  529,  aux  Pièces  justificatives,  les  lettres  de  M.  Ad- 
dington  à  sir  John  Barrow,  de  Lord  Aberdeen  à  Lord  Cowley,  de  M.  Guizot. 
au  comte  de  Rohan-Chabot,  du  comte  Aberdeen  au  consul  Pritchard. 


218  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

Hier,  à  onze  heures  du  matin,  j'ai  été  prévenu  par  un  billet  de 
M.  Guillevin  qu'une  sentinelle  du  camp  de  l'Uranie  avait  été  atta- 
quée et  terrassée  pendant  la  nuit. 

Voici  le  fait  :  un  matelot  était  en  faction  sur  le  môle.  Sur  dix  heures 
et  demie,  un  individu  s'est  glissé  jusqu'à  lui,  lui  a  asséné  un  coup  de 
poing  sur  la  tête  qui  l'a  renversé.  En  tombant,  le  matelot  a  crié  au 
secours  ;  l'individu  s'est  jeté  sur  le  fusil  que  le  matelot  défendait  de 
son  mieux.  Pendant  la  lutte,  les  hommes  du  poste  sont  venus  au 
secours  de  leur  camarade.  L'individu,  en  les  voyant,  s'est  enfin  armé 
de  la  baïonnette,  dont  il  était  parvenu  à  s'emparer.  Suivi  de  près,  on 
est  entré  presque  en  même  temps  que  lui  dans  sa  case  ;  il  a  été  arrêté 
et  est  à  cette  heure  entre  mes  mains,  et  aurait  été  de  suite  traduit 
devant  un  conseil  de  guerre  si  j'en  avais  eu  la  puissance.  La  baïon- 
nette n'est  pas  retrouvée. 

Frappé  de  cette  audace,  convaincu  que  toute  notre  force  réside  dans 
le  prestige  de  supériorité  morale  qu'il  nous  importe  de  ne  pas  perdre 
au  milieu  des  Indiens,  et  persuadé  que  le  meilleur  moyen  d'en  finir 
avec  eux  était  de  s'emparer  du  directeur  et  de  l'instigateur  de  leur 
agitation,  je  me  suis  décidé  à  faire  arrêter  Pritchard.  Cet  acte  est 
accompli  ;  il  a  été  saisi  hors  de  chez  lui,  à  cinq  heures  du  soir,  au 
moment  où,  sous  une  pluie  battante,  il  allait  mettre  le  pied  dans  un 
canot  accompagné  du  capitaine  du  Basilisk,  de  M.  Collie,  etc.,  pour 
se  rendre  soit  à  bord  du  Basil isk,  soit  à  bord  du  Cormoran. 

Après  avoir  lu  ces  lignes,  le  gouverneur  Bruat  repartit  de 
suite  pour  la  capitale. 

Voici  ce  qui  s'y  était  passé.  Le  2  mars,  pendant  qu'il  pleu- 
vait à  torrents,  le  bruit  s'était  répandu  que  trois  mille  hommes 
armés  étaient  à  trois  heures  de  marche  de  Papeete  afin  de 
l'enlever  et  de  l'incendier  sur-le-champ.  A  cette  nouvelle,  le 
commandant  D'Aubigny  avait  immédiatement  mis  Papeete  en 
état  de  siège  ^  et  pris  toutes  les  mesures  nécessaires  à  la 
défense  de.  la  place.  Une  partie  de  la  population  avait  été 
néanmoins  prise  d'une  terreur  panique  et  beaucoup  d'indi- 
gènes s'étaient  enfuis.  Vainement  les  autorités  françaises 
avaient  essayé  de  faire  renaître  le  calme,  le  parti  tahitien- 


1.  Lire  p.  541,  aux  Pièces  justificatives,  la  copie  de  Tordre  du  commandant 
particulier,  relativement  à  la  mise  en  état  de  siège  de  Papeete. 


l'archipel  de  la  société  219 

anglais  ne  cessant  d'enflammer  les  passions.  Dans  la  nuit  du  2 
au  3  mars,  une  sentinelle  française  avait  été  surprise,  ter- 
rassée et  désarmée  à  Papeete  par  un  indigène,  dont  on  n'était 
parvenu  à  s'emparer  qu'après  une  véritable  lutte.  Le  3  mars, 
dans  l'après-midi,  les  Français  avaient  été  prévenus  qu'ils 
allaient  être  attaqués.  Alors,  frappé  de  toutes  ces  audaces  et 
convaincu  que  le  meilleur  moyen  d'en  finir  avec  les  Tahitiens 
était  de  se  saisir  du  directeur  et  de  l'instigateur  de  leur  agi- 
tation, le  commandant  D'Aubigny,  comme  il  le  disait  dans 
sa  lettre,  avait  donné  l'ordre  d'arrêter  et  d'emprisonner  Prit- 
cliard.  En  conséquence  le  chef  de  la  police  avait  saisi  l'ex- 
consul  anglais  hors  de  chez  lui,  le  3  mars48ZiZi,  à  cinq  heures 
du  soir,  au  moment  où  il  allait  descendre  dans  un  canot  pour 
se  rendre  à  bord  du  Basilisk  ou  du  Cormoran.  Le  Révérend 
avait  été  mené  et  enfermé  dans  un  blockhaus.  11  y  était  mis 
au  secret,  mais  traité  comme  un  prisonnier  de  distinction  ^. 
Le  commandant  D'Aubigny  ne  s'en  était  pas  tenu  là  ;  il  avait 
fait  en  plus  afficher  la  proclamation  suivante  : 

Établissement  français  de   VOcéanie. 

Une  sentinelle  française  a  été  attaquée  dans  la  nuit  du  2  au  3  mars 
1844. 

En  représailles,  j'ai  fait  saisir  le  nommé  Pritchard,  seul  moteur  et 
instigateur  journalier  de  reffervescence  des  naturels.  Ses  propriétés 
répondront  de  tout  dommage  occasionné  à  nos  valeurs  par  les  in- 
surgés ;  et,  si  le  sang  français  venait  à  couler,  chaque  goutte  en 
rejaillirait  sur  sa  tête. 

Papeïti,  3  mars  1844. 

Signé  :  D'Aubigny. 

Telle  était  la  situation  dans  cette  ville  lorsque  le  gouver- 
neur Bruat  y  revint  le  7  du  même  mois.  Bruat  était  très  mé- 

1.  La  presse  anglaise  a  raconté  que  Pritchard  avait  été  maltraité  ;  rien  n'est 
plus  faux.  Lire  p.  542,  aux  Pièces  justificatives,  le  ti'aitement  qui  lui  fut  ré- 
servé. 


220  HISTOIRE    DE    LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

content  :  certes,  il  reconnaissait  que,  dans  l'état  d'agitation 
OÙ  se  trouvait  Tahiti,  ces  mesures  étaient  devenues  néces- 
saires, mais  il  n'approuvait  ni  la  forme,  ni  le  motif  de  cette 
arrestation,  dont  il  ne  se  dissimulait  pas  les  conséquences 
avec  une  nation  comme  l'Angleterre,  toujours  disposée  à  sou- 
tenir ses  nationaux,  alors  même  qu'ils  sont  dans  leur  tort. 
Cependant,  comme  il  ne  voulait  pas  décourager  le  parti  fran- 
çais et  raffermir  les  révoltés,  le  gouverneur  ne  désavoua  pas 
les  actes  de  son  subordonné  ^  et  se  contenta,  aussitôt  arrivé, 
de  faire  transférer  Pritchard  du  blockhaus  à  bord  de  la 
Meurthe  en  donnant  au  commandant  Guillevin  l'ordre  de  re- 
cevoir l'ex-consul  à  sa  table.  Ensuite,  considérant  que  celui- 
ci  n'était  plus  qu'un  simple  résident  anglais  dont  l'influence 
sur  l'ex-reine  Pomare  IV  et  le  parti  révolté  était  devenue 
dangereuse  pour  la  tranquillité  de  l'île,  le  gouverneur  J3ruat 
écrivit  au  capitaine  Gordon,  commandant  le  bateau  à  vapeur 
le  Cormoran^  pour  lui  conseiller  de  quitter  Papeete,  où  il 
n'avait  aucune  mission,  et  d'emmener  avec  lui  Pritchard,  qu'il 
promettait  de  mettre  à  sa  disposition  dès  que  ce  bâtiment 
s'en  irait  du  port,  à  la  condition  toutefois  que  ledit  capitaine 
Gordon  s'engagerait  à  ne  pas  déposer  l'ex-consul  dans  aucune 
des  îles  de  l'archipel  de  la  Société.  Le  commandant  du  Cor- 
moran comprit  que  sa  situation  était  fausse  et  sentit  la  néces- 
sité de  se  retirer  :  il  avisa  donc  le  gouverneur  Bruat  de  son 
prochain  départ  et  consentit  à  prendre  Pritchard  à  son  bord  2. 
Le  12  mars,  celui-ci  fut  avisé  par  le  commandant  de  la 
Meurthe  que  le  gouverneur  Bruat,  à  son  grand  regret,  lui 


1.  Il  y  a  lieu  de  remarquer  que  l'arrestation  de  Pritchard  fut  opérée  sur 
l'ordre  du  commandant  D'Aubigny  et  sous  le  gouvernement  du  capitaine  de 
vaisseau  Bruat.  L'amiral  Dupetit-Thouars  n'eut  donc  aucune  part  dans  cet 
acte  grave  contrairement  aux  affirmations  de  nombreuses  publications  parues 
sous  les  auspices  du  gouvernement  français. 

Dans  ses  Souvenirs  de  la  Navigation  à  voiles,  la  Marine  d'autrefois,  le  vice- 
amiral  Jurien  de  la  Gravière  place  l'arrestation  de  Pintchard  après  plusieurs 
combats  de  la  guerre  de  Tahiti  ;  c'est  une  erreur  :  les  indigènes  étaient  déjà 
soulevés,  mais  aucun  combat  n'avait  été  livré. 

2.  M.  Bruat  à  l'amiral  Mackau,  Papeïti,  12,  13  et  21  mars  1844.  Lire  p.  546,  aux 
Pièces  justificatives,  cette  dernière  lettre. 


l'archipel  de  la  société  221 

faisait  quitter  la  colonie,  qu'il  partirait  le  lendemain  sur  le 
Cormoran^  mais  qu'il  était  autorisé  à  recevoir  sa  famille  quand 
il  le  voudrait,  et  qu'en  conséquence  on  mettait  une  embar- 
cation à  sa  disposition  pour  les  heures  qu'il  fixerait,  car  au- 
cune embarcation  étrangère  au  bord  ne  serait  admise  ^  Prit- 
chard  n'adressa  aucune  réclamation  verbale  ou  écrite,  mais 
il  envoya  une  lettre  de  remerciements  à  M.  D'Aubigny  pour 
les  soins  qu'on  lui  avait  donnés.  Sa  famille,  avertie  à  deux 
reprises,  ne  profita  pas  de  la  permission  qui  lui  avait  été 
accordée  de  venir  le  voir,  et  sans  s'être  entretenu  avec 
aucun  de  ses  compatriotes,  il  fut  transféré  de  la  Meiirlhe  à 
bord  du  vapeur  anglais  le  Cormoran.  Le  13  mars  \^lxh,  à 
onze  heures,  ce  navire  leva  l'ancre  et  quitta  Papeete  empor- 
tant avec  lui  George  Pritchard,  ex-missionnaire,  ex-consul 
d'Angleterre,  l'homme  qui  depuis  tant  d'années  tenait  en 
échec  à  Tahiti  les  autorités  françaises-. 

Le  Cormoran  se  dirigea  sur  Valparaiso  (Chili),  où  il  arriva 
le  28  avril.  Là  Pritchard  prit  passage  sur  la  Vindiclive.,  qui 
partit  le  l*^'"  mai  pour  Piio-Janeiro  (Brésil)  et  l'Angleterre. 
L'ex-consul  débarqua  à  Portsmouthle  26  juillet  18Zi/i. 

Au  comble  de  la  colère,  Pritchard  raconta  partout  son  ar- 
restation et  son  expulsion.  Aussitôt  la  Société  des  Missions 
de  Londres  fit  retentii:  Pair  de  ses  plaintes  ;  toutes  les  sociétés 
religieuses  protestantes  agirent  de  même  ;  des  réunions  de 
saints  furent  convoquées  et  des  meetings  eurent  lieu.  Le 
missionnaire  Pritchard  y  était  déclaré  martyr  de  la  foi  évan- 
gélique  ^.  Pritchard  martyr  !  l'on  croit  rêver  ;  et  cependant 
ce  mot  fut  réellement  prononcé  plusieurs  fois  dans  ces  as- 
semblées, tant  l'esprit  de  parti  aveugle  les  hommes  les  mieux 

1.  Lire  p.  545,  aux  Pièces  justificatives,  la  lettre  du  gouverneur  Bruat  au 
commandant  Guillevin. 

2.  Le  gouverneur  des  Établissements  français  de  lOcéanie  au  ministre  de 
la  marine  et  des  colonies,  Papeïti,  21  mars  1844. 

3.  Lire  p.  574  et  576,  aux  Pièces  justificatives,  la  lettre  du  comte  de  Jarnac, 
ambassadeur  de  France,  à  M.  Guizot,  ministre  des  afTaires  étrangères,  et  la 
réponse  de  ce  dernier. 


222  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

intentionnés.  Bientôt  l'émotion  devint  générale  dans  tout  le 
pays  et,  sous  la  pression  de  Fopinion  publique,  le  gouverne- 
ment britannique  fit  comprendre  à  l'ambassadeur  de  France 
qu'il  attendait  des  réparations  de  la  part  du  gouvernement 
français. 

Celui-ci  pratiquait  alors  une  politique  d'efFacement  qui 
consistait  surtout  à  éviter  ou  à  esquiver  toutes  difficultés.  11 
venait  encore  d'en  donner  une  preuve  quelques  mois  aupa- 
ravant. Vers  le  commencement  de  l'année  il  avait  appris  que 
Dupetit-Thouars  avait  prononcé  la  déchéance  de  la  reine 
Pomare  IV  et  pris  possession  au  nom  de  la  France  de  l'ar- 
chipel de  la  Société  et  dépendances  ;  en  même  temps  la  lettre 
suppliante  de  la  reine  Pomare  IV  et  l'annonce  du  méconten- 
tement d'une  partie  de  ses  sujets  étaient  parvenues  au  roi 
Louis-Philippe.  Alors,  voulant  s'éviter  des  complications,  le 
gouvernement  français  avait  décidé  de  désavouer  Dupetit- 
Thouars,  et  le  26  février  18/i/i,  la  note  suivante  avait  paru 
dans  le  Monileuv  : 

«  Le  Roi,  de  l'avis  de  son  conseil,  ne  trouvant  pas  dans  les 
faits  rapportés  des  motifs  suffisants  pour  déroger  au  traité 
du  9  septembre  1842,  a  ordonné  l'exécution  pure  et  simple 
de  ce  traité  et  l'établissement  du  protectorat  français  dans 
l'île  Taïti.  » 

C'était  une  grave  faute  qu'avaient  ainsi  commise  le  roi  et 
ses  ministres,  et  nous  verrons,  dans  la  suite,  quelles  en 
furent  les  tristes  conséquences  pour  la  France  ;  mais  ils 
n'avaient  pas  hésité  à  sacrifier  son  ambition  à  son  repos  tant 
ils  aimaient  la  paix.  En  effet  pas  un  gouvernement  n'a  tenu 
autant  à  s'éviter  une  guerre  que  celui  du  roi  Louis-Philippe  : 
pour  cela  rien  ne  lui  a  coûté,  pas  même  les  blessures  d'amour- 
propre.  Aussi,  lorsque  l'affaire  Pritchard  surgit,  il  résolut  de 
tout  faire  pour  l'arranger. 

Ce  n'était  pas  facile.  Les  événements  de  Tahiti  produisaient 
en  Angleterre  une  surexcitation  considérable  et  dans  la  haute 
société  comme  dans  le  peuple  on  répétait  avec  une  insigne 


l'archipel  de  la  société  223 

mauvaise  foi  qu'un  consul  britannique  avait  été,  en  plein 
exercice  de  ses  fonctions,  arrêté,  enfermé  dans  un  cachot, 
avec  des  procédés  si  durs  que  sa  santé  s'en  était  ressentie, 
et  qu'il  avait  été  expulsé  sans  qu'on  eût  fourni  contre  lui 
une  accusation  précise  i.  11  y  avait  menace  de  rupture  entre 
les  deux  pays  si  la  France  refusait  de  donner  des  réparations  -. 
Or  les  classes  populaires  de  cette  nation  révélaient  par  leurs 
propos  qu'elles  étaient  disposées  à  relever  le  défi,  car,  sui- 
vant une  expression  célèbre  de  cette  époque,  «  la  France 
s'ennuyait  ».  Mais  le  roi-bourgeois  voulait  la  paix  à  tout  prix. 
Ne  pouvant  l'obtenir  dans  sa  famille,  il  entendait  l'avoir  dans 
son  pays.  11  sut  amener  les  ministres  à  partager  son  avis  et 
le  gouvernement  français  entra  en  pourparlers  avec  le  gou- 
vernement anglais. 

M.  Guizot,  ministre  des  affaires  étrangères,  par  l'entre- 
mise du  Comte  de  Jarnac,  ambassadeur  de  France,  s'appliqua 
d'abord  à  rétablir  la  vérité  des  faits  et  des  situations.  Il  dé- 
montra que  Pritchard  n'était  plus  consul  au  moment  de  son 
arrestation,  mais  un  simple  étranger,  vivant  à  Tahiti  sous  la 
loi  commune,  et  que  les  missionnaires  anglais  n'avaient  pas  à 
se  plaindre  de  nos  établissements  dans  l'Océanie,  où  la  mé- 
tropole pratiquait  la  liberté  du  culte,  de  la  prédication  et  de 
la  propagande.  Ensuite  le  ministre  des  affaires  étrangères 
aborda  le  fond  de  la  question.  Il  maintint  que  les  autorités 
françaises  à  Tahiti  avaient  le  droit  d'expulser  tout  étranger 
qui  chercherait  à  leur  nuire  ou  qui  troublerait  l'ordre  et 
que  celles-ci  avaient  eu  de  légitimes  motifs  et  s'étaient  trou- 
vées dans  la  nécessité  d'arrêter  et  d'expulser  Pritchard,  parce 
que,  du  mois  de  février  18/i3  au  mois  de  mars  18/iZi,  celui-ci 
n'avait  cessé  de  travailler  par  toutes  sortes  d'actes  et  de  me- 
nées à  entraver,  troubler  et  détruire  rétablissement  français 


1.  Le  Comte  de  Jarnac,  ambassadeur  de  France,  à  M.  Guizol,  ministre  des 
affaires  étrangères,  Londres,  4  août  18i4.  (Lettre  déjà  citée.) 

2.  Lire  p.  577  à  582,  aux  Pièces  justificatives,  les  lettres   échangées  à  ce 
sujet  entre  l'ambassadeur  de  France  et  le  ministre  des  affaires  étrangères. 


224  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

à  Tahiti,  l'administration  de  la  justice,  l'exercice  de  l'au- 
torité des  agents  français  et  leurs  rapports  avec  les  indigènes. 
Mais  Guizot  déclara  aussi  que  les  circonstances  qui  avaient 
précédé  le  renvoi  de  Pritchard,  notamment  le  mode  et  le 
lieu  de  son  emprisonnement  momentané  et  la  proclamation 
publiée  à  son  sujet,  à  Papeïti,  le  3  mars  I8/1/1,  le  Gouverne- 
ment du  P»oi  les  regrettait  sincèrement,  et  que  la  nécessité 
ne  lui  en  paraissait  point  justifiée  par  lés  faits  ;  que  le  Gou- 
vernement du  Roi  n'hésitait  pas  à  exprimer  au  Gouvernement 
de  Sa  Majesté  Britannique,  comme  il  l'avait  fait  connaître  à 
Tahiti  même,  son  regret  et  son  improbation  desdites  circon- 
stances (Dépêche  datée  du  29  août  i8/i/i)  ^  De  plus  Guizot  fit 
savoir  que  le  Gouvernement  du  Roi  se  montrait  disposé  à 
accorder  à  Pritchard  une  équitable  indemnité  à  raison  des 
dommages  et  des  souffrances  que  ces  circonstances  avaient 
pu  lui  faire  éprouver  ;  mais  que,  comme  l'on  n'avait  pas  en 
France  les  moyens  d'apprécier  quel  devait  être'  le  montant 
de  cette  indemnité,  et  que  l'on  ne  pouvait  s'en  rapporter  aux 
seules  assertions  de  Pritchard  lui-même,  il  paraissait  conve- 
nable au  Gouvernement  du  Roi  de  proposer  au  Gouverne- 
ment de  S.  M.  Britannique  de  remettre  cette  appréciation 
aux  deux  commandants  des  stations  française  et  anglaise  de 
l'Océan  Pacifique,  le  contre-amiral  Hamelin  et  l'amiral  Sey- 
mour  (Lettre  datée  du  2  septembre  \S!ik)^.  Le  gouvernement 
anglais  donna  son  adhésion  à  cette  proposition  (Lettre  du 
6  septembre  iSkfi)  ^.  Toutefois  ce  ne  fut  pas  sans  difficultés 
que  Guizot  put  obtenir  l'assentiment  de  la  Chambre  des  dé- 
putés :  le  ministère  n'obtint  que  quelques  voix  de  majorité. 
L'effet  fut  immense,  car  la  masse  des  citoyens  ne  voyait 
pas  cette  affaire  de  la  même  façon  que  le  gouvernement.  La 


1.  Lire  p.  584,  aux  Pièces  justificatives,  la  dépêche  de  M.  Guizot  à   M.  le 
€omte  de  Jarnac. 

2.  Lire  p.  586,  aux  Pièces  justificatives,  la  lettre  de  M.  Guizot  au  comte  de 
Jarnac. 

3.  Lire  p.  587,  aux  Pièces  justificatives,  la  lettre  de  Lord  Aberdeen  à  Lord 
Gowiev. 


L  ARCHIPEL   DE   LA   SOCIÉTÉ  225 

thèse  gouvernementale  était  la  suivante  :  les  autorités  fran- 
çaises à  Tahiti  avaient  le  droit  de  faire  sortir  de  l'île  tout 
étranger  qui  y  troublait  l'ordre  ou  travaillait  à  nuire  à  l'Éta- 
blissement français  ;  elles  avaient  eu  de  légitimes  raisons 
d'arrêter  Pritchard  et  de  l'expulser  ;  mais  il  y  avait  eu  dans 
les  procédés  employés  à  son  égard  certaines  circonstances 
regrettables.  Pour  Guizot,  il  était  inadmissible  que  tout  fût 
permis  ou  possible  même  envers  des  hommes  qui  sont  dans 
leur  tort  et  que  des  agents  français  ne  fussent  pas  tenus 
d'observer  les  bons  procédés  et  les  règles  d'équité  qui  sont 
en  usage  partout  dans  les  gouvernements  réguliers  et  moraux. 
Ce  ministre  pensait  que,  pour  éloigner  Pritchard  de  Tahiti 
quand  on  n'avait  contre  lui  aucune  de  ces  preuves  flagrantes 
qui  permettent  de  traduire  un  homme  devant  les  tribunaux 
et  de  le  faire  juger,  et  lorsqu'on  même  temps  on  avait  quant 
à  ses  manœuvres  une  de  ces  convictions  morales  que  les 
autorités  intelligentes  peuvent  fort  bien  acquérir,  quoique 
les  preuves  judiciaires  leur  manquent,  il  n'était  pas  néces- 
saire de  le  tenir  pendant  six  jours  au  secret  en  lui  interdi- 
sant de  voir  même  sa  femme  et  ses  enfants,  et  de  mettre 
ordre  à  ses  affaires  ;  que  l'on  n'avait  qu'à  le  faire  partir  immé- 
diatement sur  un  bâtiment  anglais  ou  français  qui  se  trouvait 
dans  le  port  ;  qu'en  agissant  autrement  on  avait  eu  tort,  et 
qu'il  était  honorable  de  le  dire  tout  haut,  et  d'en  exprimer  le 
regret  et  l'improbation  ;  qu'il  résultait  de  ces  procédés  spé- 
ciaux, et  de  ceux-là  seulement,  la  légitimité  d'une  indemnité 
à  Pritchard  1.  Ce  à  quoi  Thiers  répliquait  qu'il  fallait  traiter 
d'égal  à  égal  avec  l'Angleterre  :  ce  n'était  pas  nous  qui  devions 
de  désaveu,  c'était  l'Angleterre,  car  le  coupable  était  l'ex- 
consul.  Et  la  grosse  majorité  de  la  nation  française  tenait  le 
même  langage  que  Thiers.  Le  traitement  qu'avait  subi  Prit- 
chard ne  lui  paraissait  pas  de  nature  à  justifier  les  conces- 
sionsfaites;  d'ailleurs,  d'après  les  documents  communiqués, 

1.  Paroles  prononcées  par  M.  Guizot  à  la  Chambre  des   Députés  dans  la 
séance  du  21  janvier  1845. 

15 


226  HISTOIRE   DE   LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

rien  ne  prouvait  que  ce  traitement  eût  été  mauvais.  Elle 
disait  que  l'on  avait  renversé  les  choses  et  commentait  amè- 
rement la  phrase  suivante  qu'avait  écrite  Lord  Aberdeen  : 
<f  Quant  à  M.  Pritchard,  comme  il  a  reçu  une  autre  destina- 
tion i,  le  gouvernement  de  S.  M.  Britannique  n'a  pas  trouvé 
nécessaire  d'entrer  dans  un  examen  plus  approfondi  de  sa 
conduite  à  Taïti.  »  En  effet  une  enquête  approfondie  eût 
prouvé  que  Pritchard  était  coupable  et  que  l'Angleterre  avait 
obtenu  des  réparations  qui  ne  lui  étaient  pas  dues.  La  France 
était  dupe,  elle  venait  de  recevoir  un  cruel  affront,  voilà  ce 
que  constatait  le  peuple,  car  elle  avait  blâmé  celui  qui  méri- 
tait des  éloges  ^  et  donné  de  l'argent  à  celui  qui  aurait  dû 
être  puni.  La  nation  jugeait  que  sa  dignité  avait  été  abaissée. 
Elle  constatait  que  tout  ce  que  le  gouvernement  anglais  avait 
demandé,  le  gouvernement  français  le  lui  avait  accordé  :  dé- 
saveu de  M.  d'Aubigny,  indemnité  pour  Pritchard.  D'après 
Lord  Aberdeen,  cette  dernière  concession  était  la  manifesta- 
tion matérielle  la  plus  évidente  du  désaveu  de  la  France  à 
l'égard  d'un  de  ses  agents  ;  et  l'on  se  rappelait  ironiquement 
les  paroles  suivantes  de  M.  de  Jarnac  :  «  Lord  Aberdeen 
s'empresse  de  saisir  dans  sa  pensée  cette  découverte  admi- 
rable qui  doit  sauver  la  paix  du  monde.  » 

L'orgueil  de  l'Angleterre  se  trouvait  donc  complètement 
satisfait;  au  contraire  la  France  était  profondément  humiliée. 
Il  est  vrai  qu'en  revanche  celle-ci  gardait  Tahiti,  Mooréa  et 
les  Tuamotu,  tandis  que  la  politique  coloniale  de  l'Angleterre 
échouait  cette  fois  d'une  façon  absolue.  Le  gouvernement  bri- 
tannique n'avait  pas  su  profiter  à  temps  du  dévouement  de 
ses  agents,  les  missionnaires  protestants,  il  avait  dédaigné 
leur  offre,  et  quand  il  s'était  aperçu  de  sa  faute,  il  n'avait  pu 
la  réparer  même  au  prix  d'une  guerre,  la  France  lui  en  ayant 
ôté  le  prétexte  par  sa  soumission  à  toutes  ses  volontés.  Telle 

1.  Il  avait  été  nommé  consul  aux  îles  Samoa. 

2.  Lire  p.  580,  aux  Pièces  justificatives,  la  lettre  du  ministre  de  la  marine  au 
gouverneur  Bruat. 


l'archipel  de  la  société  227 

fut  la  fin  de  cette  affaire  qui  faillit  mettre  aux  prises  deux 
grandes  nations  et  rendit  pendant  longtemps  impopulaire  le 
gouvernement  du  roi  Louis-Philippe. 

A  partir  de  cette  époque,  George  Pritchard  disparaît  de  la 
scène  de  l'histoire.  Il  y  joua  un  moment  un  grand  rôle  grâce 
à  un  concours  de  circonstances  exceptionnelles  dont  il  sut  ha- 
bilement tirer  parti.  Toutefois  ce  ne  fut  pas  un  grand  homme, 
ni  même  un  apôtre,  mais  simplement  un  homme  intelligent 
et  ambitieux,  doué  d'une  extrême  énergie.  Comme  tous  les 
missionnaires  protestants  anglais  il  s'occupa  aussi  bien  de 
politique  que  de  religion  ;  cependant  il  se  montra  plutôt 
homme  politique  et  négociant  que  pasteur  protestant  et  sur- 
tout missionnaire  du  culte  de  la  Réforme.  Il  ne  saurait  être 
comparé  aux  autres  Révérends  de  Tahiti,  car  il  n'eut  jamais 
leur  abnégation  ;  il  fut  avant  tout  égoïste  et  dur,  et  la  plupart 
de  ses  actes  le  démontrent  d'une  façon  éclatante  :  pour  arriver 
à  ses  fins,  il  recourut  aux  moyens  les  moins  légitimes  et  les 
plus  violents.  Par  ses  intrigues  perfides,  il  doit  être  rendu 
responsable  du  sang  qui  fut  versé  à  Tahiti. 


CHAPITRE  VII 


LA  GUERRE  DE  L'INDÉPENDANCE 


Insurrection  des  indigènes  dite  «  guerre  de  Tahiti  ».  —  Combats  deTaravao  et 
de  Mahaena  ;  victoires  des  Français.  —  Vainqueurs  au  combat  de  Hapape, 
les  Français  sont  obligés  de  battre  en  retraite  à  celui  de  Faa.  —  Pillage  et 
incendie  par  les  rebelles  des  bâtiments  de  la  Mission  catholique  à  Papeete, 

—  Rentrée  du  gouverneur  dans  la  capitale.  —  Arrivée  à  Tahiti  de  la  nou- 
velle du  désaveu  de  Dupetit-Thouars.  —  Bruat  fait  une  déznarche  auprès 
de  Pomare  IV.  mais  celle-ci  refuse  tout  accommodement.  —  Elle  part  pour 
les  îles  Sous-ïe-Vent.  —  Dépêche  officielle  du  gouvernement  français  par 
laquelle  celui-ci  refuse  de  prendre  possession  de  l'archipel  de  la  Société.  — 
La  reine  ne  veut  pas  communiquer  avec  les  autorités  françaises.  —  Réta- 
blissement du  Protectorat  français  sur  Tahiti.  —  Paraïta  est  nommé  régent. 

—  Administration  intérieure  du  gouverneur  Bruat.  —  Démonstration  navale 
aux  îles  Sous-le-Vent.  —  Session  législative  à  Papeete.  —  L'amiral  anglais 
Sir  G.  Seymour  prétend  que  le  Protectorat  de  la  France  ne  s'étend  que  sur 
les  îles  du  Vent  (Tahiti  et  Moorea  ou  Eimeo)  ainsi  que  sur  les  îles  Tua- 
motu  ;  le  gouverneur  Bruat  continue  de  considérer  les  îles  Sous-le-Vent 
comme  relevant  de  la  reine  Pomare.  —  Expédition  de  Huahine  ;  les  Fran- 
çais sont  repoussés  à  l'attaque  de  Maeva. —  Investissement  des  lignes  de 
Papeete  et  siège  de  cette  capitale  par  les  révoltés.  —  Ceux-ci  ne  parvien- 
nent pas  à  la  prendre.  —  Combats  de  Papenoo  et  de  Punavia  ;  les  Fran- 
çais sont  vainqueurs.  —  Prise  du  fort  de  Fautahua  par  les  Français  et 
capitulation  des  rebelles.  —  Soumission  des  insurgés  du  camp  de  Punaroo 
et  de  l'armée  de  Papenoo.  —  Conclusion  de  la  paix.  —  Entrevue  à  Moorea 
du  gouverneur  français  avec  la  reine  de  Tahiti  ;  celle-ci  se  remet  entre  ses 
mains  et  il  la  rétablit  dans  ses  droits  et  son  autorité.  —  Retour  de  Pomare  IV 
à  Papeete.  —  Correspondance  diplomatique  engagée  entre  les  deux  cabi- 
nets anglais  et  français  au  sujet  des  îles  Huahine,  Raiatea-Tahaa  et  Bora- 
Bora.  Déclaration  par  laquelle  la  reine  de  la  Grande-Bretagne  et  d'Irlande, 
et  le  roi  des  Français,  reconnaissent  l'indépendance  des  îles  Sous-le-Vent. 

—  Convention  conclue  à  Papeete  entre  la  France  et  la  reine  des  îles  de 
la  Société,  pour  régler  l'exercice  du  Protectorat. 


Il  nous  faut  maintenant  revenir  à  Tahiti  et  nous  reporter  à 
la  date  du  13  mars  18/i/|.  Quelques  heures  après  le  départ 
de  Pritchard  la  frégate  la  Charte  parut  devant  cette  île  ame- 
nant de  l'archipel  des  Marquises  la  26^"^®  compagnie  d'infan- 
terie que  le  gouverneur  Bruat  avait  fait  demander.  Le  iliy 


l'archipel  de  la  société  229 

au  matin,  elle  mit  ses  troupes  à  terre,  puis  elle  transporta 
MM.  Moerenhout  et  Cloux,  membres  du  conseil  du  Gouver- 
nement, à  Eimeo,  où  ceux-ci  firent  arborer  le  drapeau  fran- 
çais. Les  chefs  et  le  peuple  promirent  de  le  défendre  et  de 
le  maintenir.  La  frégate  revint  à  Tahiti  le   16  mars,  au  soir. 

La  capitale  était  un  peu  plus  calme  depuis  la  rentrée  du 
gouverneur  Bruat.  Celui-ci  s'était  rendu  à  la  pointe  Vénus  et 
le  missionnaire  Orsmond  l'y  avait  encore  secondé.  La  popu- 
lation et  les  chefs  avaient  reconnu  son  autorité,  puis  engagé 
tous  les  fuyards  de  Papeete  à  rentrer  chez  eux  ;  beaucoup 
avaient  suivi  ce  conseil.  Après  avoir  semé  l'esprit  de  révolte, 
les  missionnaires  protestants  anglais,  effrayés  de  leur  ou- 
vrage, se  rapprochaient  des  autorités  françaises.  Malheureu- 
sement il  n'était  plus  temps  pour  enrayer  le  mal.  La  situation 
restait  très  grave  dans  le  reste  de  l'île.  Les  indigènes  rebelles 
s'étant  trop  avancés  pour  reculer,  montraient  de  plus  en 
plus  des  dispositions  guerrières.  Une  ancienne  prêtresse 
était  accourue  à  leur  camp.  Elle  leur  reprochait  l'abandon  de 
leurs  droits  et  leLir  promettait  l'indépendance  s'ils  marchaient 
au  combat.  Pour  les  y  exciter,  cette  femme  ranimait  chez  eux 
de  vieilles  superstitions,  ce  dont  les  missionnaires  anglais 
étaient  surpris  et  indignés. 

Les  Français  continuaient  donc  de  travailler  ferme  aux  for- 
tifications du  poste  de  Taravao  situé  sur  l'isthme.  C'était  le 
capitaine  d'Etat-Major  Mariani  qui  le  commandait  et  diri- 
geait les  travaux,  tandis  que  le  commandant  de  V Embuscade 
M.  Mallet  se  tenait  sur  ce  bâtiment  dans  la  rade,  afin  d'ap- 
puyer le  poste  en  cas  de  besoin.  Ils  annoncèrent  au  gouver- 
neur Bruat  que  les  fossés,  le  blockhaus  et  un  abri  pour  les 
troupes  seraient  terminés  à  la  fin  du  mois  ;  déjà  une  partie 
de  celles-ci  occupait  le  réduit.  La  position  était  très  forte. 
Elle  présentait  deux  faces  sur  la  plaine  et  deux  autres  sur  un 
versant  rapide  au  pied  duquel  coulait  un  ruisseau.  Le  gou- 
verneur Bruat  avait  fait  construire  un  blockhaus  près  de 
l'angle  de  la  plaine  où  était  établie  une  barbette  pour  Tartil- 


230  HISTOIRE   DE   LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

lerie.  Les  logements  et  les  magasins  devaient  être  placés 
sur  la  crête  de  l'escarpement.  Le  pays  devait  être  assez  dé- 
couvert pour  que  du  bâtiment  qui  était  dans  la  rade  on  pût 
apercevoir  le  fort  et  que  les  deux  points  pussent  se  soutenir 
ainsi  mutuellement. 

Sur  ces  entrefaites  le  gouverneur  Bruat  reçut  des  nouvelles 
du  grand-chef  Tati.  Celles-ci  disaient  qu'il  avait  nommé  des 
juges  et  des  agents  de  police  et  que  tout  le  monde  était  ren- 
tré dans  le  district  de  Papara.  Le  grand-chef  Hitoti  fit  aussi 
prévenir  le  gouverneur  Bruat  que  tous  les  grands  proprié- 
taires du  district  de  Thierry  étaient  revenus.  Néanmoins  les 
rapports  des  espions  évaluaient  encore  le  nombre  des  révol- 
tés à  plus  de  mille  et  tous  les  mauvais  sujets  et  les  déser- 
teurs qui  se  trouvaient  dans  l'île  étaient  allés  se  joindre  à 
eux*. 

Il  ne  fallait  donc  pas  compter  sur  la  paix.  On  en  eut  bientôt 
la  preuve.  Le  21  mars,  à  1  h.  1/2  de  l'après-midi,  à  Taravao,. 
au  moment  où  l'on  allait  reprendre  les  travaux  ordinaires, 
deux  coups  de  fusil  furent  tirés  sur  le  factionnaire  qui  gar- 
dait l'entrée  du  fort.  Ils  étaient  partis  d'un  mamelon,  qui 
s'élevait  de  l'autre  côté  du  ravin  sur  lequel  s'appuyait  la 
gorge  de  ce  fort. 

Aussitôt  les  Français  coururent  prendre  leurs  armes  et  le 
capitaine  Mariani  envoya  deux  patrouilles  à  l'endroit  d'où  l'on 
avait  tiré.  L'une  était  composée  de  voltigeurs  commandés  par 
le  sous-lieutenant  Martin,  l'autre  de  matelots  de  FEmbuscade^ 
dirigés  par  l'aspirant  de  2^""^  classe  Audran. 

La  première  revint  sans  avoir  rien  découvert.  La  seconde 
fut  entraînée  par  un  indigène  dans  une  embuscade  et  tomba 
au  milieu  d'une  centaine  de  Tahitiens  qui  l'accueillirent  à 
coups  de  fusil.  Les  marins  ripostèrent;  mais,  accablés  sous 
le  nombre,  ils  furent  obligés  de  se  retirer  et  de  regagner  le 
camp  par  des  chemins  impraticables  et  toujours  sous  le  feu 

1.  Le  gouverneur  des  Établissements  français  de  l'Océanie  au  ministre  de 
là  marine  et  des  colonies,  Papéïti,  21  mars  1844. 


l'archipel  de  la  société  231 

de  l'ennemi,  qui  les  poursuivit  même  quelque  temps.  Un 
quartier-maître  fut  tué. 

Pour  protéger  le  retour  des  détachements,  le  capitaine 
Mariani  avait  fait  embusquer  un  second  maître  et  dix  mate- 
lots sur  le  mamelon  d'où  les  Tahitiens  avaient  tiré.  Lorsque 
tout  le  monde  fut  rentré,  les  Tahitiens  échangèrent  quelques 
balles  avec  les  défenseurs  de  ce  mamelon,  et  l'un  de  ces 
derniers  fut  blessé.  Le  feu  cessa  et  l'engagement  parut  ter- 
miné. 

Pendant  ce  temps  tous  les  postes  avaient  été  doublés.  On 
avait  aussi  rempli  des  gabions  avec  des  hamacs,  des  mate- 
las, etc.,  et  élevé  des  barricades  sur  les  points  faibles  du  fort. 

Il  était  cinq  heures  moins  un  quart,  et  tous  les  Français 
soupaient,  quand  tout  à  coup  une  fusillade  bien  nourrie  éclata 
autour  d'eux  sur  un  arc  de  cercle  qui  commençait  au  mame- 
lon et  venait  contourner  les  faces  du  fort  et  la  case  dite  de  la 
Reine,  où  demeurait  le  capitaine  Mariani  avec  la  compagnie 
de  débarquement  de  V Embuscade. 

Le  capitaine  Cugner  et  des  voltigeurs  s'enfermèrent  dans 
le  fort  ;  le  lieutenant  RebufFat  descendit  du  mamelon  en 
tiraillant,  et  le  poste  de  voltigeurs  composé  de  trente  hommes 
s'avança  sur  le  bord  du  ravin  ;  à  ce  moment  l'un  d'eux  fut 
tué. 

L'enseigne  de  vaisseau  d'Ollieules  déploya  sa  section  entre 
le  fort  et  la  case  derrière  les  piliers  de  laquelle  quelques 
hommes  s'embusquèrent  et  l'enseigne  de  vaisseau  Ferré  se 
porta  vers  le  corps  de  garde  de  la  marine  où  le  feu  était  très 
vif.  Le  capitaine  Mariani  se  dirigea  sur  ce  point  avec  un  obu- 
sier  de  montagne.  Plusieurs  coups  de  mitraille  furent  en- 
voyés. Les  Tahitiens  firent  bonne  contenance  et  visèrent  les 
servants  de  la  pièce  pour  éteindre  son  feu  ;  aucun  d'eux  ne 
fut  atteint,  mais  la  pièce  porta  de  nombreuses  traces  de 
balles. 

Néanmoins  les  Tahitiens  commencèrent  à  se  replier  en 
concentrant  leur  feu  sur  les  faces  du  fort.  Alors  le  capitaine 


232  HISTOIRE    DE   LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

Mariani  y  envoya  l'obusier  ainsi  qu'une  partie  de  la  compa- 
gnie de  débarquement. 

La  fusillade  continua  jusqu'à  7  heures,  toujours  très  vive 
de  la  part  des  Tahitiens  sur  deux  points,  le  mamelon  et  les 
broussailles.  Pour  la  faire  cesser  il  fallut  lancer  des  obus  et 
de  la  mitraille.  Abrités  derrière  le  parapet,  des  gabions  et 
des  fascines,  les  voltigeurs  tiraient  avec  circonspection,  en 
ménageant  leurs  cartouches. 

Sur  ces  entrefaites,  le  lieutenant  de  vaisseau  de  MaroUes, 
second  de  l'Embuscade^  arriva  du  bord  avec  un  convoi  de 
munitions  et  de  vivres  escorté  seulement  de  douze  hommes. 

Quand  tout  le  monde  fut  rentré,  le  capitaine  Mariani  fit 
fermer  l'entrée  par  une  forte  barricade  et  plaça  deux  com- 
pagnies à  leur  poste  de  combat,  en  cas  d'attaque. 

Les  Tahitiens  insurgés  se  retirèrent  par  les  broussailles  et 
les  hauteurs  du  côté  de  la  mer,  en  continuant  à  tirailler  de 
loin  jusqu'à  minuit. 

Pendant  la  durée  de  l'action,  la  corvette  VEmbascade^ 
sous  le  commandement  de  M,  Mallet,  avait  envoyé  du  bord 
dans  une  bonne  direction  des  boulets  et  des  obus. 

Tel  fut  le  combat  de  Taravao,  le  premier  de  la  longue 
guerre  de  Tahiti.  Les  Français  eurent  deux  tués  et  sept  bles- 
sés 1.  De  leur  côté,  les  Tahitiens  insurgés  avouèrent  plus  tard 
cinq  morts  et  un  grand  nombre  de  blessés. 

Au  premier  avis  donné  par  le  commandant  Mallet,  le  gou- 
verneur Bruat  partit  de  Papeete  pour  l'isthme  avec  des 
munitions  et  une  section  de  la  26^™®  compagnie  sur  le  bâti- 
ment à  vapeur  le  Phaélon.  11  contourna  l'île  par  l'est  et  arriva 
le  lendemain  de  TafTaire.  Piloté  par  M.  Henry,  il  put  passer 
en  dedans  des  récifs  et  Attirer  quelques  coups  de  canon  sur 
le  camp  des  rebelles. 

Le  23,  à  la  pointe  du  jour,  il  appareilla  de  Vaituhue,  mouil- 

1.  Rapport  sur  l'Affaire  du  21  mars  1844,  adressé  au  commandant  de  la  cor- 
vette l'Embuscade,  par  le  capitaine  Mâriàni,  au  camp  de  Taravâo,  22  mars  1844. 
Voir  p.  546,  aux  Pièces  justificatives. 


l'archipel  de  la  société  233 

lage  situé  près  de  l'isthme,  et  se  rendit  à  six  milles  dans  le 
nord,  à  Merehu,  résidence  ordinaire  de  Tiritua,  femme  grand- 
chef,  qui  était  la  première  cause  de  l'attaque. 

Après  avoir  tout  fait  pour  ne  pas  causer  une  effusion  de 
sang,  le  gouverneur  Bruat  résolut  de  faire  un  exemple.  Il 
chargea  son  chef  d'Etat-Major,  lelieutenant  de  vaisseau  Jules 
Malmanche,  d'opérer  avec  deux  canots  un  débarquement. 
Protégés  par  le  feu  du  Phaèlon  et  secondés  par  l'enseigne 
de  vaisseau  Brue,  ils  purent  enlever  toutes  les  pirogues  et 
■détruire  les  maisons  qui  servaient  de  refuge  aux  révoltés. 

Prévenu  à  Taravao  de  son  arrivée,  par  un  indigène  du 
grand-chef  Hitoti  que  le  gouverneur  Bruat  avait  à  bord, 
le  capitaine  Mariani  envoya  au-devant  de  lui,  à  trois  milles  du 
camp,  cinquante  voltigeurs  qui  le  conduisirent  au  fort  avec 
le  renfort  qu'il  amenait. 

Le  gouverneur  Bruat  se  rendit  à  bord  de  V Embuscade  pour 
donner  des  ordres  au  commandant  Mallet,  puis  il  partit  du 
camp  à  midi,  avec  cinquante  voltigeurs  et  fit  achever  de  dé- 
truire les  cases  qui  n'avaient  pas  été  atteintes  dans  le  district 
delà  femme  grand-chef  Teritua  jusqu'à  l'isthme.  Après  avoir 
appuyé  les  canots  chargés  de  cette  expédition,  les  voltigeurs 
rentrèrent  la  nuit. 

Le  25,  à  k  heures  du  matin,  le  Phaélon  se  mit  en  marche 
en  dedans  des  récifs  et  se  présenta  devant  Mahaena,  où  les 
insurgés  s'étaient  réfugiés.  11  mouilla  par  vingt  brasses  à 
deux  encablures  et  lança  de  distance  en  distance  des  boulets, 
des  obus  et  de  la  mitraille  dans  les  retranchements  ennemis 
afin  de  donner  le  temps  au  gouverneur  Bruat  de  les  examiner. 
Celui-ci  constata  qu'il  y  avait  des  fossés  et  des  palissades. 
C'était  probablement  des  Européens  qui  avaient  appris  aux 
rebelles  à  les  faire.  Les  insurgés  avaient  arboré  le  pavillon 
de  Pomare.  N'ayant  aucune  troupe  avec  lui,  le  gouverneur 
Bruat  ne  voulut  pas  risquer  une  tentative.  Il  se  contenta  de 
reconnaître  la  position  et  les  travaux  de  l'ennemi,  puis  se 
remit  en  route  pour  Papeete,  où  il  arriva  à  h  h.  1/2. 


234  HISTOIRE    DE    LA    POLYNESIE    ORIENTALE 

Aussitôt  rentré,  il  écrivit  au  ministre  de  la  marine  et  des 
colonies  un  rapport  dont  je  viens  de  citer  de  nombreux 
passages  et  dans  lequel  se  trouvait  la  phrase  suivante  :  «  Je 
compte  agir  avec  vigueur,  car  ces  hommes  ne  sont  pas  ce 
que  l'on  disait  ;  jusqu'ici  ils  ont  montré  beaucoup  plus  de 
résolution  qu'on  ne  leur  en  supposait,  les  coups  de  canon 
ne  les  ont  pas  fait  fuir^.  » 

Le  26  mars,  le  gouverneur  Bruat  prit  un  arrêté  par  lequel 
il  accordait  quatre  jours  aux  étrangers  qui  se  trouvaient  par- 
mi les  insurgés,  pour  faire  leur  soumission.  Ceux  qui  seraient 
pris  après  ce  laps  de  temps  devaient  être  passés  par  les  armes. 
Les  personnes  qui  fourniraient  de  la  poudre  ou  toutes  autres 
munitions  aux  indigènes  ou  aux  étrangers  non  munis  d'une 
autorisation  du  Directeur  de  la  police  européenne  devaient 
être  traduites  devant  un  conseil  de  guerre  et  punies  confor- 
mément aux  prescriptions  de  l'art.  77  du  titre  l*""  du  livre  3^™® 
du  code  pénal  2. 

Bruat  espérait  ainsi  enlever  aux  insurgés  des  auxiliaires 
précieux  et  les  ressources  qui  leur  permettaient  de  com- 
battre. Malheureusement  cet  arrêté  ne  produisit  aucun  effet 
sur  les  uns  et  les  autres. 

En  présence  de  cet  insuccès,  Bruat  résolut  alors  d'aller 
attaquer  les  insurgés  dans  les  positions  qu'eux-mêmes  avaient 
choisies  et  fortifiées,  afin  de  leur  prouver  que  les  Français  ne 
les  craignaient  pas. 

Le  13  avril  au  soir,  le  gouverneur  partit  sur  le  Phaéion, 
qui  prit  VUranie  à  la  remorque.  Il  s'arrêta  à  Matavai,  où  il 
trouva  la  goélette  Clémentine  qu'il  avait  fait  demander  au 
commandant  Mallet.  Celle-ci  amenait  la  2^™''  section  de  volti- 
geurs en  garnison  à  Taravao.  Le  gouverneur,  ayant  avec  lui 
ce  renfort,  repartit  le  dimanche  l/i,  dans  la  nuit.  Le  lundi  15, 
il  jeta  l'ancre  à  Mahaena  et  attendit  l'arrivée  de  la  frégate. 

1.  Le  gouverneur  des  Établissements  français  de  TOcéanie  au  ministre  de 
la  marine  et  des  colonies,  Papéïti,  le  25  mars  1844. 

2.  Voir  p.  551,  aux  Pièces  justificatives,  l'Arrêté  dû  gouverneur. 


l'archipel  de  la  société  235 

Celle-ci  ne  put  rallier  que  le  lendemain  16.  Elle  vint  prendre 
son  mouillage  à  350  mètres,  en  face  de  la  petite  baie  où  le 
gouverneur  Bruat  voulait  opérer  le  débarquement. 

Celui-ci  eut  lieu  le  17  avril  18/i4  au  point  du  jour.  Sous  la 
direction  du  lieutenant  de  vaisseau  Malmanche,  chef  d'Etat- 
major,  une  centaine  d'hommes  furent  jetés  sur  une  plage 
défendue  naturellement  par  la  pointe  abrupte  d'une  mon- 
tagne. La  section  de  voltigeurs  s'établit  sur  une  hauteur; 
attaquée,  elle  repoussa  l'ennemi  qui  s'enfuit  avec  pertes. 

La  mer,  déjà  très  mauvaise,  le  devint  encore  plus,  et  deux 
embarcations  furent  mises  à  la  côte.  Un  homme  se  noya  et 
beaucoup  de  cartouches  furent  mouillées.  Enfin,  grâce  au 
dévouement  de  plusieurs  hommes  de  VUranie  et  de  V Embus- 
cade^ tout  le  monde  fut  à  terre  à  dix  heures. 

Les  forces  françaises  se  composaient  de  248  marins,  IZiS 
soldats  d'infanterie  et  45  artilleurs  avec  deux  obusiers  de 
montagne  :  soit  hhi  hommes.  Le  gouverneur  Bruat  comman- 
dait en  chef. 

Les  Tahitiens  rebelles  étaient  au  nombre  d'un  millier  et 
possédaient  trois  canons.  Les  rebelles  avaient  élevé  des  re- 
tranchements qu'ils  croyaient  inexpugnables.  Ceux-ci  consis- 
taient en  trois  fossés  de  6  à  7  pieds  de  profondeur,  creusés 
parallèlement  à  la  mer  sur  une  longueur  de  1.800  mètres, 
et  défendus  du  feu  des  bâtiments  par  un  glacis.  Ils  étaient 
recouverts  par  une  toiture  horizontale  en  burao,  qui  ren- 
dait les  combattants  invisibles  et  leur  permettait  d'ajuster 
presque  à  bout  portant  les  assaillants.  La  position  était  donc 
très  forte  ;  mais  une  fois  tournée,  la  retraite  des  insurgés 
devenait  impossible. 

A  onze  heures,  le  gouverneur  Bruat  enjoignit  à  M.  de  Bréa, 
commandant  des  troupes,  de  se  porter  en  avant. 

Le  combat  commença  par  une  action  d'éclat  :  un  petit  chef 
de  Pile,  allié  des  Français,  le  nommé  Tavai,  enleva  aux  yeux 
des  insurgés,  et  au  milieu  de  leurs  balles,  le  pavillon  qu'ils 
avaient  planté  sur  la  hauteur. 


236  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

Aux  cris  de  vive  le  Roi!  le  gros  de  la  colonne  française 
marcha  sur  la  première  redoute,  engageant  une  vive  fusil- 
lade. Les  marins  et  les  soldats  tournèrent  cette  redoute,  puis 
Fenlevèrent  à  la  baïonnette.  La  seconde  redoute  fut  prise 
peu  après  de  la  même  façon.  On  se  battit  des  deux  côtés  avec 
un  tel  acharnement  que  soixante-dix-neuf  morts  furent  trou- 
Tés  dans  les  retranchements. 

Restait  la  troisième  redoute.  11  y  eut  moins  de  résistance. 
Après  une  courte  fusillade,  ses  défenseurs  lâchèrent  pied 
et  se  sauvèrent  dans  les  broussailles  qui  bordaient  la  re- 
doute du  côté  de  la  rivière.  Mais  la  frégate  et  les  tirailleurs 
continuèrent  à  tirer  sur  eux;  ils  subirent  de  nouvelles  pertes 
et  se  virent  contraints  de  se  retirer. 

A  quatre  heures  et  demie,  le  combat  était  terminé.  Cent 
deux  Tahitiens  rebelles  gisaient  sur  le  sol  ^  ;  leurs  canons 
avaient  été  encloués,  leur  pavillon,  pris  ;  une  cinquantaine 
de  fusils  et  des  munitions  ^  restaient  au  pouvoir  des  Fran- 
çais. Malheureusement  cette  victoire  leur  coûtait  quinze 
morts,  dont  deux  officiers,  l'enseigne  de  vaisseau  de  Nan- 
souty3  et  le  sous-lieutenant  d'artillerie  Seignette,  plus  cin- 

1.  D'après  des  renseignements  ultérieurs  les  révoltés  auraient  eu  environ 
300  hommes  hors  de  combat  lors  de  l'affaire  de  Mahaena. 

2.  Toutes  les  armes  et  les  munitions  des  insurgés  étaient  de  fabrique  an- 
glaise; toutes  leurs  cartouches  étaient  confectionnées  avec  des  journaux  an- 
cilais. 

3.  Il  fut  inhumé  sur  l'îlot  Taaupiri  qui  depuis  porte  le  nom  de  Nansouty.  (Dis- 
trict de  Mahaena.) 

Dans  son  n"  du  25  février  1845,  le  Moniteur  Universel  a  fait  un  récit  détaillé 
<le  la  mort  de  cet  officier.  Voici  cet  article  in  extenso  : 

Max  de  Nansouty  a  succombé  à  l'affaire  de  Mahahena  (Taïti).  Quand  il 
marcha  à  l'ennemi,  il  ignorait  qu'il  venait  d'être  nommé  lieutenant  de  vais- 
seau, et  deux  jours  avant  la  mort  inutilement  glorieuse  qui  l'attendait,  il 
s'affligeait  de  n'avoir  pas  encore  complètement  signalé  sa  bravoure.  Lors- 
qu'il reçut  l'ordre  de  débarquer  pour  combattre  la  révolte  des  insulaires  de 
Tahiti,  il  fut  au  comble  de  ses  vœux.  Apercevant  le  drapeau  bizarre  de  la 
reine  Pomaré,  il  sollicita  de  M.  le  commandant  Bruat  l'honneur  de  l'arracher 
4e  la  roche  escarpée  qui  relevait  au  loin.  Le  commandant,  dans  sa  prudente 
sagesse,  jugea  que  l'énergique  jeune  homme  avait  mieux  à  faire,  et,  le 
mettant  à  la  tête  de  trois  cents  braves,  il  donna  à  Max  de  Nansouty  le  com- 
mandement de  l'assaut. 

La  première  redoute  fut  enlevée  avec  une  courageuse  intrépidité;  Max  de 
Nansouty,  prenant  au  pas  de  course  l'attaque  de  la  seconde,  se  trouva  sé- 
paré de  ses  camarades,  qui  le  suivaient  avec  une  intrépide  résolution.  Ayant 


l'archipel  de  la  société  237 

quante  et  un  blessés,  parmi  lesquels  les  deux  élèves  Cou- 
loudre  et  Debry. 

Les  Français  bivouaquèrent  au  lieu  du  débarquement.  Le 
18,  au  matin,  pendant  le  réembarquement,  le  capitaine  Ni- 
colaï  parcourut  le  champ  de  bataille  et  fit  ramasser  les  armes 
et  les  munitions  qui,  la  veille,  avaient  échappé  aux  recher- 
ches. Il  détruisit  aussi  cinquante  pirogues  et  trois  balei- 
nières, qu'il  trouva  dans  un  étang  voisin  et  qui  pouvaient 
être  utiles  aux  révoltés. 

A  cinq  heures,  l'appareillage  eut  lieu,  et  dans  la  nuit  les 
Français  rentrèrent  à  Papeete^. 

Le  gouverneur  Bruat  fut  obligé  de  sévir  contre  plusieurs 
soldats  et  matelots  qui  avaient  été  se  joindre  aux  Tahitiens 
insurgés  lors  du  combat  de  Mahaena.  Les  déserteurs  com- 
parurent devant  un  conseil  de  guerre,  qui  les  condamna  à 
mort.  Un  marin  fut  fusillé;  pour  les  autres  coupables,  on  de- 
manda la  clémence  du  roi. 

La  défaite  de  Mahaena  ne  découragea  pas  les  insurgés. 
Ils  étaient  braves,  et  de  plus,  les  Anglais —  à  l'exception 
des  missionnaires  protestants  —  continuaient  de  les  exciter 
et  de  leur  fournir  des  armes  et  de  la  poudre.  Habilement 
conseillés  par  eux,  les  rebelles  se  rapprochèrent  de  Papeete 
et  par  une  série  d'incursions  se  mirent  à  l'inquiéter  à  la  fois 
par  l'est  et  par  l'ouest.  Ils  ravagèrent  les  districts  voisins  de 

le  premier  pénétré  dans  l'enceinte,  il  vit  pour  lui  une  mort  certaine,  un  plan- 
cher mouvant,  hérissé  de  périls,  et  un  gros  d'insulaires  qui  le  couchaient  en 
joue.  Devant  sa  perteinévitable,  le  malheureux  jeune  hommen'eut  plus  qu'une 
pensée,  ce  fut  de  préserver  les  camarades  qui  le  suivaient  de  sa  déplorable 
destinée.  Un  instant  lui  reste,  il  retourne  la  tète,  fait  signe  à  la  troupe  qu'il 
commandait  de  se  coucher  par  terre,  et  faisant  de  nouveau  face  à  l'ennemi, 
il  tombe  percé  de  six  balles.  Il  avait  vingt-six  ans  !  Dans  cette  mort  pré- 
maturée, la  France  n'a-t-elle  pas  à  regretter  un  noble  espoir,  et  sa  famille  le 
digne  héritier  d'un  nom  consacré  déjà  par  la  gloire  et  par  de  hautes  vertus? 

1.  Rapport  adressé  au  gouverneur  des  établissements  français  de  l'Océanie 
par  M.  de  Bréa,  chef  de  bataillon  d'infanterie  de  marine,  commandant  les 
troupes  de  l'expédition,  Papeete,  le  20  avril.  —  Rapport  sur  le  combat  de 
Mahaena  (le  17  avril  1844),  adressé  au  ministre  de  la  marine  et  des  colonies 
par  M.  Bruat,  gouverneur  des  établissements  français  de  l'Océanie,  Papéiti, 
le  22  avril  1844.  Voir  p.  551,  559  et  564,  aux  Pièces  justificatives, ces  deux  rap- 
ports et  les  croquis  joints  au  dernier. 


238  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

la  capitale,  détruisirent  les  cases  des  indigènes  alliés  des 
Français  et  les  propriétés  de  ceux-ci  ainsi  que  celles  des 
étrangers  qui  avaient  accepté  leur  domination.  Les  avant- 
postes  français  furent  attaqués  et  l'alarme  se  répandit  parmi 
la  population  de  Papeete. 

La  situation  devenait  intolérable  ;  le  gouverneur  Bruat  se 
décida  à  se  porter  de  nouveau  en  avant.  Le  29  juin  iSlik,  il 
réunit  405  hommes  de  troupes  françaises,  joignit  à  cet  effec- 
tif européen  quelques  indigènes  auxiliaires,  plaça  cette  co- 
lonne expéditionnaire  sous  les  ordres  du  chef  de  bataillon 
de  Bréa,  se  mit  lui-même  à  la  tête  de  tout  ce  monde,  et 
partit  de  Papeete  contre  les  insurgés,  qui  passaient  pour 
être  au  nombre  de  2.000. 

Après  une  halte  à  Hapape,  à  10  h.  1/2,  la  colonne  expédi- 
tionnaire conduite  par  M.  de  Bréa  se  remit  en  marche  vers 
deux  heures  en  passant  devant  le  temple  et  la  grande  case 
des  missionnaires  anglais  pour  doubler  la  pointe  de  Vénus. 
Au  moment  où  Farrière-garde,  formée  par  la  28^"^®  com- 
pagnie, arrivait  à  la  hauteur  du  temple  protestant,  l'ennemi 
déboucha  subitement  sur  les  derrières  et  par  le  flanc,  et  com- 
mença l'attaque.  La  28*™®  compagnie  soutint  intrépidement  le 
choc  qui  fut  fatal  à  l'un  des  missionnaires,  M.  Mekean,  qu'une 
balle  des  insurgés  étendit  mort  sur  son  balcon  ^  Le  gouver- 
neur Bruat  fit  aussitôt  replier  la  colonne  pour  arrêter  l'enne- 
mi. Celle-ci  commença  un  feu  si  bien  nourri  que  les  insur- 
gés rentrèrent  dans  les  bois.  Là,  dérobés  à  la  vue  des  Fran- 
çais par  le  feuillage  dés  goyaviers,  protégés  par  quelques 
accidents  de  terrain,  les  Tahitiens  insurgés  continuèrent  à 
tirer  sur  la  colonne  expéditionnaire  qu'ils  semblaient  braver. 

11  y  avait  deux  heures  que  le  combat  durait  lorsque  le  com- 
mandant de  Bréa  fit  battre  la  charge  et  la  28*"*^  compagnie  se 
précipita  à  la  baïonnette  sur  les  insurgés.  Alors  ceux-ci  se 
débandèrent  ;  mais  tous  les  tirailleurs  français  les  poursui- 

1.  Ce  meurtre  fut  involontaire  de  leur  port. 


l'archipel  de  la  société  239 

virent  à  coups  de  fusil  et  les  poussèrent  jusqu'à  la  mon- 
tagne, où  déjà  ils  avaient  dirigé  leurs  morts  et  leurs  blessés. 
On  trouva  toutefois  neuf  cadavres  qu'ils  n'avaient  pas  eu  le 
temps  d'enlever.  Les  pertes  françaises  furent  de  trois  tués 
et  dix-sept  blessés.  Les  Français  bivouaquèrent  sur  le  champ 
de  bataille.  Le  lendemain,  30  juin,  ils  se  rendirent  à  ^lahuna. 
Mais  à  leur  approche  les  insurgés  quittèrent  leurs  cases  et 
prirent  la  fuite  vers  la  montagne.  A  1  heure  de  l'après-midi 
les  Français  étaient  de  retour  à  Hapape.  Le  Phaélon  reçut  à 
son  bord  les  troupes  de  l'expédition  et  celles-ci  débarquèrent 
à  Papeete  à  cinq  heures  du  soir^. 

Cette  prompte  rentrée  était  due  aux  nouvelles  alarmantes 
que  le  gouverneur  avait  reçues  du  commandant  particulier 
de  Papeete.  Voici  ce  qui  s'était  passé.  Les  insurgés  du  dis- 
trict de  Punavia  avec  des  révoltés  de  l'île  Eimeo  avaient 
menacé  Papeete  par  l'ouest.  Ils  avaient  tenté  d'assaillir  le 
camp  de  rUranie,  situé  en  cet  endroit;  mais  ayant  trouvé 
les  Français  prêts  à  les  repousser,  ils  s'étaient  retirés  sans 
les  attaquer.  Le  capitaine  de  corvette  Bonard  avait  voulu 
châtier  les  rebelles  de  leur  audace,  et  dans  la  nuit  du  29  au 
30  juin  18/|/i,  vers  dix  heures  du  soir,  il  était  parti  de  Papeete 
avec  une  partie  de  l'équipage  de  VUranie  (150  hommes)  dans 
la  direction  de  Faa,  du  côté  opposé  à  celui  où  le  gouverneiir 
se  trouvait  alors.  Le  capitaine  Bonard  avait  espéré  surprendre 
les  insurgés  durant  leur  premier  sommeil.  Mais  les  premiers 
rangs  des  Français  étaient  à  peine  arrivés  près  du  ruisseau 
qu'il  s'était  fait  une  grande  rumeur  dans  le  camp  des  rebelles 
et  Pavant-garde  française  avait  été  reçue  par  une  vive  fusil- 
lade partant  de  l'enclos.  Les  marins  français  l'avaient  enlevé 
à  la  baïonnette  et  les  insurgés  s'étaient  dispersés.  Gomme  il 


1.  Rapport  sur  le  combat  de  Hapapé  adressé  à  M.  le  gouverneur  des  éta- 
blissements français  de  l'Océanie,  par  M.  le  chef  de  bataillon  de  Bréa,  com- 
mandant les  troupes  expéditionnaires,  Papéïti,  2  juillet  1844.  —  Rapportadressé 
au  ministre  de  la  marine  par  M.  Bruat,  gouverneur  des  établissements  fran- 
çais de  l'Océanie.  Papeïti,  le  8  juillet  1844.  Voir  p.  568  et  571,  aux  Pièces  jus- 
tificatives, ces  deux  rapports. 


240  HISTOIRE   DE   LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

aurait  été  très  dangereux  d'aller  les  chercher  la  nuit  dans 
les  broussailles,  les  Français  s'étaient  remis  en  marche  sur 
Faa,  emportant  leurs  blessés  et  leurs  armes,  l'arrière-garde 
s'arrétant  de  temps  à  autre  pour  contenir  l'ennemi  dans  le 
cas  où  il  eût  eu  l'intention  de  se  reformer  et  d'attaquer. 
L'affaire  près  de  Faa  avait  coûté  aux  Français  cinq  morts  et 
neuf  blessés.  Les  pertes  des  insurgés  avaient  été  évaluées 
à  trois  cents  hommes  ^. 

C'était  en  somme  un  insuccès,  et  craignant  de  voir  l'en- 
nemi en  profiter,  le  commandant  d'Aubigny  avait  écrit  au 
gouverneur  de  revenir  en  toute  hâte.  Voyant  Papeete  dégar- 
nie de  troupes,  les  indigènes  paisibles  et  les  étrangers  euro- 
péens avaient  été  pris  de  panique.  Les  indigènes  s'étaient 
retirés  sur  l'îlot  Motu-Uta,  au  milieu  de  la  rade  et  les  Euro- 
péens avaient  fait  transporter  leurs  effets  et  des  marchan- 
dises à  bord  des  navires.  Les  habitants  s'attendaient  à  être 
massacrés  d'un  moment  à  l'autre.  Ce  jour-là  30  juin,  les 
insurgés  mirent  le  feu  à  la  Mission  catholique,  pour  ven- 
ger la  mort  du  missionnaire  protestant  qui  venait  d'être  tué 
accidentellement.  L'incendie  commença  vers  quatre  heures 
du  soir  et  dura  jusqu'au  matin.  La  chapelle  et  le  reste  furent 
brûlés  le  jour  suivant.  Les  vases  et  les  linges  sacrés,  les 
livres  du  Père  Caret,  ses  manuscrits,  ses  travaux  sur  la 
langue  de  Tahiti  et  des  Marquises,  tout  fut  pillé  et  livré  aux 
flammes  2. 

Avec  sa  fermeté  habituelle,  le  gouverneur  s'occupa  d'abord 
de  rassurer  la  population;  ensuite  il  prit  ses  dispositions 
pour  repousser  l'ennemi  dans  le  cas  où  celui-ci  ferait  un 
retour  offensif.  Mais  les  craintes  des  Français  étaient  mo- 
mentanément superflues  :  les  insurgés  avaient  été  tellement 

1.  Rapport  sur  le  combat  de  Faâa,  adressé  à  M.  le  commandant  particu- 
lier de  Taïti,  par  M.  Bonard,  capitaine  de  corvette,  commandant  de  TUranie, 
1"  juillet  1844.  Voir  p.  566,  aux  Pièces  justificatives. 

2.  Lettre  du  P.  François  d'Assise  Caret,  Prêtre  de  la  Société  de  Picpus  et 
Préfet  apostolique  de  l'Océanie  orientale,  à  Mgr  l'Archevêque  de  Calcédoine, 
supérieur  de  la  même  Société.  Mission  de  Notre-Dame-de-Foi,  à  Tahiti,  le 
7  juillet  1844.  Annales  de  la  Propagation  de  la  Foi,  t.  XVII,  p.  1.58,  159   et  160. 


l'archipel  de  la  société  241 

stupéfaits  des  deux  défaites  précédentes  que  leur  hardiesse 
était  encore  une  fois  tombée  et  qu'ils  ne  songeaient  pas  à 
renouveler  leur  tentative  sur  la  capitale. 

Quelques  jours  s'écoulèrent,  et,  l'ennemi  ne  se  représen- 
tant pas,  la  population  de  Papeete  redevint  calme.  Les  Fran- 
çais, le  premier  moment  d'émotion  passé,  avaient  repris 
confiance  dans  leurs  forces.  Ils  étaient  d'ailleurs  pleins  d'es- 
poir dans  l'appui  delà  métropole,  persuadés  que  des  renforts 
importants  allaient  arriver  et  que  ceux-ci  leur  permettraient 
de  terminer  promptement  la  guerre.  Tel  était  leur  état  d'âme 
lorsque  le  12  juillet  une  frégate  anglaise,  le  Carys ford^ieta. 
l'ancre  à  Papeete,  apportant  entre  autres  nouvelles  celle  que 
le  gouvernement  du  roi  Louis-Philippe  avait  désavoué  les 
derniers  actes  de  Dupetit-Thouars  et  refusé  de  ratifier  la 
prise  de  possession  de  Tahiti.  Cette  nouvelle  produisit  un 
effet  désastreux  sur  le  moral  des  Français  ;  ils  perdirent  cou- 
rage et  s'écrièrent  :  «Voilà  donc  le  fruit  d'héroïques  efforts  ! 
Voilà  ce  que  nous  a  valu  le  sang  dont  cent  dix-sept  de  nos 
soldats  ont  arrosé  cette  terre  M  »  Il  faut  avouer  qu'il  y  avait 
en  effet  réellement  de  quoi  décourager  les  gens  les  plus 
résolus.  L'acte  du  roi  Louis-Philippe  et  de  ses  ministres 
était  d'une  maladresse  extrême,  car  il  n'arrangeait  rien,  et 
bien  plus,  il  ne  faisait  que  créer  de  nouvelles  difficultés.  Le 
gouvernement  français  avait  considéré  que  la  prise  de  pos- 
session de  Tahiti  serait  une  charge  plus  onéreuse  qu'avan- 
tageuse pour  la  France;  il  s'était  dit  que  Dupetit-Thouars, 
après  avoir  légitimement  et  largement  profité  des  fautes  de 
la  reine  Pomare,  s'était  ensuite  laissé  entraîner  par  son  zèle 
patriotique  à  abuser  de  ce  qu'elle  n'avait  ni  armées  ni  canons 
pour  lui  prendre,  sans  motifs  suffisants,  ses  Etats  hérédi- 
taires. Mais,  puisque  la  chose  était  faite,  il  fallait  tout  de 
même  la  ratifier,  car  autrement  on  jetait  le  discrédit  sur  les 
représentants  de  la  France,  et,  chose  plus  sérieuse,  l'on  en- 

1.  D'après  une  lettre  écrite  à  Papeete,  le  14  juillet  1844,  et  publiée  à  Paris, 
le  mardi  31  décembre  de  la  même  année,  par  le  journal  le  Constitutionnel. 

16 


242  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

courageait  la  rébellion,  ce  qui  amenait  une  foule  de  com- 
plications :  en  un  mot,  il  fallait  imiter  le  gouverneur  Bruat, 
qui,  tout  en  désapprouvant  l'arrestation  de  Pritchard,  avait 
cru  cependant  devoir  l'accepter  et  la  maintenir,  afin  de  ne 
pas  aggraver  la  position  des  Français  et  de  leurs  partisans. 
C'est  ce  que  malheureusement  n'avaient  pas  compris  le  roi 
Louis-Philippe  et  ses  ministres,  et  ceci  nous  démontre  une 
fois  encore  qu'on  ne  devrait  jamais  confier  l'administration 
de  pays  lointains  à  des  hommes  qui  ne  les  connaissent  pas 
et  par  suite  sont  incapables  de  comprendre  les  caractères 
intellectuels  de  leurs  habitants.  Pour  ces  derniers,  la  moindre 
concession  politique  est  une  preuve  de  faiblesse  ;  ils  n'ont 
aucune  idée  de  ce  que  l'âme  aryenne  nomme  la  générosité  : 
pour  eux,  celle-ci  signifie  la  peur.  Et  c'est  ce  dont  les  Fran- 
çais qui  se  trouvaient  alors  à  Tahiti  se  rendirent  parfai- 
tement compte  :  ils  prévirent  les  fâcheuses  conséquences 
qu'allait  engendrer  le  désaveu  de  la  prise  de  possession  des 
États  de  la  reine  Pomare,  c'est-à-dire  une  guerre  longue  et 
coûteuse.  Aussi,  dans  leur  juste  colère,  officiers,  fonction- 
naires, soldats,  marins  et  colons  ne  cachèrent-ils  pas  leur 
mépris  pour  les  hommes  «  qui  gouvernaient  de  loin  les  colo- 
nies )).  Pendant  quelques  jours,  à  Papeete,  le  désaveu  de 
Dupetit-Thouars  fut  le  sujet  de  toutes  les  conversations  des 
Français  et  ceux-ci  ne  manquèrent  pas  de  flétrir  énergique- 
ment  la  conduite  de  leur  roi  et  de  ses  ministres.  En  revanche, 
les  Anglais  s'empressèrent,  avec  leur  tact  habituel,  de  témoi- 
gner publiquement  leur  satisfaction,  en  manifestant  partout 
dans  la  capitale  une  joie  insolente. 

Quoique  la  nouvelle  ne  fiit  pas  officielle,  le  gouverneur 
Bruat  fît  une  démarche  auprès  de  Pomare  IV  en  lui  rendant 
la  qualité  de  reine,  supprimée  depuis  le  6  novembre  iSliS. 
Mais,  comme  il  fallait  s'y  attendre,  cette  démarche  exalta 
l'orgueil  de  l'ex-souveraine  et  celle-ci  refusa  avec  hauteur 
tout  accommodement  :  elle  répondit  qu'elle  ne  voulait  point 
du  Protectorat  de   la  France,  et  que  le  gouverneur  n'était 


l'archipel  de  la  société  243 

plus  pour  elle  que  le  commodore  Bruat,  commandant  la  fré- 
gate l'Uranie  ;  qu'elle  allait  prévenir  les  insurgés  de  cesser 
de  combattre,  car,  avant  trois  mois,  les  puissances  euro- 
péennes l'auraîent  rétablie  dans  ses  droits,  sans  avoir  besoin 
pour  cela  de  recourir  aux  armes. 

En  effet,  dans  une  lettre  datée  du  12  juillet,  elle  recom- 
manda au  peuple  de  Tahiti  de  ne  faire  aucun  mal  aux  Fran- 
çais en  attendant  que  des  nouvelles  de  France  fussent  arri- 
vées, et  jusqu'à  son  retour,  car  elle  s'en  allait  à  bord  d'un 
navire  anglais  à  Bora-Bora  pour  y  faire  ses  couches. 

Pomare  IV  devait  toujours  rester  à  Papeete,  le  gouverneur 
Bruat  ayant  signifié  au  commandant  du  ketch  anglais  que  le 
gouvernement  français  considérerait  comme  un  acte  d'hos- 
tilité le  débarquement  de  l'ex-reine  sur  un  point  quelconque 
des  lies  de  la  Société;  mais  la  nouvelle  que  le  roi  Louis-Phi- 
lippe avait  refusé  de  ratifier  la  déchéance  de  Pomare  IV 
amena  Bruat  à  laisser  librement  partir  celle-ci  pour  l'île 
Bora-Bora  ^ 

1.  A  cette  époque,  un  journaliste  de  Papeete  publiait  sur  cette  souveraine 
les  lignes  suivantes  : 

«  Pomare,  cette  reine  dont  on  a  tant  parlé  en  France,  est  assez  haute  de 
stature  pour  une  femme,  mais  elle  est  fort  grosse  et  massive;  de  très  beaux 
yeux  cependant  la  relèvent.  Elle  a  eu  beaucoup  d'enfants,  sept,  je  crois; 
quatre  seulement  existent,  trois  garçons  et  une  fille.  Elle  habitait  une  grande 
et  belle  case,  occupée  aujourd'hui  par  le  gouverneur.  Cette  case  est  dans 
une  jolie  position,  au  milieu  et  en  arrière  du  village  de  Papeïti.  Mais,  toutes 
les  fois  qu'elle  le  pouvait,  elle  courait  dans  une  grande  case  non  fermée, 
assise  sur  un  monceau  de  pierres  et  située  à  l'O.  de  la  baie,  au  bord  de  la 
mer.  C'était  le  lieu  de  ses  plaisirs,  de  ses  Houpas-Houpas. 

«  La  première  fois  que  j'ai  vu  Pomare,  je  ne  me  serais  pas  douté  qu'elle 
fût  la  reine  de  ces  lieux.  Elle  était  vêtue  absolument  de  la  même  manière 
et  des  mêmes  étoffes  de  coton  que  les  Taïliennes  les  plus  vulgaires.  Ses 
jambes,  ses  pieds  étaient  nus.  Dans  ce  pays,  rien  ne  distinguait  le  chef 
souverain  de  ses  sujets.  Pomare  avait  donc  conservé  le  goût  de  la  liberté 
en  tout,  partout  et  pour  tout.  Vêtue  d'une  simple  chemise,  elle  allait  avec 
les  autres  femmes  à  bord  des  navires  baleiniers  qui  mouillaient  à  Papeïti, 
et,  toute  la  journée,  elle  se  baignait  sans  distinction  avec  elles.  On  la  recon- 
naissait pourtant  à  une  suite  nombreuse  de  princesses,  de  dames  d'honneur 
et  de  courtisanes  qui  l'accompagnent  toujours. 

«  Quelques  Anglais,  à  la  tête  desquels  était  M.  Pritchard,  missionnaire  et 
agent  consulaire  de  la  Grande-Bretagne,  choqués  de  cette  manière  d'être  de 
la  reine,  et  voulant  la  dominer,  tentèrent  près  d'elle  tous  les  moyens  qui 
pouvaient  les  conduire  à  leur  but,  et  surtout  l'intimidation;  ils  réussirent. 
Dès  ce  moment,  ils  la  comblèrent  de  présents;  mais  ils  lui  imposèrent  l'obli- 


244  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

Le  samedi  3  août  ISlik,  un  brick  sarde,  VEridano,  mouilla 
en  rade  de  Papeete.  11  apportait  à  Bruat  une  dépêche  offi- 
cielle du  gouvernement  français,  une  lettre  autographe  de 
Louis-Philippe  à  Pomare  IV  et  des  présents  de  ce  roi  pour 
la  reine.  La  dépêche  disait  au  gouverneur  Bruat  que,  Sa 
Majesté  n'ayant  pas  trouvé  suffisants  les  motifs  qui  avaient 
déterminé  l'amiral  Dupetit-Thouars  à  transformer  le  Pro- 
tectorat des  îles  de  la  Société  en  une  prise  de  possession, 
celle-ci  devait  être  considérée  comme  non  avenue. 

Quoique  profondément  attristé  de  la  décision  du  roi  et  de 
ses  ministres,  le  gouverneur  se  conforma  à  leurs  instruc- 
tions. Pomare  IV  se  trouvait  alors  dans  l'île  Raiatea-Tahaa. 
Le  Phaéloii  y  fut  envoyé  avec  le  lieutenant  de  vaisseau  Mais- 
sin,  accompagné  du  missionnaire  Orsmond,  pour  appuyer 
sa  démarche  auprès  de  la  reine  et  tâcher  de  la  décider  à 
revenir  à  Tahiti.  Mais  à  l'approche  de  ce  navire,  Pomare  IV 
abandonna  sa  résidence  pour  aller  se  cacher  dans  une  vallée 
de  l'île.  M,  Maissin  essaya  vainement  de  parvenir  jusqu'à 
la  souveraine;  il  lui  écrivit  trois  lettres  et  n'obtint  aucune 
réponse.  L'éloignementet  le  silence  de  Pomare  IV  laissaient 
deviner  quelles  étaient  ses  intentions  :  ne  pas  écouter  les 
paroles  des  Français,  quelles  qu'elles  fussent.  Après  toutes 
ces  tentatives,  il  ne  pouvait  rester  le  moindre  doute  sur  la 
résolution  irrévocable  qu'avait  prise  la  reine  de  ne  commu- 
niquer en  aucune  manière  avec  les  autorités  françaises.  Le 
Phaéton  quitta  donc  Raiatea  le  30  août  et  rentra  à  Papeete 
le  3  septembre. 

gation  d'agir  en  reine  européenne,  voulurent  qu'elle  s'habillât  à  l'anglaise, 
qu'elle  mît  des  bas  et  des  souliers,  que  l'accès  de  la  case  royale  fût  rendu 
difficile,  que  ses  sujets  ne  l'abordassent  qu'avec  humilité,  et  loi'squ'ils  se 
retiraient  d'auprès  d'elle,  qu'ils  marchassent  à  reculons. 

«  Pomare  n'osait  pas  se  révolter,  contre  les  exigences  de  ses  dominateurs, 
et  elle  souffrait  horriblement  de  cette  contrainte.  Pour  se  soustraire  à  eux, 
elle  employait  toutes  les  ruses.  On  l'a  vue,  à  bord  des  navires  où  elle  se 
présentait  en  reine,  demander  la  permission  d'ôter  ses  bas  et  ses  souliers. 
Un  restaurateur  français,  nommé  Bremond,  établi  ici  depuis  10  ans,  recevait 
fréquemment  ses  visites.  Pour  arriver  chez  lui  sans  être  aperçue,  elle  tra- 
versait un  large  ruisseau  bourbeux,  et  elle  entrait  par  une  porte  de  derrière. 
Chaque  fois  qu'elle  était  surprise,  elle  était  sévèrement  gourmandée.  » 


l'archipel  de  la  société  245 

Voilà  quel  était  le  résultat  de  la  politique  de  sentiment  du 
roi  Louis-Philippe  et  de  ses  ministres  :  la  reine  Pomare  re- 
poussait hautainement  leurs  avances  et  le  gouverneur  Bruat 
ne  pouvait  la  châtier  de  son  insolence,  puisqu'il  était  chargé 
au  contraire  de  la  rétablir  sur  le  trône;  en  somme  la  dignité 
de  la  France  se  trouvait  abaissée. 

La  position  du  gouverneur  était  fort  embarrassante;  il  ne 
savait  que  faire  pour  sortir  de  cette  situation  qui  paraissait 
sans  issue.  Lié  par  les  ordres  qu'il  avait  reçus,  il  n'osait 
proclamer  une  seconde  fois  la  déchéance  de  Pomare  IV,  ce 
qui  pourtant  paraissait  être  la  seule  solution  compatible  avec 
la  puissance  de  la  France,  et  néanmoins  il  était  obligé  de 
terminer  cette  affaire.  Après  bien  des  hésitations,  qu'explique 
son  orgueil  patriotique  blessé,  le  gouverneur  résolut  de 
tenter  une  dernière  démarche  pour  engager  la  reine  à  re- 
prendre possession  de  sa  souveraineté  sous  la  protection  du 
gouvernement  français. 

Le  Phaélon  partit  le  29  décembre,  ayant  à  son  bord  le  capi- 
taine de  corvette  Hanet  De  Cléry,  l'enseigne  de  vaisseau  De 
Carpegna  et  l'interprète  du  gouvernement  Darling.  Le  navire 
arriva  à  Raiatea-Tahaa  le  lendemain  30,  au  matin.  Mais  cette 
nouvelle  démarche  ne  fut  pas  plus  heureuse  que  la  précé- 
dente. La  reine  ne  répondit  rien  à  une  première  lettre  en- 
voyée par  le  capitaine  De  Cléry  ;  celui-ci  en  expédia  une 
seconde  accompagnée  d'un  pli  de  l'amiral  Hamelin;  le  mes- 
sager revint  et  rendit  compte  ainsi  qu'il  suit  de  sa  commis- 
sion :  «  Pomare  a  lu  les  lettres  que  je  lui  ai  portées,  et  elle 
m'a  dit  ensuite  qu'elle  ne  viendrait  pas  à  Tahiti,  et  qu'elle 
n'écouterait  les  propositions  de  l'amiral  français  qu'en  pré- 
sence de  l'amiral  anglais.  »  Le  capitaine  De  Cléry  comprit 
qu'il  ne  convenait  plus  d'insister;  il  quitta  Raiatea  et  retourna 
à  Tahiti. 

Alors  le  gouverneur  Bruat  envoya  dans  cette  île  plusieurs 
courriers  porteurs  d'une  missive  par  laquelle  il  engageait 
les  chefs  à  venir  à  Papeete  pour  aviser  aux  moyens  d'admi- 


2i6  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

nistrer  le  pays  sans  le  secours  de  Pomare  IV  et  pour  assister 
en  même  temps  à  la  réinstallation  du  pavillon  du  Protec- 
torat, qui  devait  avoir  lieu  prochainement.  Cette  convocation 
fut  accueillie  avec  empressement  par  un  grand  nombre  de 
chefs  et  ceux-ci  se  rendirent  dans  la  capitale. 

Le  7  janvier  18/i5,  à  6  heures  du  matin,  le  gouverneur 
Bruat  passa  les  troupes  en  revue;  à  8  heures  le  pavillon  fran- 
çais fut  hissé  sur  les  établissements,  les  forts,  les  navires,  etc. , 
et  salué  de  vingt  et  un  coups  de  canon  ;  à  10  heures  il  y 
eut  des  courses,  puis  un  long  défilé  d'indigènes  des  deux 
sexes  en  costumes  de  fête;  à  11  h.  1/2  les  chefs  se  réunirent 
au  palais  du  gouvernement  afin  de  trouver  une  solution  à  la 
situation  que  créait  l'attitude  de  Pomare  IV. 

Le  gouverneur  Bruat  était  présent  à  cette  séance.  Parmi 
les  grands-chefs  on  remarquait  :  Tati,  chef  de  Papara;  Hitoti, 
chef  et  grand-juge;  Paraita,  chef  de  Papeete;  Pee,  chef  de 
Taiarapu;  Arato,  chef  de  Papenoo;  Mare,  orateur  du  Roi. 
Ceux-ci  furent  mis  au  courant  des  tentatives  infructueuses 
faites  par  le  gouverneur  pour  décider  la  reine  à  reprendre 
possession  de  sa  souveraineté  sous  la  protection  de  la  France. 
La  situation  qui  en  résultait  fut  exposée  et  examinée.  La  pro- 
position du  choix  d'un  nouveau  roi  n'ayant  pas  paru  plaire 
aux  chefs,  on  leur  offrit  la  nomination  d'un  régent.  Ils  l'a- 
gréèrent et  nommèrent  Paraita.  Alors  Mare  donna  lecture 
d'un  document  par  lequel  les  grands -chefs  et  six  grands- 
juges  demandaient  que  Paraita,  qui  avait  déjà  rempli  les  fonc- 
tions de  régent,  fût  installé  de  nouveau  dans  cette  dignité. 
Le  gouverneur  Bruat,  commissaire  du  Roi,  déclara  que  le 
Protectorat  était  définitivement  rétabli,  et  qu'il  acceptait  Pa- 
raita pour  régent. 

A  midi,  le  pavillon  du  Protectorat  fut  arboré  en  haut  du 
mât  placé  au  palais  du  gouvernement,  devant  la  demeure  du 
régent,  au  grand  mât  des  navires  et  salué  de  vingt  et  un 
coups  de  canon.  Après  quoi,  il  y  eut  des  réjouissances, 
banquet,  chants  indigènes  et  divers  jeux  qui  remplirent  le 


l'archipel  de  la  société  247 

reste  de  la  journée  ;  à  huit  heures  un  feu  d'artifice  fut  tiré, 
€t  la  soirée  se  termina  par  un  bal  présidé  par  Madame  Bruat. 

Le  gouverneur  espérait  peut-être  que  la  nomination  d'un 
régent  ramènerait  la  reine  à  de  meilleures  dispositions;  mais 
Pomare  IV  resta  inébranlable  dans  sa  détermination  de  ne 
pas  accepter  la  protection  de  la  P>ance.  Toutefois  la  trêve 
tacite  existant  entre  les  rebelles  et  les  Français  continua  de 
durer.  Le  gouverneur  profita  de  ce  répit  pour  se  consacrer 
entièrement  à  l'administration  intérieure  de  Tîle.  C'est  à 
cette  époque  que  fut  commencée  la  construction  de  plu- 
sieurs édifices  utiles  :  on  bâtit  des  casernes,  un  hôpital, 
quelques  magasins,  etc.  Tous  ces  travaux  ne  s'accomplirent 
pas,  il  est  vrai,  sans  difficultés,  car  outre  que  les  maté- 
riaux étaient  rares,  la  main-d'œuvre  indigène  manquait  ;  il 
fallut  recourir  aux  soldats  pour  avoir  des  ouvriers  et  des 
maçons  ;  enfin,  grâce  à  leur  dévouement,  on  parvint  à  élever 
des  bâtiments  si  solides  que  la  plupart  sont  encore  debout 
aujourd'hui. 

Cependant  la  reine  Pomare  ne  s'était  pas  bornée  à  réfuser 
de  traiter  avec  les  Français  et  de  recevoir  la  lettre  et  les  pré- 
sents du  roi  Louis-Philippe  :  elle  avait  commis  en  même 
temps  un  acte  d'hostilité  envers  la  France,  en  appelant  près 
d'elle,  à  Raiatea,  les  principaux  chefs  des  îles  Sous-le-Vent, 
accompagnés  d'hommes  armés  ;  elle  avait  aussi  écrit  aux 
■chefs  de  Tahiti  assemblés  dans  les  camps  de  Punavia  et  de 
Papenoo  pour  les  engager  à  rester  armés  et  à  ne  pas  se  dis- 
perser ;  enfin  l'île  Raiatea  avait  été  le  théâtre  de  violences 
commises  contre  les  naturels  qui  avaient  accepté  le  pavillon 
du  Protectorat,  et  quelques  habitants  de  cette  île,  sous  les 
ordres  de  Terii-Taria,  étaient  allés  à  l'île  Huahine  dansle  but 
de  renverser  celui  qui  y  avait  été  arboré.  Le  gouvernement 
du  Protectorat  ne  pouvait  tolérer  pendant  plus  longtemps  de 
pareilles  provocations  sans  y  répondre  :  le  15  avril  18Zi5,  à 
Papeete,  le  gouverneur  Bruat,  avec  l'avis  et  l'approbation  du 


248  HISTOIRE    DE    La   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

conseil  du  gouvernement,  rendit  un  décret  par  lequel  il  dé- 
clarait, pour  les  motifs  énoncés  plus  haut,  l'île  Raiatea  en 
état  de  blocus. 

Le  Phaéion  j  fut  envoyé  et  se  mit  à  croiser  devant  les 
côtes.  Le  2Zi  avril,  la  Charte  fit  voile  de  Papeete  pour  les 
îles  Sous-le-Vent.  Cette  frégate  promena  le  pavillon  tricolore 
devant  les  îles  Huahine,  Raiatea  et  Bora-Bora,  où  elle  jeta 
l'ancre  le  26,  au  soir.  Le  commandant  de  la  Charte  ayant  fait 
mettre  une  embarcation  à  la  mer  pour  communiquer  avec  le 
Phaéion,  les  kanaques  crurent  que  les  Français  voulaient 
débarquer,  et,  pour  protester,  exécutèrent  une  décharge  d'ar- 
mes à  feu,  puis  s'enfuirent  précipitamment  dans  l'intérieur 
de  l'île.  L'embarcation  revint  à  bord  et  la  Charte  continua 
sa  route.  En  somme,  cette  croisière  fut  une  simple  démons- 
tration navale,  en  attendant  un  acte  plus  sérieux. 

Le  gouverneur  Bruat  continuait  de  s'occuper  d'administra- 
tion intérieure.  En  mai  18/i5,  une  assemblée  de  chefs  et  de 
juges  des  îles  Tahiti  et  Moorea  (Eimeo)  tint  à  Papeete  une 
session  législative,  afin  de  réformer  ou  de  changer  les  lois 
dont  l'esprit  et  les  dispositions  étaient  en  désaccord  avec 
le  nouveau  gouvernement,  c'est-à-dire  avec  le  Protectorat 
français.  Ces  lois  locales,  ayant  été  instituées  à  Tahiti,  en 
1842,  sous  l'inspiration  et  avec  la  participation  des  mission- 
naires protestants  anglais,  ne  pouvaient  plus  subsister  ainsi 
sous  le  régime  des  autorités  françaises;  on  les  modifia  donc^ 
ou  l'on  en  créa  d'autres  quand  il  fut  impossible  de  les  arran- 
ger. 

La  dernière  séance  de  cette  session  eut  lieu  le  8  mai.  Le 
gouverneur  Bruat  et  le  régent  Paraita  étaient  présents.  Les 
chefs  leur  demandèrent  de  les  congédier  d'après  les  anciennes 
coutumes,  c'est-à-dire  en  les  confirmant  dans  l'autorité  dont 
ils  étaient  investis  et  en  leur  remettant  la  paix. 

Taamu  fut  chargé  d'adresser  le  discours  d'adieu  aux  chefs 
et  juges. 

Après  avoir  remis  le  pouvoir  et  la  paix  à  tous  les  chefs  de 


L  ARCHIPEL    DE    LA    SOCIETE  249 

Moorea  et  de  la  grande  presqu'île  de  Tahiti,  il  dit  à  ceux  de 
Taiarapu  : 

((  Vous  du  Te-ava-taï,  vous  le  reste  du  gouvernement  de  l'un  de  nos 
anciens  rois,  de  Veiatua  et  de  son  descendant  Temataiapo,  reprenez 
votre  autorité  et  acceptez  la  paix  que  je  vous  offre  ;  prenez-la  et  offrez- 
la  au  peuple,  qui  l'acceptera  avec  d'autant  plus  de  plaisir,  que  vous 
lui  parlerez  au  nom  de  ceux  qui  l'ont  si  longtemps  gouverné.  » 

Arahu,  de  Moorea,  et  Pehuehue,  de  Taiarapu,  exprimèrent  leur  sa- 
tisfaction de  voir,  après  tant  d'années  d'oubli,  restaurer  le  nom  des 
anciens  rois  de  Taiarapu,  le  nom  de  Veiatua. 

Tati  s'avança  au  milieu  de  l'assemblée  et  prononça  ces  paroles  : 
«  Louis-Philippe,  Bruat,  et  vous,  notre  régent,  bien  !  très  bien  !  Ce  que 
vous  venez  de  faire  est  un  acte  de  justice  qui  sera  senti  de  tous  !  Depuis 
longtemps  le  peuple  de  Taiarapu,  écrasé  par  une  famille  qui  abusait 
du  droit  de  conquête,  et  qui  voulait  effacer  jusqu'au  souvenir  de  ses 
anciens  rivaux,  n'osait  plus  prononcer  le  nom  de  ses  rois  ;  on  n'en- 
tendait plus  dans  les  assemblées,  que  les  noms  de  Te-arii-na-vaha-roa 
(le  roi  à  la  grande  bouche)  et  de  Tetua-nui-haa-maru-rai  (le  grand  dieu 
de  la  voûte  céleste),  qui  étaient  ceux  de  nos  vainqueurs  '.  Aujourd'hui, 
celui  de  Veiatua,  l'ancien  roi  de  la  péninsule,  celui  de  Te-mata-iapo, 
dont  moi,  Pehuehue,  Tavini  et  d'autres  sommes  les  descendants,  vien- 
nent d'être  proclamés  de  nouveau  !  A  ces  noms,  il  me  semble  voir  nos 
ancêtres  se  relever  de  leurs  tombeaux  pour  s'unir  à  nous  et  entrer 
sous  le  gouvernement  de  Louis-Philippe,  qui  vient  de  rétablir  les 
droits  de  leur  famille  ! 

1.  Un  officier  français,  M.  Ribourt,  a  laissé  quelques  renseignements  sur  les 
anciens  noms  royaux  des  Pomare  ;  les  voici  : 

«  Les  membres  de  la  famille  des  Pomare,  chefs  principaux  autrefois  de 
plusieurs  districts,  portaient  alors  des  noms  qui  sont  restés  ceux  des  chefs 
encore  aujourd'hui  ;  mais  qui,  cependant,  sont  toujours  plus  particulière- 
ment réservés  à  la  reine,  quand  elle  se  trouve  sur  les  lieux;  ces  noms,  que 
l'on  peut  appeler  royaux,  sont  :  dans  le  Porionuu  (Pai^e  et  Arue),  Tunieaaite 
tua. 

A  Mahina,  Tiipa  ; 

A  Haururu,  Te  Tupuai  o  te  rai  ou  Teriivanaa  i  te  rai; 

A  Faaa,  Teriivaeatua; 

Dans  le  Manotahi  en  Teoropaa,  Tetuanuie  maruai  te  rai; 

Dans  le  Manorua  en  Teoropaa,  Tevahi  tuai  Patea; 

A  Papara,  Teriirere  i  tooa  o  te  rai; 

A  Papeari,  Teariinui  o  Taïti. 

Dans  la  presqu'île  : 

«  A  Vairao,  Teahahuiri  fenua; 
A  Mataoae  et  à  Teahupoo,  Teriinarahaoroa  ; 


250  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

«  Bien  !  très  bien  !  Vous  les  anciennes  familles  de  ces  îles,  réjouissez- 
vous  et  unissez-vous  à  moi  pour  rendre  grâce  à  Louis-Philippe,  qui 
nous  rend  à  la  fois  nos  noms,  nos  familles  et  nos  droits  !  » 

D'autres  indigènes  parlèrent  encore  sur  ce  sujet.  L'un  d'eux,  un 
vieillard  nommé  Anani,  ancien  haerepo  (promeneur  de  nuit),  prononça 
un  discours  qui  par  son  genre  d'éloquence  rappelait  l'ancien  langage 
de  Tahiti,  déjà  presque  perdu  à  cette  époque. 

Voici  comment  cet  orateur  s'exprima  : 

«  Oui,  te  haere  e  amuite  hiiehue,  à  présent  je  puis  manger  le 
huehue  ^  ;  car  je  puis  mourir,  j'ai  enteadu  de  nouveau  le  nom  de  nos 
rois  !  J'ai  vu  se  relever  cet  ancien  pilier  qui  pendant  si  longtemps,  fut 
le  plus  ferme  appui  de  cette  terre.  Tour  à  tour  je  les  ai  a^us  mourir, 
nos  rois,  et  ils  étaient  en  terre  sous  le  poids  de  trois  générations  de 
Jeurs  vainqueurs  ! 

«  Depuis  longtemps  ce  nom  était  pour  moi  comme  le  erura  moe- 
tiin  ^,  l'oiseau  qui  dort  toujours  au  loin  sur  les  vagues  ;  eïta  e  pania 
tearii^  eita  vaiie  iae  mai,  epohe  a  'u,  si  mon  roi   n'avait  été  réta- 

«  A  Faahiti  et  à  Tautira,  Tetuanuihaamarurai. 

«  Les  districts  dont  les  noms  ne  figurent  pas  ici,  sont  ceux  qui  étaient  indé- 
pendants autrefois  de  la  famille  des  Pomare.  »  (État  de  l'île  Taïti  pendant  les 
années  1847,  1848,  par  M.  Ribourt,  capitaine  d'état-major.  Revue  coloniale, 
année  1850). 

Un  autre  officier  français,  M.  de  Bovis,  a  donné  sur  les  anciens  noms  royaux 
des  chefs  tahitiens  les  explications  suivantes  : 

«  Le  nom  royal  des  Pomare  fut  au  début  de  leur  puissance  :  «  Te  tau  nui 
eaae  i  te  Atua.  » 

«  Traduisez 

«  Oui  stat  ingens  nitens  ad  Deum.  » 

M.  de  Bovis  se  borne  d'abord  à  fournir  ce  seul  renseignement;  mais  plus 
loin,  à  la  fin  de  son  ouvrage,  il  dit  ceci,  en  parlant  des  principaux  chefs  de 
l'archipel  de  Tahiti  : 

«  Tous  ces  chefs  avaient  des  noms  qui  impliquaient  leur  souveraineté,  et  qui 
ne  changeaient  jamais  avec  les  personnes.  Tels  sont  les  noms  de  Teriimae- 
varua  (le  prince  deux  fois  béni),  de  Mai  (douleur),  Tefaaora  (guérisseur),  pour 
Borabora  et  Tahaa.  Pour  Raiatea  ;  Tamatoa  (race  d'arbres  de  fer),  Teriinui- 
hohonumahana  (le  grand  roi  haut  comme  le  soleil).  Pour  Huahine  :  Teriilaria 
(le  roi  oreille,  ou  le  roi  à  l'ouïe  fine),  et  Tehururahi  (le  grand  caractère  ou  la 
grande  figure).  Pour  Taiarapu  :  Vehiatua  (idole  divine).  Pour  le  Porionuu,  dis- 
trict patronymique  des  Pomare:  Teluanuieaaitealua,  exi>ression  que  nous 
avons  déjà  citée.  Enfin  plusieurs  autres,  dont  il  nous  serait  impossible  de 
traduire  quelques-uns,  parce  que  les  indigènes  eux-mêmes  n'en  savent  plus 
la  signification,  et  qui,  du  reste,  sont  sans  importance.  «  (État  de  la  Société 
tahitienne  à  l'arrivée  des  Européens,  par  M.  de  Bovis,  lieutenant  de  vaisseau. 
Revue  coloniale,  année  1855.) 

1.  Le  huehue  est  un  poisson  empoisonné. 

2.  Le  erura  nioetua  était  un  oiseau  qui,  après  avoir  quitté  la  terre,  était  sup- 
posé ne  plus  y  revenir.  Il  dormait  sur  l'eau. 

3.  Pania.  C'était  une  cérémonie  pour  rétablir  un  roi  vaincu  dans  son  gou- 
vernement. On  rappelait  alors  le  peuple  qui  s'était  sauvé  dans  la  montagne. 


l'archipel  de  la  société  251 

M\,  je  ne  serais  pas  descendu  des  montagnes,  je  serais  mort  en  exilé. 
Tei  einei  faciori  te  ruina  * ,  à  présent,  préparons  la  fête.  Faanoho  te 
arii  te  pu  o  te  hau,  le  roi  est  rétabli  dans  son  gouvernement,  orero  te 
arii  te  a  i  ho,  il  a  repris  le  commandement,  upoo  faataa  ^,  envoyez  les 
danseuses.  Arai  te  rau  ava^  te  arau  roa,  que  son  gouvernement 
s'étende  au  loin,  a  tu  fa  te  hau  mate  atea,  et  que  la  paix  s'étende  par- 
tout autour  de  lui.  » 

Anani  continua  ainsi  son  discours  plein  de  figures  étranges  et  de 
teautés  oratoires  propres  à  l'ancien  langage  tahitien  que  quelques 
liommes  instruits  et  des  vieillards  connaissaient  encore.  11  termina  en 
remerciant  Louis-Philippe,  le  gouverneur  et  le  régent  d'avoir  rétabli 
les  titres  de  l'antique  famille  des  Veiatua. 

Hitoti  demanda  ensuite  que  de  nouveaux  messagers  fussent  envoyés 
aux  chefs  insurgés,  pour  les  engager  à  se  soumettre. 

Mamoe  et  Tairapa  parlèrent  contre  cette  proposition.  Celui-ci,  sur- 
tout, déclara  qu'il  était  fatigué  de  l'obstination  des  insurgés,  et  qu'à 
moins  d'un  ordre  du  gouverneur,  il  ne  ferait  plus  de  démarches  près 
des  gens  de  Moorea  qui  étaient  aux  camps. 

A  cette  occasion,  le  vieux  chef  de  Taiarapu,  Anani,  reprit  la  parole 
•en  ces  termes  : 

«  ïati,  Hitoti,  Paraita,  c'est  vous  qui  avez  planté  cet  arbre  (le  gou- 
vernement du  Protectorat)  :  aujourd'hui  il  prospère.  Moi-même  je  l'ai 
TU  croître  et  s'étendre,  et  je  suis  descendu  des  montagnes  pour  l'arro- 
ser et  lui  donner  quelques  soins  à  mon  tour.  Grand  et  beau  comme  il 
est  aujourd'hui,  on  le  voit  de  tous  les  points  de  Moorea  et  de  Tahiti. 
Ainsi,  croyez-moi,  n'envoyez  pas  de  messagers  à  ceux  qui  font  sem- 
l)lant  de  ne  pas  le  voir,  car  ils  ne  tarderont  pas  à  vous  demander  de 
les  laisser  se  mettre  à  l'abri  de  ses  branches,  pour  jouir  de  son  ombre 
rafraîchissante.  »  (Cette  proposition  n'eut  pas  de  suite.) 

Le  gouverneur  Bruat,  adressa  alors  à  l'assemblée,  par  l'organe  de 
Mare,  orateur  officiel,  les  paroles  suivantes: 

«  C'est  avec  plaisir  que  je  ferai  connaître  à  S.  M.  le  roi  Louis-Phi- 
lippe les  sentiments  que  vous  avez  exprimés  pendant  ces  assemblées, 
l'attachement  et  le  respect  que  vous  avez  montrés  pour  sa  personne. 
Je  suis  persuadé  que  ces  sentiments  vous  serviront  toujours  de  guides. 

1.  C'était  une  hiua,  une  fête  avec  danses,  à  l'occasion  de  la  paix. 

2.  Upoo  faataa.  C'était  une  hupa-hupa  (bacchanale)  pour  féliciter  le  roi  à 
l'occasion  de  la  paix. 

3.  Le  arai  le  rau  aua  était  l'emblème  d'un  état,  d'un  gouvernement.  On 
•disait  arai  te  rau  ava  no  Pomare,  le  gouvernement  de  Pomare.  Quand  on 
ajoutait  le  le  arau  roa,  cela  signiflait  qu'il  commandait  à  d'autres  états,  à 
d'autres  gouvernements. 


252  HISTOIRE    DE   LA   POLYNÉSIE    ORIENTALE 

«Je  suis  heureux  de  voir  que  d'accord  en  cela  avec  le  régent  etavecmoi, 
vous  avez  adouci  les  lois  et  que  vous  les  avez  modifiées  dans  le  but 
de  rendre  le  peuple  plus  heureux  et  d'accorder  aux  chefs  tout  le  pou- 
voir que  les  usages  du  pays  leur  confèrent. 

«  Le  dernier  vœu  que  j'aie  à  former,  c'est  de  voir  ceux  qui  sont 
encore  égarés  ouvrir  les  yeux,  reconnaître  la  justice  du  gouvernement 
et  revenir  à  lui  ^  » 

Il  y  eut  encore  d'autres  sessions  législatives.  Finalement 
une  assemblée  de  chefs  et  de  juges  indigènes  se  réunit,  le 
31  juillet,  en  présence  du  conseil  du  gouvernement  présidé 
par  le  gouverneur  Bruat,  ayant  pour  interprète  Mare,  ora- 
teur officiel.  L'assemblée  de  chefs  et  cle  juges  entendit  la 
lecture  des  lois  votées  par  l'Assemblée  législative  et  adopta 
les  lois  qui  avaient  été  révisées  et  définitivement  sanction- 
nées, promulguées  et  publiées  à  Tahiti  par  le  gouverneur 
Bruat. 

Le  12  août,  l'amiral  Sir  G.  Seymour  arriva  à  Tahiti.  II  y 
venait  régler  avec  le  contre-amiral  Hamelin  le  montant  de 
l'indemnité  que  le  gouvernement  du  roi  Louis-Philippe  était 
disposé  à  accorder  à  Pritchard.  Mais  les  deux  commandants 
des  stations  anglaise  et  française  de  l'Océan  Pacifique  ne 
parvinrent  pas  à  s'entendre  sur  le  chiftre  de  la  somme  à  ver- 
ser; celle  qui  fut  proposée  n'ayant  pas  été  jugée  suffisante  par 
l'amiral  anglais,  Pritchard  fut  prié  de  fournir  de  nouveaux 
renseignements  et  finalement  cette  affaire  n'eut  pas  de  solu- 
tion 2. 

Alors  surgit  un  incident  extrêmement  grave  pour  la  puis- 
sance de  la  France  dans  ces  parages.  Sir  G.  Seymour  pré- 
tendit que  le  Protectorat  français  ne  s'étendait  que  sur  les 
îles  du  Vent  (Tahiti  et  Moorea  ou  Eimeo)  ainsi  que  sur  les 
îles  Tuamotu,  parce  que  les  îles  Sous-le-Vent  ne  relevant 
pas  de  la  reine  Pomare  n'avaient  pu  être  comprises  dans  le 

1.  D'après  les  Annales  maritimes,  t.  XCVII,  1846,  v.  3,  p.  345,  346,  347  et  348. 
Compte  rendu  extrait  du  journal  VOcéanie  française,  n"  du  l"juin  1845. 

2.  Le  cabinet  britannique  avait  nommé  Pritchard  consul  aux  îles  Samoa.  Il 
y  vécut  obscurément  et  mourut  près  de  Brighton  (Angleterre)  en  1883. 


l'archipel  de  la  société  253 

traité  signé  entre  cette  reine  et  la  France  en  18/i2.  C'était 
aussi  ce  que  soutenaient  les  indigènes  de  ces  îles,  habile- 
ment conseillés  par  leurs  pasteurs  protestants  anglais.  Mais 
cela  n'était  pas  tout  à  fait  exact.  Autrefois  les  îles  Sous- 
le-Vent  se  reconnaissaient  vassales  de  Tahiti  qui,  par  son 
étendue  et  le  nombre  de  ses  habitants,  se  trouvait  être  la 
plus  importante  de  toutes  les  îles  de  l'archipel  de  la  Société, 
Sans  doute,  cette  vassalité  était  plus  nominale  que  réelle, 
mais  elle  n'en  avait  pas  moins  existé  au  point  de  vue  poli- 
tique, la  suprématie  religieuse  appartenant  à  Raiatea.  En 
maintes  circonstances,  les  rois  et  les  reines  des  îles  Huahine, 
Raialea-Tahaa  et  Bora-Bora  avaient  fourni  un  contingent 
armé  à  la  famille  régnante  de  Tahiti  et  lui  avaient  rendu  des 
hoQiieurs  particuliers.  Enfin  Pomare  II  avait  durant  quelque 
temps  exercé  une  suzeraineté  suprême  et  indiscutée  sur  les 
autres  rois  de  Tarchipel.  Ses  successeurs  Pomare  III  et 
Pomare  IV  n'avaient  pas,  il  est  vrai,  possédé  la  même  puis- 
sance, mais  ils  avaient  continué  à  jouir  des  mêmes  hommages 
jusqu'aux  dernières  années  qui  avaient  précédé  l'établisse- 
ment du  Protectorat  français,  époque  à  laquelle  les  îles  du 
groupe  nord-ouest  de  l'archipel  de  la  Société  avaient  secoué 
la  prépondérance  de  Tahiti.  Les  indigènes  des  îles  Sous-le- 
Vent  ne  pouvaient  donc  pas  déclarer  avec  justesse  qu'ils 
étaient  de  droit  indépendants,  et  pourtant  ils  le  disaient, 
ayant  la  certitude  d'être  appuyés  par  les  Anglais.  Le  gouver- 
neur Bruat  repoussa  énergiquement  ces  prétentions,  et,  tout 
en  avisant  de  cet  incident  son  gouvernement,  il  continua  pour 
le  moment  de  considérer  les  îles  Sous-le-Vent  comme  pla- 
cées sous  le  Protectorat  de  la  France. 

Au  commencement  du  mois  de  janvier  18/i6,  la  situation 
politique  restait  toujours  la  même  à  Tahiti,  tandis  qu'elle 
s'était  sensiblement  aggravée  aux  îles  Sous-le -Vent  par 
suite  de  la  déclaration  de  Sir  G.  Seymour.  Encouragés  par 
celle-ci,  leurs  habitants  devenaient  de  plus  en  plus  agressifs 


234  HISTOIRE   DE    LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

et  maltraitaient  les  partisans  de  la  France.  Le  gouverneur 
Bruat  résolut  d'entreprendre  une  expédition  contre  les  indi- 
gènes de  ces  îles,  afin  de  les  réduire  à  la  soumission.  Gomme 
il  ne  doutait  pas  du  succès,  il  espérait  que  la  question  de 
leur  indépendance  serait  ainsi  définitivement  tranchée,  les 
gouvernements  anglais  et  français  ne  pouvant  manquer  de 
sanctionner  le  fait  accompli .  En  cette  circonstance  Bruat 
n'agit  pas  avec  toute  la  prudence  désirable,  car  il  ne  possé- 
dait pas  assez  de  troupes  pour  accomplir  des  opérations  éloi- 
gnées, d'autant  plus  qu'il  lui  fallait  d'abord  garder  Papeete. 
Par  patriotisme  il  voulut  exécuter  une  entreprise  au-dessus 
des  moyens  dont  il  disposait  et  par  là  faillit  amener  d'irré- 
parables malheurs. 

Le  18  janvier  l8/i6,  les  Français  opérèrent  un  débarque- 
ment dans  l'île  Huahine.  Les  Anglais  avaient  averti  les  indi- 
gènes et  ceux-ci  se  tenaient  sur  leurs  gardes  ;  ils  opposèrent 
une  résistance  opiniâtre  et  les  Français  furent  repoussés  à 
l'attaque  de  Maeva,  après  avoir  eu  dix-huit  hommes  tués 
et  quarante-trois  blessés;  parmi  les  morts  se  trouvait  un 
officier,  l'enseigne  de  vaisseau  Charles  Clappier,  tué  d'un 
coup  de  feu  en  chargeant  les  Maori  à  la  tête  de  quelques 
hommes^.  Le  capitaine  de  corvette  Bonard,  commandant  de 
rUranie,  voulant  réparer  cet  échec,  fit  construire  un  camp 
retranché  ;  mais  cet  officier  reçut  l'ordre  formel  de  revenir 
en  toute  hâte  à  Papeete,  où  la  situation  empirait  depuis  le 
départ  d'une  partie  des  troupes  françaises. 

En  effet  cette  capitale  était  en  ce  moment  assiégée.  Profi- 
tant de  l'éloignement  de  ces  troupes,  mille  à  douze  cents 
insurgés  des  camps  retranchés  de  Papenoo  et  de  Punavia 
avaient  attaqué  d'abord  le  blockhaus  de  Hapape,  puis  les 
lignes  mêmes  de  Papeete  les  19,  20  et  22  mars.  Après  avoir 

1.  Le  gouverneur  Bruat  au  ministre  de  la  marine  et  des  colonies,  rapport 
du  29  janvier  1846,  affaire  de  Huahine. 

Les  restes  des  six  Français  tués  en  janvier  1816  à  l'attaque  de  Maeva  ont 
été  réunis  en  1887  dans  un  terrain  concédé  à  la  France  par  un  indigène 
nommé  Ainiata. 


l'archipel  de  la  société  255 

pillé  et  incendié  les  maisons  situées  hors  de  la  capitale,  les 
insurgés  l'avaient  investie,  et  par  surprise,  ils  pénétraient 
jusqu'à  son  centre  le  20  mars  à  5  heures  du  soir.  L'alarme 
ayant  été  donnée,  une  lutte  sanglante  s'engageait  dans  les 
rues  entre  les  défenseurs  de  la  place  et  les  rebelles,  qui 
finalement  étaient  repoussés.  Mais  la  population  de  la  ville 
s^était  trouvée  pendant  quelque  temps  dans  une  position 
excessivement  critique.  Effrayés  par  cette  irruption  inatten- 
due de  l'ennemi,  beaucoup  d'habitants  s'étaient  enfuis,  aban- 
donnant leurs  cases  et  emportant  les  objets  auxquels  ils 
tenaient  le  plus.  Au  milieu  de  leur  fuite,  pris  entre  les  feux 
des  combattants,  et,  fous  de  terreur,  ils  avaient  laissé  tom- 
ber dans  les  rues  les  choses  qu'ils  portaient  :  nattes,  vête- 
ments, sébiles,  lampes,  couteaux,  etc.,  afin  d'arriver  le  plus 
vite  possible  au  rivage,  d'où  ils  espéraient  parvenir  aux  vais- 
seaux mouillés  dans  la  rade  et  s'y  mettre  en  sûreté.  La  plu- 
part ayant  réussi,  en  un  instant  les  bâtiments  avaient  été  en- 
combrés de  gens  qui  se  racontaient  les  dangers  auxquels  ils 
venaient  d'échapper. 

Dès  le  premier  moment  de  l'alerte  le  navire  de  guerre 
britannique  était  allé  chercher  dans  des  chaloupes  les  rési- 
dents anglais,  les  missionnaires,  etc.  Quant  aux  vieillards, 
aux  femmes  et  aux  enfants,  ils  s'étaient  réfugiés  avec  quel- 
ques étrangers  sur  l'îlot  Motu-Uta,  situé  dans  la  rade  en  face 
Papeete. 

L'excellente  position  que  ?^Iotu-Uta  occupait  vis-à-vis  de 
la  capitale  avait  aussi  donné  aux  insurgés  le  désir  de  s'en 
emparer.  Par  une  nuit  sombre,  ayant  mis  leurs  pirogues  à  la 
mer  ils  s'étaient  dirigés  sans  bruit  vers  cet  îlot  pour  le  sur- 
prendre. Mais,  entendus  ou  aperçus,  au  moment  d'y  aborder, 
par  des  étrangers,  qui  donnèrent  l'éveil  par  des  coups  de  fu- 
sil, les  insurgés,  se  voyant  découverts  et  n'osant  attaquer, 
s'étaient  retirés. 

Néanmoins  depuis  le  22  mars  les  hostilités  n'avaient  pas 
cessé  un  instant  autour  de  Papeete.  Les  troupes  françaises 


256  HISTOIRE   DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

et  les  indigènes  alliés  faisaient  des  sorties  qui  donnaient  des 
résultats  satisfaisants  ^  ;  mais  cette  situation  ne  pouvait  se 
prolonger  encore  longtemps  sans  amener  une  catastrophe 
pour  les  assiégés  :  les  forces  de  la  petite  garnison  française 
commençaient  à  s'épuiser  et  les  ressources  à  manquer;  des 
renforts  devenaient  nécessaires,  sans  quoi  les  défenseurs  de 
la  capitale  étaient  perdus.  Aussi  les  assiégés  observaient-ils 
anxieusement  l'horizon  pour  voir  si  les  secours  n'arrivaient 
pas.  Enfin  VUranie  parut,  et  son  retour  dissipa  les  appréhen- 
sions des  habitants  et  de  la  petite  armée. 

Toutefois  les  insurgés  ne  levèrent  pas  le  siège  de  la  ville; 
au  contraire  ils  continuèrent  de  l'attaquer  ainsi  que  les  autres 
positions  françaises  de  Tahiti.  Le  gouverneur  Bruat  comprit 
que  seule  une  véritable  expédition  militaire  pourrait  avoir 
raison  d'eux,  et,  profitant  de  la  présence  de  l'amiral  Hame- 
lin,  il  décida  de  marcher  contre  les  camps  des  insurgés  de 
Papenoo  et  de  Punavia. 

Le  8  mai,  il  partit  à  la  tête  de  huit  cents  soldats  et  marins 
et  de  deux  cents  Tahitiens  alliés.  Après  s'être  emparé  des 
positions  de  Papana,  Ahonn  et  Tapahi,  que  les  rebelles  leur 
abandonnèrent  sans  en  venir  aux  mains,  les  Français  attaquè- 
rent, le  10,  celles  de  Papenoo,  et  prirent,  à  la  suite  d'un 
combat,  les  quatre  forts  qui  y  étaient  élevés.  Les  insurgés 
furent  ensuite  poursuivis  dans  le  fond  d'une  vallée  et  per- 
dirent encore  deux  nouvelles  positions.  La  colonne  expédi- 
tionnaire eut  trois  morts  et  treize  blessés.  Elle  bivouaqua 
jusqu'au  23  à  Papenoo.  Pendant  ce  temps  les  Français  détrui- 
sirent ce  qui  pouvait  servir  à  l'ennemi  et  construisirent  à 
Tapahi  un  blockhaus  qui  leur  ouvrait  la  route  des  districts 
de  l'est  et  la  fermait  aux  insurgés. 

La  colonne  expéditionnaire  coucha  à  Haapape,  et  pénétra, 
le  2/i,  dans  la  vallée  de  Fautaua  dont  les  habitants  étaient 
venus  commettre  des  déprédations  jusqu'à  Papeete.  Les  Fran- 

1.  Le  gouverneur  Bruat  au  ministre  de  la  marine  et  des  colonies,  rapports 
à  la  date  du  14  avril  1846. 


l'archipel  de  la  société  257 

çais  anéantirent  toutes  les  ressources  de  cette  vallée  et  enle- 
vèrent une  sérieuse  fortification  à  l'ennemi. 

Le  '25  mai,  la  colonne  expéditionnaire  était  de  retour  à 
Haapape. 

Là,  le  gouverneur  Bruat  se  concerta  avec  l'amiral  Hame- 
lin,  donna  quarante-huit  heures  de  repos  à  ses  troupes,  et 
partit  le  28  pour  Punavia. 

La  colonne  expéditionnaire  bivouaqua,  le  28,  à  Utumaoro, 
et,  le  lendemain  matin,  elle  marcha  sur  les  retranchements  de 
Tapuna  et  de  Atihue,  que  les  éclaireurs  trouvèrent  évacués. 

Le  29,  à  neuf  heures  du  matin,  les  Français  occupaient  Puna- 
via et  les  abords  de  la  vallée  où  les  insurgés  s'étaient  réfugiés. 

Le  30,  à  cinq  heures  du  matin,  le  gouverneur  Bruat  entra 
dans  cette  vallée  avec  trois  compagnies  et  demie,  un  obusier 
de  montagne  et  des  indigènes  servant  d'éclaireurs. 

Les  Tahitiens  insurgés  abandonnèrent  sans  résistance  leur 
premier  retranchement  ;  le  second  fut  pris  après  un  petit 
engagement.  Le  gouverneur  Bruat  avait  donné  l'ordre  de 
s'arrêter  là  et  de  reconnaître  le  terrain;  mais  l'avant-garde 
se  laissa  entraîner  par  les  indigènes  auxiliaires  et  des  volon- 
taires à  s'avancer  jusqu'à  un  endroit  où  la  vallée,  resserrée 
entre  deux  murs  de  rochers  presque  à  pic,  n'a  plus  qu'une 
quarantaine  de  mètres  de  largeur. 

Or  c'était  précisément  en  cet  endroit  que  les  rebelles 
avaient  concentré  leurs  forces.  A  neuf  heures  du  matin,  au 
moment  où  la  colonne  y  arrivait  pour  soutenir  l'avant-garde 
qui  faisait  prévenir  qu'elle  allait  entrer  dans  le  fort,  celle-ci 
fut  reçue  par  un  feu  des  plus  vifs  et  des  masses  de  pierres 
et  des  quartiers  de  roches  (|ui,  lancés,  roulèrent  du  haut  des 
montagnes.  Les  décharges  des  insurgés  faites  à  très  petites 
portées  produisirent  un  effet  terrible  sur  les  Français  :  six 
des  leurs  tombèrent  tués  ou  mortellement  frappés,  et  quinze 
furent  blessés;  parmi  les  premiers  se  trouvait  le  commandant 
De  Bréa.  La  tête  de  la  colonne,  ne  pouvant  lutter  contre 
un  ennemi  si  formidablement  abrité,  dut  reculer  jusqu'à  ce 

17 


258  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

qu'elle  se  fût  mise  hors  de  la  portée  de  ses  coups.  Le  gou- 
verneur Bruat  fit  prendre  position  à  l'endroit  où  elle  s'était 
arrêtée,  puis,  jugeant  que  la  fortification  naturelle  des  insur- 
gés était  inexpugnable  sans  l'occupation  du  mamelon  qui  la 
dominait,  et  que  ceux-ci  gardaient  également,  il  prescrivit 
des  reconnaissances,  détruisit  les  ressources  de  l'ennemi  ainsi 
que  ses  fortifications,  sans  être  inquiété  par  lui,  et  donna 
l'ordre  de  construire  un  blockhaus  à  Punavia. 

En  attendant  qu'il  fût  terminé,  les  Français  continuèrent 
d'occuper  avec  leurs  forces  ce  point,  qui  avait  une  grande 
importance  pour  eux,  car  c'était  par  lui  que  les  insurgés  re- 
cevaient leurs  munitions  et  menaçaient  Moorea^.  Le  3  juin, 
le  gouverneur  Bruat  était  de  retour  à  Papeete  ^. 

Par  les  combats  de  Papenoo  et  de  Punavia  les  insurgés 
avaient  été  contraints  de  quitter  le  littoral  de  Tahiti  et  de  se 
retirer  dans  le  massif  montagneux  de  l'intérieur  de  l'île  : 
c'était  en  somme,  malgré  des  pertes  cruelles,  un  bon  résul- 
tat pour  les  Français. 

Six  mois  plus  tard  telle  était  encore  la  situation.  A  la  vé- 
rité aucun  effort  sérieux  n'avait  été  tenté  de  part  et  d'autre 
pour  la  changer.  Les  Français,  surtout,  ne  le  pouvaient 
guère  :  ils  étaient  trop  peu  nombreux  pour  aller  dans  toutes 
les  vallées  attaquer  les  insurgés  et  les  faire  prisonniers. 
Quant  à  les  réduire  par  la  soif  ou  la  famine,  il  n'y  fallait  pas 
songer,  les  sources  ne  manquant  pas  dans  les  montagnes  et 
celles-ci  produisant  en  abondance  le  fei,  espèce  de  banane  sau- 
vage extrêmement  nourrissante  dont  les  indigènes  faisaient 
la  base  de  leur  alimentation.  Les  envois  de  munitions  étaient, 
il  est  vrai,  interceptés  par  les  Français,  mais  il  faut  croire 
que  les  insurgés  avaient  pris  d'avance  leurs  précautions,  car 

1.  Nouveau  nom  de  l'île  Eimeo. 

2.  Rapport  sur  les  combats  de  Papenoo  et  de  Punavia  (10  et  30  mai  1846) 
adressé  au  ministre  de  la  marine  et  des  colonies  par  le  gouverneur  des 
Etablissements  français  de  l'Océanie,  Papeili,  le  3  juin  1846.  Voir  p.  588,  aux 
Pièces  justificatives. 


L  ARCHIPEL    DE    LA    SOCIÉTÉ  2o9 

ils  avaient  en  quantité  de  la  poudre  et  des  balles,  ainsi  que 
le  prouvaient  les  incessants  coups  de  fusil  qu'ils  tiraient 
dans  les  escarmouches.  Quoique  très  supérieurs  en  nombre 
aux  Français,  ils  ne  parvenaient  pas  à  les  expulser,  ni  même 
à  les  vaincre,  faute  de  discipline  et  de  connaissances  mili- 
taires. Les  opérations  traînaient  donc  en  longueur,  et  il  ne 
pouvait  en  être  autrement,  le  Gouvernement  français  n'en- 
voyant que  très  peu  de  renforts. 

Cela  ne  l'empêchait  pas  de  manifester  de  plus  en  plus  son 
mécontentement  de  la  façon  dont  les  affaires  de  Tahiti  étaient 
conduites.  Au  début  du  Protectorat,  il  avait  cru  à  une  occu- 
pation facile,  puis  à  une  guerre  d'une  courte  durée;  main- 
tenant que  celle-ci  se  prolongeait,  il  s'en  prenait  à  ses  offi- 
ciers, les  accusant  de  l'avoir  mal  renseigné  et  jetant  un 
doute  sur  leur  capacité.  Les  hostilités  continuant,  après  tant 
de  combats,  la  mauvaise  humeur  du  roi  Louis-Philippe  et  de 
ses  ministres  avait  fini  par  éclater  :  le  rappel  du  gouverneur 
Bruat  avait  été  décidé.  Néanmoins,  comme  il  était  impos- 
sible de  nier  le  dévouement  de  l'illustre  officier  de  marine, 
on  l'avait  nommé  contre-amiral,  tout  en  lui  donnant  un  suc- 
cesseur dans  le  Gouvernement  des  Établissements  français 
de  l'Océanie  et  dans  le  Commissariat  du  Pioi  près  la  Pieine 
des  Iles  de  la  Société.  Par  une  ordonnance  royale  en  date 
du  6  septembre  18Zi6,  le  capitaine  de  vaisseau  Lavaud  avait 
était  nommé  à  ces  fonctions,  et  celui-ci  était  parti  de  Rrest, 
sur  la  frégate  la  Sirène,  le  M\  novembre,  afin  de  rejoindre 
son  poste.  Bruat  n'ignorait  pas  les  propos  amers  tenus  contre 
lui,  mais  il  ne  s'en  troublait  pas  et  poursuivait  ses  travaux 
avec  cette  tranquillité  d'âme  que  donne  la  satisfaction  du 
devoir  accompli.  D'avoir  l'honneur  de  terminer  la  guerre  de 
Tahiti,  il  ne  l'espérait  même  plus  en  présence  de  Pobstina- 
tion  du  roi  et  de  ses  ministres  à  n'envoyer  que  des  renforts 
insuffisants,  et  malgré  cela,  il  n'en  continuait  pas  moins  de 
s'occuper  avec  zèle  de  la  petite  armée  confiée  à  ses  soins 
et  de  profiter  de  toutes  les  occasions  de  nuire  à  l'ennemi. 


260  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

Le  jour  approchait  cependant  où  tant  d'abnégation  et  de 
persévérance  allaient  être  enfin  récompensées.  On  était  alors 
au  mois  de  décembre  I8/16.  Environ  mille  deux  cents  Tahi- 
tiens  insurgés  s'étaient  réfugiés  à  quelques  kilomètres  de 
Papeete,  au  fond  de  la  vallée  de  Fautahua,  et  s'y  étaient 
retranchés  sur  un  pâté  de  montagnes  à  pic  de  tous  côtés. 
Pour  s'y  rendre,  on  prend  un  petit  sentier  qui  passe  à  tra- 
vers de  hautes  herbes  et  longe  les  sinuosités  d'un  ruisseau 
limpide  coulant  sur  des  roches  disséminées.  Au  début,  la 
route  n'est  que  fatigante  à  cause  des  détours  ;  puis  elle  devient 
difficile  et  à  certains  endroits  dangereuse,  par  suite  de  son 
étroitesse;  le  torrent  se  resserre  alors  entre  des  montagnes 
de  granit  et  la  berge  n'existe  plus.  Au  bout,  à  droite,  se 
trouve  une  gracieuse  cascade  qui  tombe  d'une  grande  hau- 
teur. Il  faut  remonter  encore  par  une  espèce  d'escalier  en 
spirale  excessivement  raide  pour  arriver  au  plateau  incliné 
qui  domine  la  vallée  et  l'endroit  d'où  se  jette  la  cascade.  Les 
Tahiti ens  insurgés  s'étaient  fixés  sur  ce  plateau  formant  ter- 
rasse et  y  avaient  établi  des  retranchements  au-dessus  des- 
quels ne  s'élevait  qu'un  seul  pic  presque  vertical.  Les  rebelles 
croyaient  ce  dernier  inaccessible  pour  des  Européens,  car 
eux-mêmes  éprouvaient  de  grosses  difficultés  à  le  gravir.  Ce 
lieu  de  défense  était  en  effet  admirablement  choisi,  et  si 
bien,  que  depuis  cette  affaire  les  autorités  françaises  ont  cru 
devoir  le  désigner  pour  servir  de  refuge  aux  troupes,  au  cas 
où  un  ennemi  quelconque  viendrait  à  s'emparer  de  Papeete. 
La  position  des  insurgés  était  donc  redoutable  et  même 
imprenable  de  front.  Quant  à  la  tourner,  il  semblait  que  cela 
fût  impossible,  le  pic  qui  se  dressait  au-dessus  d'elle  étant 
trop  vertical.  Néanmoins  si  l'on  parvenait  à  monter  dessus, 
c'en  était  fait  des  rebelles  :  ceux-ci  se  trouveraient  pris  alors 
sous  la  menace  d'un  feu  plongeant,  et  sans  pouvoir  s'y  déro- 
ber par  la  ressource  d'une  retraite  puisqu'ils  auraient  à  dos 
une  muraille  droite  élevée  de  2  ou  300  mètres  et  devant  eux 
l'entrée  de   la  vallée  obstruée  par  le  gros   des  forces  fran- 


l'archipel  de  la  société  261 

çaises.  Toute  la  difficulté  consistait  donc  à  escalader  cette 
muraille,  et  c'est  ce  dont  désespéraient  les  Français,  quand 
un  Maori,  nommé  Mairoto  ou  Maroto,  originaire  de  l'île  Râpa, 
se  présenta  devant  le  gouverneur  Bruat  et  lui  dit  qu'autre- 
fois, lorsqu'il  chassait  le  pliaétoni,il  avait  souvent  parcouru 
dans  tous  les  sens  la  vallée  de  Fautahua,  et  que,  la  connais- 
sant dans  tous  ses  moindres  recoins,  il  s'offrait  à  mener  des 
soldats  par  un  passage  connu  de  lui  seul  jusque  sur  la  mu- 
raille qui  dominait  le  camp  des  insurgés.  L'offre  de  Mairoto 
fut  d'abord  accueillie  avec  défiance,  car  les  Français  n'avaient 
déjà  été  que  trop  de  fois  victimes  de  trahison  de  la  part  des 
indigènes  ;  mais  après  avoir  plusieurs  fois  questionné  cet 
homme,  Ton  finit  par  acquérir  la  conviction  qu'il  parlait  loya- 
lement et  l'on  eut  confiance  en  lui.  Le  gouverneur  Bruat 
se  détermina  à  tenter  l'aventure.  11  confia  le  commandement 
d'une  petite  armée  au  capitaine  de  corvette  Bonard  et  lui 
ordonna  de  se  rendre  avec  ses  troupes  dans  la  vallée  de 
Fautahua  pour  en  chasser  les  insurgés. 

Le  capitaine  Bonard  partit  ayant  sous  ses  ordres  deux 
colonnes  composées  de  l'artillerie,  de  la  3^""®  compagnie  de 
débarquement  de  VUranie^  de  la  compagnie  de  voltigeurs  et 
de  la  31«'"^  compagnie  du  1®'"  régiment  d'infanterie  de  marine; 
à  ces  troupes  s'étaient  joints  aussi  des  Tahitiens  alliés,  com- 
mandés par  le  chef  Tariirii. 

Ces  auxiliaires  allèrent  se  poster  au  pied  d'un  piton  à  pic  et 
se  cachèrent  dans  des  fourrés  ;  les  Français  s'échelonnèrent 
€t  se  retranchèrent  de  manière  à  se  porter  mutuellement 
secours  ainsi  qu'à  leurs  alliés.  L'entrée  de  la  vallée  se  trou- 
vait donc  fermée  sans  que  l'ennemi  en  eût  encore  le  moindre 
soupçon. 

Il  fallait  à  présent  tourner  la  position  des  rebelles.  Mai- 
roto était  allé  voir  si  le  passage  dont  il  s'était  autrefois  servi 
existait  toujours  et  s'il  n'était  pas  connu  des  insurgés  et  par 

1.  Oiseau  très  recherché  à  cause  de  son  plumage  qui  servait  de  parure 
■aux  chefs  tahitiens. 


262  HISTOIRE    DE    LA.   POLYNÉSIE    OBIENTÂLE 

conséquent  gardé  par  ceux-ci.  Cet  homme  ne  revint  que  le 
soir,  à  cinq  heures,  et  complètement  exténué  de  fatigue.  II 
était  parvenu  jusqu'au-dessus  du  piton  dominant  les  retran- 
chements de  l'ennemi  et  sans  être  aperçu  de  celui-ci.  Il  ne 
restait  donc  plus  qu'à  commencer  l'escalade;  mais,  comme 
la  nuit  tombait,  le  capitaine  Bonard  remit  l'entreprise  au 
lendemain. 

En  attendant,  il  fit  avancer  les  troupes  jusqu'en  vue  du  fort,, 
car  il  importait  peu  maintenant  que  leur  présence  fût  connue 
des  insurgés.  Le  commandant  Masset  avec  la  Si^"^^  compagnie 
en  avant-garde  intercepta  les  passages  ;  la  S^™'^  compagnie 
de  rUranie,  les  voltigeurs  et  l'artillerie  suivirent.  Ensuite 
chaque  détachement  se  retrancha  et  bivouaqua. 

Le  campement  installé,  le  capitaine  Bonard  fît  demander 
à  chaque  compagnie  des  hommes  de  bonne  volonté  pour 
la  périlleuse  ascension  du  lendemain.  Les  dangers  qu'elle 
offrait  et  les  privations  qu'il  fallait  endurer  ne  furent  pas 
cachés,  et  cependant  les  volontaires  se  présentèrent  en  si 
grand  nombre  qu'on  fut  obligé  de  faire  un  choix. 

Le  17  décembre,  au  matin,  les  hommes  désignés,  comman- 
dés par  le  second  maître  Bernaud,  partirent  rejoindre  le  chef 
Tariirii,  qui  avait  vingt-cinq  indigènes  avec  lui,  ce  qui,  avec 
un  civil,  le  charpentier  Henriot,  formait  un  total  de  soixante- 
deux  hommes. 

Les  soldats  laissèrent  au  pied  de  la  montagne  leurs  sacs, 
et  leurs  habits;  prenant  seulement  leurs  fusils  et  des  car- 
touches, ces  braves  montèrent  tout  nus  sur  le  roc  vif.  Après 
des  peines  inouïes  ils  parvinrent  à  se  hisser  au-dessus  de  la 
montagne.  11  était  alors  onze  heures  du  matin. 

Pendant  que  ces  volontaires  accomplissaient  leur  ascension,, 
le  commandant  Masset  avec  la  31^"*®  compagnie  et  les  volti- 
geurs feignait  une  attaque  sérieuse  contre  le  fort  des  in- 
surgés afin  d'occuper  leur  attention,  et  cette  ruse  réussissait 
si  bien  que  ceux-ci  ne  cessaient  de  lancer  des  avalanches  de 
pierres  du  haut  de  la  montagne. 


l'archipel  de  la  société  263 

La  S^'"'  compagnie  de  VUranie  prit  alors  le  chemin  des 
volontaires  et  rendit  praticable  leur  route  pour  la  compagnie 
des  voltigeurs.  11  fallut  presque  toute  la  journée  pour  accom- 
plir ce  travail.  Dans  l'après-midi,  M.  Brue,  avec  une  section 
de  rUranie,  fut  envoyé  pour  renforcer  les  voltigeurs. 

Des  cordes  et  des  échelles  en  cordes  furent  attachées  aux 
plantes  qui  sortaient  des  fissures  des  roches  et  toute  la  co- 
lonne se  mit  en  devoir  de  prendre  ce  chemin.  Or  le  pic  avait 
à  peu  près  600  mètres  d'élévation  et,  sur  ces  600  mètres, 
150  devaient  être  faits  en  se  hissant  à  force  de  bras,  les  pieds 
appuyés  sur  les  roches  nues  ou  quelques  touffes  de  jonc  !  11 
fallait  une  audace  véritablement  incroyable  pour  oser  tenter 
une  pareille  entreprise. 

Après  un  repos  indispensable,  les  volontaires  s'avancèrent 
sur  les  hauteurs  qui  dominaient  Tennemi.  Le  commandant 
Masset  l'occupait  alors  entièrement.  Le  fusil  en  bandoulière, 
à  cheval  sur  des  crêtes  de  montagne,  un  précipice  des  deux 
côtés,  les  volontaires  accomplirent  ainsi  une  partie  du  tra- 
jet, puis,  malgré  leur  horrible  fatigue,  ils  enlevèrent  avec 
ardeur  la  position,  renversèrent  en  un  instant  le  pavillon 
tahitien,  et  couchant  en  joue  les  insurgés,  ils  leur  dirent  de 
mettre  bas  les  armes  en  leur  promettant  la  vie  sauve.  Pas 
un  d'eux  n'osa  tirer  ;  la  plupart  se  rendirent  et  les  autres 
prirent  la  fuite;  mais  ces  derniers  ne  purent  échapper,  car 
ils  étaient  cernés  et  manquaient  de  vivres  :  ils  furent  obligés 
de  revenir  exténués  se  remettre  entre  les  mains  des  Fran- 
çais. 

Le  commandant  Masset,  voyant  que  le  pavillon  tahitien 
était  abattu,  fît  sonner  afin  de  savoir  si  les  troupes  étaient 
maîtresses  des  hauteurs.  Le  clairon  des  volontaires  ayant 
répondu  à  cet  appel,  la  colonne  s'élança  aux  cris  de  Vive  le 
Roi  !  et  tous  les  insurgés,  épouvantés,  se  mirent  à  fuir.  Le 
commandant  Masset  entra,  s'empara  des  autres  hauteurs  et 
poussa  la  compagnie  de  voltigeurs  jusqu'au  mont  Diadème, 
que  les  gens  de  Punavia  voulaient  disputer  aux  Français.  Se 


264  HISTOIRE   DE   LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

voyant  devancés,  les  renforts  ennemis  se  retirèrent  sans  tirer 
un  coup  de  fusil. 

Telle  fut  la  prise  du  fort  de  Fautahua,  laquelle  consti- 
tue l'une  des  plus  belles  pages  de  l'histoire  coloniale  de  la 
France.  Cette  difficile  expédition  militaire  fut  probablement 
celle  qui  coûta  le  moins  de  sang  et  de  larmes.  En  effet  les 
Français  n'avaient  eu  aucune  mort  d'homme  à  déplorer;  un 
seul  avait  été  fortement  contusionné  par  une  pierre.  Quant 
aux  insurgés,  quelques-uns  d'entre  eux  seulement,  en  se 
sauvant,  étaient  tombés  dans  les  précipices.  Enfin  il  n'y 
avait  pas  eu  le  moindre  acte  d'inhumanité  à  regretter,  et, 
chose  admirable,  les  vainqueurs  avaient  partagé  leurs  rations 
avec  les  vaincus  *.  Jamais  action  d'éclat  n'avait  été  peut-être 
accomplie  d'une  façon  aussi  pure  :  le  capitaine  Bonard,  ses 
officiers,  ses  marins  et  ses  soldats  s'étaient  couverts  de 
gloire  et  d'honneur. 

Du  sommet  du  Diadème  les  Français  découvraient  les 
insurgés  du  camp  et  de  la  vallée  de  Punaroo,  laquelle  se 
relie  avec  celle  de  Fautahua.  Malgré  les  difficultés  du  ter- 
rain et  la  saison  des  pluies,  le  gouverneur  Bruat  fit  concen- 
trer dans  les  montagnes  ce  qu'il  fallait  de  troupes  et  de 
vivres  pour  descendre  dans  la  vallée  de  Punaroo. 

Toutefois,  sachant  que  les  insurgés  étaient  dans  l'effroi,  le 
gouverneur  envoya  vers  eux  un  prisonnier,  le  principal  chef 
de  Fautahua,  pour  leur  demander  ce  qu'ils  avaient  l'intention 
de  faire  et  leur  signifier  qu'en  cas  de  soumission  de  leurpart, 
ils  devraient  remettre  250  fusils.  Les  insurgés  ne  donnèrent 
d'abord  qu'une  réponse  évasive.  Alors  le  gouverneur  Bruat 
renvoya  le  messager  pour  leur  dire  que,  si  le  lendemain  à 
midi  les  armes  n'étaient  pas  livrées,  les  Français  attaque- 
raient le  camp. 

Les  insurgés  auraient  peut-être  bien  voulu  résister  encore, 

1.  Rapport  adressé  au  gouverneur  Bruat  par  M.  Bonard,  capitaine  de  cor- 
vette, commandant  la  colonne  expéditionnaire,  Fautahua,  21  décembi^e  1846. 
Voir  p.  591,  aux  Pièces  justificatives. 


L  ARCHIPEL    DE   LA   SOCIÉTÉ  265 

mais  ils  ne  le  pouvaient  pas  :  sans  défenses  sur  leurs  der- 
rières et  bloqués  par  devant  par  les  troupes  françaises  de 
Punavia,  qui  s'étaient  placées  dans  la  vallée  pour  leur  cou- 
per la  retraite,  ils  se  trouvaient  ainsi  cernés  dans  une  gorge 
dont  les  deux  extrémités  étaient  fermées  ;  donc  ils  capitu- 
lèrent, livrèrent  leurs  armes  et  leurs  munitions  au  com- 
mandant des  troupes,  et  se  soumirent  au  gouvernement  du 
Protectorat  française 

Le  lendemain,  22  décembre,  le  gouverneur  Bruat  se  ren- 
dit à  Punavia  et  y  reçut  la  soumission  officielle  des  insurgés 
du  camp  de  Punaroo.  Celle-ci  nous  a  été  racontée  de  la 
façon  suivante  : 

A  dix  heures  et  demie  du  matin,  le  Phaëlon  mouilla  devant  Pu- 
naavia.  Il  avait  à  bord  le  contre-amiral  gouverneur,  son  état-major, 
le  régent  Paraïta,  les  principaux  chefs  indiens  fidèles  au  protectorat. 
A  onze  heures,  tout  le  monde  était  à  terre;  le  cortège  se  forma  im- 
médiatement et  se  rendit  dans  le  temple,  où  se  trouvaient  déjà  les 
chefs  de  l'insurrection  et  la  plus  grande  partie  de  la  population  de 
Punaroo,  nouvellement  soumise. 

Après  la  prière  d'usage,  l'orateur  d'Utaia,  ïaiora,  se  leva  et  dit  : 
«  Louis-Philippe  !  Bruat  !  régent  !  et  vous  tous,  officiers  et  chefs,  qui 
vivez  sous  le  gouvernement  du  protectorat  !  nous  voici,  nous  les 
chefs,  les  Huiraatiras,  jeunes  et  vieux,  forts  et  faibles,  femmes  et 
enfants,  nous  voici  tous  en  votre  présence  !  Nous  entrons  tous  au- 
jourd'hui dans  le  gouvernement  du  protectorat,  dont  nous  ne  nous 
séparerons  jamais.  Nous  voici  tous  entre  vos  mains  ;  vous  pouvez 
nous  détruire  ou  nous  sauver  ;  mais  écoutez  notre  prière  :  donnez- 
nous  la  paix  et  recevez-nous  dans  le  gouvernement  du  protectorat.  » 

Arahu,  orateur  du  gouvernement  à  Moorea,  répondit,  au  nom  du 
gouverneur,  commissaire  du  roi  et  du  régent  :  «  Que  le  Seigneur 
répande  sur  vous  tous  sa  bénédiction  !  Salut  à  vous,  chefs  et  peuple 
des  deux  districts  du  Te  Oropaa  dans  le  Nuu  ^,  chefs  et  peuple  de  Te 
Fana  i  Ahurai  dans  le  Nuu,  chefs  et  peuple  de  Moorea  dans  le  Nuu, 

1.  Lettre  adressée  au  ministre  de  la  marine  et  des  colonies  par  le  contre- 
amiral  Bruat,  gouverneur  des  Établissements  français  de  l'Océanie,  com- 
missaire du  Roi  près  la  Reine  des  îles  de  la  Société,  Papeete,  le  1"  janvier 
1847. 

2.  Nuu,  expression  qui  ne  peut  être  exactement  traduite,  mais  qui  pourrait 
se  rendre  par  armée,  réunion  belligérante,  camps. 


266  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

chefs  et  peuple  du  Teva  dans  le  Nuu  !  Voici  les  paroles  de  S.  M.  Louis- 
Philippe,  du  gouverneur  Bruat,  du  régent,  et  de  tous  les  chefs  dans 
le  gouvernement  du  protectorat  !  Nous  sommes  très  satisfaits  que 
vous  désiriez  la  paix  et  que  vous  vous  remettiez  entièrement  entre  les 
mains  du  gouverneur  pour  n'en  plus  sortir!  Voici  la  paix,  prenez- 
la  !  Voici  l'Évangile  et  les  missionnaires,  recevez-les  !  Voici  les  lois 
de  cette  terre,  observez-les  !  Voici  encore  les  pirogues,  les  filets  de 
pêche,  les  plantations  et  les  fruits;  prenez  tous  ces  biens,  allez  sur 
vos  terres,  refaites  vos  maisons,  vos  entourages,  et  observez  les  lois  !  » 
Pendant  ce  discours,  l'orateur  d'Utaia  s'est  levé,  et  tenant  une 
pièce  d'étofTe  étendue  vers  l'orateur  du  protectorat,  il  semble  rece- 
voir tous  les  biens  dont  l'énumération  a  été  faite.  Puis  il  replie  avec 
soin  l'étoffe  comme  si  elle  contenait  quelque  chose  de  précieux.  Et, 
reprenant  la  parole  avec  émotion  :  «  Louis-Philippe,  Bruat,  régent, 
vous  tous  gens  d'autorité  dans  le  protectorat  !  grandes  sont  notre 
satisfaction  et  notre  gratitude  :  cette  paix  que  je  tiens  là  dans  une 
étoffe,  nous  ne  la  laisserons  point  échapper,  nous  ne  nous  séparerons 
jamais  d'elle.  Nous  recevons  avec  reconnaissance  l'Évangile,  les  mis- 
sionnaires et  les  lois  !  Nous  irons  en  paix  sur  nos  terres,  nous  refe- 
rons nos  maisons  de  dix  brasses,  nous  tresserons  nos  filets,  et  nous 
observerons  les  lois  !  »  Se  tournant  vers  le  peuple  du  camp  de  Pu- 
naroo  :  «  Punua  te  rai  tua\  chefs  et  peuple  des  huit  districts  de 
Moorea  dans  le  Nuu,  voici  votre  portion  de  la  paix  qu'on  vient  de 
nous  accorder  en  ce  jour,  voici  l'Évangile,  les  missionnaires  et  les 
lois  !  Allez  sur  vos  terres,  cultivez-les,  faites  vos  maisons,  tressez  vos 
filets  et  conservez  les  lois  !  Te  arii  vae  aliia,  chefs  et  peuple  du  Te 
Faua  iahiirai  dans  le  Nuu!  Te  arii  rerei  Togo  rai,  chefs  etpeuple  du 
Te  va  iuta  dans  le  Nuu  !  Pohutetaa  et  Tetoofa,  chefs  et  peuple  de 
Te  ora  paa  dans  le  Nuu  !  voici  votre  portion  de  la  paix  et  des  biens 
qu'elle  amène;  prenez  et  allez  en  jouir  à  l'ombre  des  lois  et  du  pro- 
tectorat! » 

Arahu  reprend  la  parole  au  nom  du  gouverneur  et  du  régent  : 
«  Chefs  et  peuple  de  Te  Orapaa,  du  Te  va  iuta,  de  Te  Faua  Ahurai 
et  de  Moorea  dans  le  Nuu,  voici  le  bien  que  je  vous  apporte  :  le  gou- 
verneur et  le  régent  vous  pardonnent  toutes  vos  fautes  passées  au 
noin  de  Sa  Majesté  Louis-Philippe.  Ils  considéreront  votre  conduite 
dans  l'avenir,  et  ils  espèrent  que  Taïti  ne  formera  plus  qu'un  parti 
comme  il  ne  forme  qu'un  peuple  !  Que  la  paix  et  la  tranquillité  cou- 
vrent ces  îles  !  » 

1.  Titre  officiel  et  héréditaire  des  rois  de  Moorea. 


L  ARCHIPEL    DE    LA    SOCIÉTÉ  267 

Maro  ',  chef  du  Nuu,  s'avance  au  milieu  de  l'assemblée,  et  dit  : 

«  La  joie  est  en  moi  depuis  le  sommet  de  mon  crâné  jusqu'à  la 
plante  de  mes  pieds  !  Avant  ce  jour,  tourmenté  par  le  souvenir  de 
mes  crimes,  je  ne  pouvais  fermer  mes  yeux;  je  voulais  fuir  dans  lea 
montagnes  pour  y  vivre  seul,  ou  partir  secrètement  sur  un  navire, 
en  abandonnant  cette  terre  où  je  suis  né,  et  maintenant  vous  me 
dites  que  vous  oubliez  le  passé  et  que  vous  n'examinerez  que  l'avenir! 
Cette  parole  nous  remplit  de  reconnaissance  et  de  joie.  Nous  vous 
donnons  l'assurance  que  vous  n'aurez  jamais  à  vous  plaindre  de 
notre  conduite  à  venir  !  Aujourd'hui  nous  faisons  partie  du  protec- 
torat et  nous  ne  l'abandonnerons  jamais  !  » 

Se  tournant  vers  le  peuple  nouvellement  soumis  :  «  Chefs  et  peuple 
du  Nuu,  n'est-ce  point  votre  désir  de  vivre  à  jamais  sous  le  protec- 
torat ?  S'il  en  est  ainsi,  levez  la  main  en  témoignage  de  votre  irrévo- 
cable engagement.  » 

D'un  mouvement  unanime  toute  l'assemblée  lève  la  main. 

Chaque  district  accepta  ensuite,  par  l'organe  de  son  orateur  parti- 
culier, la  paix  et  le  pardon  donnés  au  nom  du  roi. 

Pendant  que  cette  cérémonie  avait  lieu,  on  transportait  à  bord  du 
Phaëton  deux  cent  cinquante  fusils  et  toutes  les  munitions  des  insur- 
gés, remis  la  veille  entre  les  mains  du  commandant  de  Punaavia  ^. 

Ainsi,  dans  cette  assemblée  solennelle,  les  chefs  princi- 
paux de  l'insurrection,  Utomi  et  Maro,  suivis  de  plus  de 
mille  personnes  de  Punaroo,  avaient  juré  fidélité  au  gou- 
vernement du  Protectorat.  Leur  acte  ne  pouvait  manquer 
d'influencer  les  insurgés  de  Papenoo,  qui,  depuis  leur  dé- 
faite du  10  mai  18Zi6,  avaient  continué  à  vivre  dans  le  fond 
de  la  vallée  où  les  Français  les  avaient  repoussés.  Le  gou- 
verneur Bruat  profita  de  l'effet  produit  pour  envoyer  un 
messager  chargé  de  sonder  les  intentions  des  rebelles.  La 

1.  Maro,  après  avoir  fait  une  première  fois  sa  soumission  au  gouverne- 
ment du  protectorat,  était  retourné  à  l'insurrection,  où  il  s'était  montré  l'un 
des  plus  ardents  promoteurs  de  la  guerre. 

2.  Procès-verbal  de  V Assemblée  tenue  à  Punaavia  le  22  décembre  1846,  pour 
recevoir  la  soumission  des  insurgés  du  camp  de  Punaroo.  Pour  copie  conforme 
à  l'enregistrement  des  séances  des  assemblées  des  chefs  indigènes,  le  se- 
crétaire-archiviste, Boutet.  [Annexe  n°  l  à  la  lettre  du  gouverneur  au  ministre, 
en  date  du  l*""  janvier  18i7.)  —  J'ai  cru  devoir  citer  in  extenso  ce  procès- ver- 
bal à  cause  de  sa  couleur  locale  ;  il  donne  une  idée  de  l'éloquence  tahitienne 
et  de  quelques  coutumes  curieuses  des  indigènes. 


268  HISTOIRE    DE   LA   POLYNÉSIE    ORIENTALE 

plupart  parurent  être  prêts  à  accepter  n'importe  quelles 
conditions  ;  les  autres  demandèrent  le  temps  de  se  mieux 
renseigner  sur  les  derniers  événements  qui  s'étaient  passés 
ailleurs  dans  l'île;  mais  tous  promirent  de  faire  connaître 
leur  détermination  aussitôt  qu'ils  auraient  été  éclairés  ^ 

Ce  ne  fut  pas  long.  Le  surlendemain,  ils  envoyaient  des 
délégués  à  Papeete,  et  ceux-ci,  dans  une  entrevue  avec  les 
autorités  françaises  demandaient  et  obtenaient  la  paix.  Voici 
comment  nous  est  retracée  cette  scène  mémorable  : 

Le  24  décembre,  à  cinq  heures  et  demie,  les  onze  messagers  arri- 
vés de  Papenoo  se  sont  rendus  chez  le  régent  Paraïta,  où  se  trouvaient 
réunis  Ariipea,  Ori,  chef  rallié  de  Papenoo,  Manua,  chef  de  Tiarei, 
plusieurs  chefs  de  Moorea,  le  chef  Tuahine,  récemment  soumis  lors 
de  la  prise  du  fort  de  Fautahua,  Vaihia,  parlant  au  nom  du  régent, 
différents  chefs,  juges  et  petits  chefs,  ainsi  qu'une  foule  nombreuse 
d'assistants  indigènes  et  européens. 

Pohue,  messager  de  Teriitua,  a  pris  la  parole  au  nom  de  tous  les 
envoyés,  et  s'adressant  au  régent,  lui  a  demandé  si,  avant  de  lui 
faire  connaître  les  paroles  qu'ils  étaient  chargés  de  lui  apporter,  il 
ne  lui  conviendrait  pas  d'ordonner  à  Tune  des  personnes  présentes 
d'invoquer,  par  une  prière,  l'assistance  divine.  Le  régent,  après  avoir 
répondu  aux  envoyés  qu'ils  n'avaient  fait  que  devancer  ses  intentions 
parla  proposition  qu'ils  venaient  d'émettre,  a  désigné  le  chef  ïuahine, 
de  la  vallée  de  Fautahua,  qui,  dans  une  prière  parfaitement  appro- 
priée aux  circonstances,  a  rendu  grâce  à  Dieu  pour  l'accomplissement 
des  derniers  événements  qui  ont  si  soudainement  rendu  la  paix  à  de 
nombreuses  populations,  et  lui  a  demandé  de  permettre  que  l'œuvre 
de  la  pacification  générale  pût  être  achevée  en  peu  de  temps  et  s'éten- 
dît sur  toutes  les  terres  de  Taïti. 

Pohue  s'est  levé,  et  après  s'être  recueilli  pendant  quelques  instants, 
il  a  porté  la  parole  de  la  manière  suivante  : 

«  Tunuieaaïte  atua  (c'est  le  nom  royal  des  souverains  de  Taïti  sur 
les  districts  de  Pare  et  Arue)  et  vous  Temahuetea,  régent  de  ces  îles, 
qui  siégez  tous  deux  au-dessus  de  Tarahoi  !  Vous  tous,  chefs  de 
Taïti  et  de  Moorea  (l'orateur  désigne  successivement  tous  les  chefs  de 


1.  Lettre  adressée  au  ministre  de  la  marine  et  des  colonies  par  le  gou- 
verneur des  Établissements  français  de  l'Océanie,  Papeete,  le  1"  janvier 

1847. 


L  ARCHIPEL    DE    LA    SOCIÉTÉ  269 

districts  par  les  noms  héréditaires  qui  marquent  leur  pouvoir),  Louis- 
Philippe,  Bruat,  et  tous  les  chefs  qui  sont  sous  vos  ordres,  nous  voici 
tous  devant  vous  !  De  tous  les  messagers,  aucun  n'est  resté  en  arrière  ; 
ceux  que  leurs  infirmités  ou  leur  vieillesse  ont  empêché  de  venir  nous 
ont  remis  leurs  noms,  et  nous  parlons  pour  eux  comme  pour  nous- 
mêmes.  Tous  les  districts  de  Taïti  et  de  Moorea  ont  ici  leurs  repré- 
sentants (l'orateur  énumère  les  noms  consacrés  pour  désigner  les 
messagers  officiels  des  différents  districts  qui  sont  venus  avec  lui 
pour  représenter  ceux  qui  figurent  à  l'armée  de  Papenoo  comme 
chefs  de  ces  districts,  et  portent  les  noms  attachés  à  cette  dignité), 
et  c'est  moi  qui  vous  parle  en  leur  nom.  Je  viens  vous  porter  une 
réponse  aux  paroles  que  vous  nous  aA  ez  envoyées,  et  par  lesquelles 
vous  vous  proposiez  de  cesser  la  guerre  et  de  recevoir  la  paix  et  le 
gouvernement. 

«  Cette  réponse,  la  voici  :  elle  est  unanime,  et  c'est  pourquoi  aucun 
chef  n'a  manqué  d'envoyer  ici  son  messager;  elle  est  formelle  et  non 
plus  évasive.  Nous  désirons  tous  recevoir  la  paix.  » 

Vaihia,  orateur  du  régent,  a  repris  la  parole,  et  après  avoir  salué 
les  messagers  ainsi  que  les  chefs  par  lesquels  ils  étaient  envoyés,  et 
avoir  remercié  Dieu  de  ce  qu'ils  se  rencontraient  de  nouveau  après 
une  aussi  longue  séparation,  a  témoigné  la  satisfaction  du  régent  et 
de  tous  les  chefs,  de  ce  que  les  propositions  de  paix,  tant  de  fois  re- 
nouvelées, étaient  enfin  reçues  et  acceptées  d'une  manière  positive. 

L'orateur  des  messagers  s'est  levé  de  nouveau,  et,  après  avoir  re- 
mercié le  régent  des  paroles  bienveillantes  qu'il  venait  de  leur  faire 
entendre,  il  a  dit  : 

«  La  paix  est  aujourd'hui  notre  vif  désir  !  Nous  avons  renoncé  aux 
troubles,  aux  inquiétudes  et  aux  maux  de  la  guerre;  donnez-nous 
donc  la  paix  et  le  gouvernement;  accordez-les  nous  avec  largesse, 
que  j'en  puisse  remplir  le  sac  que  je  porte,  de  manière  qu'il  déborde 
de  toutes  parts,  et  que,  retournant  auprès  de  ceux  qui  m'ont  envoyé, 
je  puisse  les  répandre  sur  ma  route  et  les  verser  en  abondance  au 
milieu  d'eux.  » 

Le  régent  a  répondu  par  l'organe  de  Vaihia  : 

«  Je  suis  disposé  à  satisfaire  votre  désir  aussi  pleinement  que  vous 
le  demandez.  Le  roi  Louis-Philippe  et  le  gouverneur  Bruat  seront 
également  heureux  de  vous  donner  cette  paix  que  vous  réclamez 
aujourd'hui;  mais  je  ne  puis  me  séparer  d'eux  en  cette  occasion,  en 
agissant  isolément.  Je  vais  informer  le  gouverneur  de  votre  demande, 
et  dès  qu'il  m'aura  fait  connaître  sa  pensée,  je  vous  donnerai  de  sa 
part,  et  de  la  mienne,  une  réponse  positive.  » 


270  HISTOIRE   DE   LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

Le  gouverneur  ayant  reçu  l'avis  du  régent,  lui  a  fait  savoir  qu'il 
était  entièrement  disposé  à  accorder  la  paix  aux  insurgés  de  Papenoo, 
suivant  les  conditions  qu'ils  avaient  arrêtées  ensemble  dans  la  pré- 
vision d'une  pareille  démarche. 

Alors,  en  ayant  reçu  l'ordre  du  régent,  Vaihia  a  remis  solennelle- 
ment la  paix  et  le  gouvernement  du  protectorat  aux  envoyés.  Ceux-ci 
l'ont  reçu  dans  un  morceau  d'étoffe  étendu  à  cet  effet,  et  destiné  à 
figurer  l'enveloppe  dans  laquelle  ils  allaient  enfermer  tous  les  biens 
de  la  paix  ainsi  que  le  gouvernement  du  protectorat  dans  lequel  ils 
s'engageaient  à  vivre  désormais,  sans  jamais  faillir  à  leur  parole,  et 
il  a  noué  l'éloffe  censée  renfermer  la  paix  en  la  serrant  de  manière  à 
ce  qu'elle  ne  pût  être  déliée. 

Yaihia,  orateur  du  régent,  a  de  nouveau  repris  la  parole,  et  s'est 
adressé  comme  il  suit  aux  messagers  : 

«  Maintenant  que  vous  avez  reçu  la  paix  et  le  gouvernement  du 
protectorat,  et  que  vous  avez  promis  de  ne  jamais  manquer  à  vos 
nouveaux  engagements  envers  ce  gouvernement,  j'éprouve  une 
grande  joie  en  songeant  au  bonheur  que  la  tranquillité  générale  et 
l'observance  unanime  des  mêmes  lois  vont  répandre  sur  cette  terre. 
J'ai  toutefois  une  demande  à  vous  faire,  afin  que  ma  satisfaction 
puisse  se  produire  sans  arrière-pensée,  et  qu'aucune  inquiétude  ne 
s'élève  en  moi.  Donnez-moi  de  votre  bonne  foi  un  signe  tel,  qu'il  me 
rassure  tout  à  fait,  et  témoigne  hautement  de  la  vérité  de  vos  paroles. 
Faites  comme  le  peuple  des  districts  de  Ïe-Oropaa  et  de  ïe-Fana-i- 
Aharai;  donnez-moi  une  partie  de  vos  armes  et  de  vos  munitions  : 
elles  seront  pour  moi  un  gage  certain  de  vos  bonnes  dispositions  ; 
donnez-moi  450  fusils;  donnez-moi  votre  poudre,  et  je  ne  garderai 
aucune  défiance  pour  l'avenir.  » 

Les  messagers,  après  s'être  concertés  un  instant,  ont  chargé  celui 
d'entre  eux  qui  portait  la  parole  de  faire  connaître  leur  réponse; 
celui-ci  s'est  exprimé  en  ces  termes  : 

«  Nous  consentons  à  ce  que  vous  demandez  ;  cela  ne  suscitera 
point  de  discussion  entre  nous;  nous  avons  reçu  de  nos  mandataires 
le  pouvoir  de  satisfaire  à  cette  condition.  » 

Vaihia  a  repris  alors  : 

«  C'est  bien!  Je  suis  sûr  maintenant  que  vous  avez  un  désir  sin- 
cère de  la  paix  et  que  vos  paroles  ne  s'effaceront  pas  sans  laisser  de 
traces.  Recevez  donc  ici  la  parole  du  Roi  Louis-Philippe,  du  gouver- 
neur Bruat  et  du  régent;  recevez  leur  parole  de  pardon  et  d'oubli; 
ils  vous  promettent  par  ma  voix  de  ne  point  regarder  en  arrière,  mais 
seulement  en  avant.  Le  temps  passé  n'est  plus;  il  s'est  écoulé,  entrai- 


l'archipel  de  la  société  271 

nant  avec  lui  le  souvenir  de  vos  fautes,  aucun  de  nous  ne  veut  y 
songer  de  nouveau  ;  l'avenir  seul  réglera  notre  destinée,  selon  que 
vous  serez  fidèles  à  vos  engagements  ou  que  vous  y  manquerez 
encore. 

«  Allez  en  paix  !  que  votre  esprit  ne  soit  point  troublé  par  la 
crainte  :  le  Roi,  le  gouverneur  et  le  régent  ont  tout  oublié  dans  cette 
journée  ;  ils  ne  vous  jugeront  que  sur  vos  actes  ultérieurs  !  Allez  ! 
descendez  des  montagnes  et  regagnez  le  rivage  :  construisez  vos 
maisons  longues  de  100  pieds,  lancez  de  nouveau  vos  pirogues  à  la 
mer,  refaites  vos  filets  et  cultivez  la  terre.  Ne  vous  souvenez  point 
que  nous  avons  été  si  longtemps  séparés;  ne  formons  à  l'avenir  qu'un 
seul  peuple,  soyons  unis  et  travaillons  de  concert  pour  le  maintien 
de  la  paix,  l'observation  des  lois  et  la  prospérité  du  gouvernement 
du  protectorat,  sous  lequel  nous  vivons  tous  à  dater  d'aujourd'hui. 
Recevez  de  ma  main  votre  bible,  vos  missionnaires,  les  lois  du  gou- 
vernement du  protectorat,  tous  les  biens  nécessaires  pour  rétablir 
parmi  nous  le  bonheur  et  fermer  les  plaies  ouvertes  par  la  guerre.  » 

L'orateur  des  messagers  a  répondu  de  la  manière  suivante  : 

«  Louis-Philippe,  Bruat,  vous  aussi,  Paraïta  notre  régent,  je  suis 
heureux  et  plein  de  reconnaissance  à  cause  des  paroles  que  vous 
venez  de  prononcer.  Vous  m'avez  pardonné,  vous  oubliez  l'étendue 
de  mes  fautes  et  ne  voulez  me  juger  que  dans  l'avenir;  c'est  bien  ! 
Aucune  parole  ne  pouvait  m'être  plus  agréable  et  remplir  mon  cœur 
de  plus  de  satisfaction.  J'avais  en  effet  conservé  en  moi,  jusqu'à 
ce  moment,  une  vive  inquiétude,  car  je  sais  combien  je  me  suis 
montré  coupaMe  et  quelles  fautes  sont  les  miennes.  Je  recevais  en 
tremblant  cette  paix  que  vous  m'avez  accordée  ;  je  craignais  votre 
ressentiment,  et  maintenant  vous  me  déclarez  que  vous  ne  voulez 
point  vous  rappeler  le  passé;  je  vous  en  remercie,  et  je  retourne  avec 
joie  sur  ma  terre  pour  y  accomplir  les  travaux  que  vous  m'avez  pres- 
crits. Je  vais  reconstruire  mes  maisons,  refaire  mes  filets  et  lancer 
mes  pirogues;  je  vais  cultiver  de  nouvelles  plantations,  et  vous  juge- 
rez par  ma  conduite  future  que  je  suis  revenu  de  mes  erreurs  et  que 
l'on  peut  compter  sur  ma  parole.  » 

Pee  (chef  de  Moorea),  après  avoir  dit  quelques  mots  en  particu- 
lier au  régent,  a  pris  la  parole  en  ces  termes  : 

«  J'ai  peu  de  choses  à  vous  dire  :  l'orateur  du  régent  vous  a  fait 
connaître  les  paroles  qui  concernent  l'établissement  de  la  paix.  Il 
me  reste  à  prendre  congé  de  vous,  puisque  vous  allez  retourner 
auprès  de  vos  chefs,  pour  leur  faire  connaître  le  résultat  de  cette 
assemblée.  Allez  donc;   mais  emmenez   avec   vous    Faitia  et  Tutoia 


272  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

(titre  du  chef  de  Mahina,  ïariirii,  qui  est  depuis  longtemps  dans  le 
parti  français,  ainsi  que  les  suivants;  mais  une  partie  de  la  popula- 
tion des  districts  était  à  l'armée;  les  insurgés  ont  nommé  à  leur 
place  d'autres  personnes  qui  ont  pris  ces  titres  et  figurent  à  l'armée 
comme  chefs  de  ces  districts  auxquels  ils  appartiennent)  ;  Atitioroi 
(titre  du  chef  de  Papenoo),  et  Manua  (titre  du  chef  de  Tiarei).  Éta- 
blissez-les sur  leurs  terres  avec  leur  drapeau  (celui  du  protectorat), 
et  donnez-leur  les  tributs  de  fruits  qui  leur  sont  dus.  Faites-leur 
manger  les  fruits  de  vos  montagnes,  car  ils  sont  accoutumés  à  vivre 
de  pain  et  d'aliments  étrangers.  » 

L'orateur  des  messagers  a  répondu  :  «  Cette  parole  nous  est  égale- 
ment agréable.  Nous  prendrons  Faitia  et  Tutoia,  Attitioroi  et  Manua, 
et  nous  les  établirons  sur  leurs  terres.  Nous  leur  donnerons  le  mas- 
sura  des  montagnes,  ainsi  que  les  autres  fruits  qui  croissent  dans 
les  vallées,  et  nous  planterons  le  drapeau  du  protectorat.  » 

La  séance  s'étant  terminée  après  ces  paroles,  le  régent  a  fait  dire 
aux  messagers  qu'il  désirait  les  réunir  le  lendemain  dans  un  banquet 
préparé  à  leur  intention,  et  l'assemblée  s'est  séparée  ^ 

iVinsi  se  passa  l'entrevue  des  délégués  des  insurgés  de 
Papenoo  avec  les  autorités  françaises  et  leurs  représentants 
indigènes.  Elle  amena  le  désarmement  des  derniers  rebelles 
et  leur  reconnaissance  du  Protectorat  français  sur  Tahiti  et 
Moorea  (Eimeo).  Cette  entrevue  fut  donc  extrêmementféconde. 

Le  V  janvier  1847,  les  chefs  vinrent  eux-mêmes  à  Papeete, 
suivis  d'environ  trois  cents  personnes.  Ils  apportaient  seu- 
lement 8li  fusils  et  quelques  cartouchières.  Le  gouverneur 
Bruatleurfitremarquer  que  ce  n'étaient  pas  là  les  conditions 
de  la  paix,  et  qu'ils  devaient  livrer  /|50  fusils  et  les  munitions. 
Les  chefs  s'excusèrent;  ils  avaient,  disaient-ils, beaucoup  de 
difficultés  à  faire  rentrer  les   armes,  mais   ils  promettaient 


1.  Procès-verbal  de  la  réunion  publique  dans  laquelle  les  ?nessagers  de  l'armée 
de  Papenoo  ont  demandé  et  reçu  la  paix.  Pour  copie  conforme  à  l'enregistre- 
ment des  séances  des  assemblées  des  chefs  indigènes,  le  secrétaire -archiviste, 
Boutet.  {Annexe  n°  2  à  la  lettre  du  gouverneur  au  ministre  de  la  marine, en  date  du 
1"  janvier  1847.)  —  Ce  second  procès-verbal  est  très  long,  mais  je  n'ai  pas  cru 
pouvoir  me  dispenser  de  le  citer  également  in  extenso  à  cause  de  la  couleur 
locale  qu'il  contient  et  qui  s'y  montre  peut-être  encore  plus  accusée  que  dans 
le  premier  procès-verbal. 


l'archipel  de  la  société  273 

qu'avant  le  7  janvier,  fête  commémorative  du  rétablissement 
du  Protectorat,  tout  ce  qu'ils  avaient  serait  remis. 

Les  principaux  chefs  qui  venaient  de  se  soumettre  étaient  : 
Farehau,  Fanahue,  Pisomaï,  Taviri  etNutere  ;  la  grande  chef- 
fesse  Be-aru-tua  avait  envoyé  son  mari  pour  la  représenter. 
Les  quatre  premiers  chefs  étaient  ceux  qui,  en  18/i3,  avaient 
appelé  le  peuple  à  la  révolte  et  dont  l'influence  avait  toujours 
été  la  plus  considérable  sur  le  mouvement  insurrectionnel. 
Leur  soumission  et  celle  des  populations  auxquelles  ils  com- 
mandaient étaient  les  dernières  que  le  gouvernement  du  Pro- 
tectorat avait  à  recevoir.  Le  gouverneur  Bruat  écrivit  à  la  fin 
de  sa  lettre  au  ministre  de  la  marine  les  lignes  suivantes  : 

«  Je  m'estime  donc  heureux  de  pouvoir  annoncer  à  Votre 
Excellence,  avant  de  remettre  à  mon  successeur  la  mission 
que  je  tenais  de  la  confiance  du  Gouvernement,  que  les  îles 
Taïti  et  Moorea  sont  complètement  pacifiées,  et  que  je  ne 
prévois  pas  de  nouveaux  troubles  pour  l'avenir  i.  » 

La  guerre  de  Tahiti  était  en  effet  terminée.  Les  anciens 
insurgés  de  Papenoo  tinrent  leur  promesse  et  livrèrent,  avant 
la  date  fixée,  leurs  armes  et  leurs  munitions.  Le  7  janvier, 
la  fête  commémorative  du  rétablissement  du  Protectorat  fut 
célébrée  au  milieu  d'un  grand  concours  d'indigènes  et  sans 
le  moindre  incident  pénible.  Les  naturels,  jadis  ennemis,  ne 
formaient  plus  qu'un  même  peuple  et  manisfestaient  égale- 
ment leur  joie.  î'ersonne  ne  prononça  le  nom  de  Pomare  et 
celle-ci  parut  être  oubliée. 

La  reine  comprit  qu'elle  était  abandonnée  et  qu'elle  ne 
pouvait  plus,  sans  danger  pour  ses  intérêts,  s'obstiner  à  faire 
de  Fopposition  au  régime  français.  En  conséquence  elle  aver- 
tit le  gouverneur  Bruat  qu'elle  était  disposée  à  revenir 
dans  le  gouvernement  du  Protectorat.  Bruat  accueillit  avec 
bienveillance   la  démarche   de   Pomare  IV,  mais  il  voulut, 


1.  Le  gouverneur  des  Établissements  français  de  l'Océanie  au  ministre  de 
la  marine  et  des  colonies,  lettre  du  1"  janvier  1847.  Voir  p.  594,  aux  Pièces 
justificatives. 

18 


274  HISTOIRE    DE   LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

avant  de  la  rétablir  à  son  rang,  avoir  un  entretien  avec  elle. 
Une  séance  privée  ayant  été  convenue,  le  navire  à  vapeur  le 
Phaéton  vint,  le  3  février,  prendre  la  souveraine  à  l'île  Raia- 
tea  et  l'amena  dans  la  rade  de  Papetoai  à  l'île  Moorea. 

L'entrevue  eut  lieu  le  6  février  1847.  Elle  se  passa  dans  le 
temple  et  fut  très  courtoise.  Le  gouverneur  avait  comme  in- 
terprète M.  Darling,  et  la  reine  se  servit  de  l'organe  du  chef 
Uata.  Bruat  dit  à  Pomare  qu'il  était  vivement  satisfait  de  la 
voir  revenir  et  lui  demanda  si  elle  prenait  bien  sincèrement 
l'engagement  de  s'unir  à  lui  dans  un  même  esprit  pour  tra- 
vailler en  commun  à  l'avantage  du  pays  et  du  gouvernement 
du  Protectorat.  La  reine  répondit  qu'elle  était  positivement 
déterminée  à  contribuer  de  tout  son  pouvoir  à  l'établisse- 
ment définitif  et  à  la  prospérité  de  ce  gouvernement;  elle 
termina  en  disant  au  gouverneur  qu'elle  se  remettait  pleine- 
ment entre  ses  mains  avec  toute  sa  famille  afin  qu'il  agît  à  son 
égard  comme  il  le  jugerait  convenable  ^.  Alors  Bruat  condui- 
sit Pomare  IV  au  milieu  du  peuple  et  prononça  les  paroles 
suivantes,  par  lesquelles  la  reine  était  publiquement  admise 
à  reprendre  son  rang  dans  le  gouvernement  du  Protectorat  : 

«  Vous  tous  qui  êtes  ici  réunis  dans  la  même  enceinte,  je 
vous  annonce  avec  satisfaction  que  la  paix  est  désormais 
rétablie  d'une  manière  solide,  et  que  le  pays  va  de  nouveau 
rentrer  dans  la  prospérité.  La  reine  Pomare  est  arrivée  ;  elle 
s'est  tout  à  fait  soumise  au  gouvernement  du  protectorat,  tel 
qu'il  est  établi  aujourd'hui.  Je  vous  fais  donc  connaître  qu'au 
nom  du  Roi  Louis-Philippe,  je  la  rétablis  dans  ses  droits  et 
dans  son  autorité,  qu'elle  exercera  dorénavant  sur  toutes  les 
terres  de  ce  royaume  comme  reine  reconnue  dans  le  gouver- 
nement du  protectorat  ^.  » 

1.  Lire  p.  597,  aux  Pièces  justificatives,  le  Compte  rendu  de  Venlrevue  de  M.  le 
gouverneur,  commissaire  du  Roi,  avec  la  reine  Pomare  ;  à  Papeloai  (île  Moore'a), 
'le  6  février  1847. 

2.  Procès-verbal  de  la  séance  publique  faisant  suite  au  Compte  rendu  de  Ven- 
lrevue de  M.  le  gouverneur,  commissaire  du  Roi,  avec  la  reine  Pomare  ;  à  Pape- 
loai [île  Moorea),  le  6  février  1847.  Voir  p.  598,  aux  Pièces  justificatives. 

Lire  p.  599,  aux  Pièces  justificatives,  le  Rapport  adressé,  le  7  février  1847, 


L  ARCHIPEL    DE    LA    SOCIÉTÉ  275> 

Le  gouverneur  Bruat  ayant  déterminé  la  reine  Pomare  IV 
à  rentrer  à  Papeete,  celle-ci  retourna  dans  sa  capitale  où  elle 
fut  reçue  avec  les  honneurs  dus  à  son  rang. 

La  France  triomphait,  mais  son  succès  était  loin  d'étre^ 
complet.  Le  Protectorat  français  ne  s'étendait  que  sur  Ta- 
hiti, Moorea  et  les  Tuamotu:  les  îles  Sous-le-Vent  allaient 
échapper  à  sa  domination.  Nous  avons  vu,  en  18/|5,  l'amiral 
anglais  Sir  G.  Seymour  prétendre  que  le  Protectorat  fran- 
çais n'existait  que  sur  les  îles  du  Vent,  c'est-à-dire  les  îles 
Tahiti  et  Moorea  (Eimeo)  ainsi  que  sur  les  îles  Tuamotu,, 
parce  que  les  îles  Sous-le-Vent  ne  relevant  pas  de  la  reine 
Pomare  n'avaient  pu  être  comprises  dans  le  traité  signé 
entre  cette  reine  et  la  France  en  18/i2.  Après  la  soumission 
des  Tahitiens,  les  gouvernements  anglais  et  français  discu- 

au  ministre  de  la  marine  et  des  colonies  par  M.  le  contre-amiral  Bruat.  Pa- 
petoai  (île  Moorea),  7  février  1817. 

Le  rétablissement  de  Pomare  IV  à  son  rang  de  souveraine  mit  fm  à  la 
l'égence  effective  du  chef  Paraita  qui  ne  fut  plus  qu'un  régent  honoraire.  A 
la  vérité  son  action  personnelle  n'avait  jamais  été  sérieuse,  car  Paraita  se 
montra  toujours  l'humble  exécuteur  des  ordres  du  gouverneur  Bruat.  En 
France,  personne  ne  s'était  mépris  sur  le  rôle  que  jouait  Paraita,  et  quel- 
ques journaux,  parisiens  pour  la  plupart,  ne  manquèrent  pas  de  s'égayer 
beaucoup  à  ses  dépens.  Un  exemple  me  suffira  pour  le  prouver.  Dans  son  n" 
du  dimanche  15  novembre  1846,  le  journal  le  Constiluiionnel  publia  les  lignes 
suivantes  : 

«  Quelques  décorations  bien  méritées  ont  été  données,  à  Taïti  par- 
exemple.  Mais  était-il  bien  sérieux  et  bien  intelligent  d'enrôler  dans  la  Légion- 
d'Honneur  ce  mannequin  nommé  Paraita,  que  nous  avons  honoré  du  nom 
de  régent,  et  dont  les  fonctions  et  la  liste  civile  consistent  principalement 
dans  le  monopole  du  blanchissage?  Ne  pouvait-on  récompenser  ses  services 
autrement  que  par  la  croix  d'honneur  ?  Voici  ce  que  nous  écrivait  l'année  der- 
nière notre  correspondant  de  Taïti  : 

«  On  a  établi  à  Papeïti  un  mannequin  décoré  du  titre  de  régent,  sous  le  nom 
de  Paraita.  Ce  vieux  chef  touche  une  pension  de  5  à  6.000  fr.  Or,  comme 
il  est  très  économe,  il  a  cherché  à  augmenter  son  revenu  par  une  petite 
industrie  qui  ne  laisse  pas  que  d'être  fort  lucrative.  Ce  haut  et  puissant  sei- 
gneur coule  la  lessive  deux  fois  par  semaine,  et  profite  de  sa  haute  position 
sociale  pour  accaparer  la  clientèle  des  officiers  de  la  marine  royale,  à  qui  il 
ne  manque  jamais  d'aller  rendre  visite  à  leur  arrivée  en  rade;  puis,  les  pre- 
miers compliments  terminés,  il  fait  un  paquet  du  linge  sale  de  tout  l'état- 
major,  qu'il  emporte  chez  lui,  et  qu'il  lave  ensuite  en  famille.  J'ai  eu  l'hon- 
neur de  la  lessive,  dont  le  prix  est  invariablement  fixé  comme  il  suit  :  5  fr. 
ou  une  piastre  pour  douze  pièces  indistinctement  :  —  Nota.  Vous  fournis- 
sez le  savon  ;  on  ne  répond  pas  des  pièces  égarées.  »  —  (Ces  deux  der- 
niers avertissements  étaient  encore  très  utiles  en  l'année  1900.  E.  C.) 


276  HISTOIRE    DE   LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

tèrent  l'affaire  des  îles  Sous-le-Vent.  Depuis  la  déclaration 
de  Sir  G.  Seymour,  le  gouvernement  britannique  n'avait 
cessé  de  réclamer  leur  indépendance  et  le  gouvernement 
français,  de  la  refuser,  d'ailleurs  timidement.  La  paix  rétablie 
à  Tahiti,  les  Anglais  devinrent  plus  pressants  sur  la  ques- 
tion des  îles  Sous-le-Vent  et  ils  soutinrent  les  prétentions 
des  indigènes.  Le  gouvernement  français  savait  qu'elles 
étaient  erronées,  et,  pour  établir  définitivement  le  bien  fondé 
de  ses  droits  sur  ces  îles,  il  demanda  à  la  reine  Pomare 
d'exposer  aussi  les  siens.  Mais  celle-ci  répondit  le  contraire 
de  ce  que  l'on  attendait  d'elle  :  consultée,  elle  déclara  que 
les  îles  Sous-le-Vent  ne  faisaient  pas  partie  de  ses  États.  Les 
pasteurs  protestants  anglais  qui  se  trouvaient  là-bas  avaient 
réussi  à  la  convaincre  qu'il  était  de  son  intérêt  d'affirmer 
que  ces  îles  ne  dépendaient  pas  de  sa  couronne  ;  les  Révé- 
rends, en  fins  diplomates,  voulaient  tout  simplement  ainsi 
réserver  à  l'Angleterre  un  dédommagement  dans  le  cas  où 
celle-ci  se  serait  décidée  un  jour  à  changer  de  politique.  Dès 
lors,  le  gouvernement  français  se  trouva  être  en  mauvaise 
posture  devant  ses  adversaires,  auxquels  la  déclaration  de 
la  reine  Pomare  semblait  donner  raison.  Néanmoins  il  eût 
certainement  continué  à  soutenir  ses  droits  et  persisté  dans 
son  refus,  sans  l'obstination  de  plus  en  plus  accusée  des 
Anglais.  Ceux-ci  ne  cessaient  de  protester  et  ne  semblaient 
pas  disposés  à  céder  sur  cette  affaire.  Leur  attitude  brisa, 
comme  toujours,  la  résistance  du  roi  Louis-Philippe  et  de 
ses  ministres,  qui  voulaient  la  paix  à  tout  prix.  Une  corres- 
pondance diplomatique  s'étant  engagée  entre  les  deux  ca- 
binets anglais  et  français,  celui-ci  finit  par  se  désister  de 
ses  prétentions  sur  les  îles  Sous-le-Vent,  c'est-à-dire  sur  les 
îles  Huahine,  Raiatea-Tahaa  et  Bora-Bora  ainsi  que  leurs 
dépendances.  Une  Déclaration,  célèbre  depuis,  et  connue 
sous  le   nom  de  «  convention  de  Jarnac  ^  »,  fut  conclue,  le 

1.  Le  Comte  de  Jarnac  était  ambassadeur  de  France  en  Angleterre. 


l'archipel  de  la  société  277 

19 juin  18Zi7,  entre  les  deux  gouvernements  français  et  anglais 
pour  garantir  Findépendance  des  îles  Sous-le-Vent.  Voici  ce 
document  : 

Déclaration  échangée  à  Londres  le  19  Juin  1847,  entre  la  France  et 
la  Grande-Bretagne ,  relativement  à  l'indépendance  des  îles  de 
Huahine,  Raiatea  et  Borabora. 

S.  M.  le  Roi  des  Français,  et  S.  M.  la  Reine  du  Royaume-Uni  de 
la  Grande-Bretagne  et  d'Irlande,  désirant  écarter  une  cause  de  dis- 
cussion entre  leurs  Gouvernements  respectifs,  au  sujet  des  îles  de 
l'Océan  pacifique  désignées  ci-après,  ont  cru  devoir  s'engager  récipro- 
quement : 

1°  A  reconnaître  formellement  l'indépendance  des  Iles  de  Huahine^ 
Raiatea  et  Borabora  (sous  le  vent  de  Tahiti)  et  des  petites  îles  adja- 
centes qui  dépendent  de  celles-ci  ; 

2°  A  ne  jamais  prendre  possession  desdites  îles  ou  d'une  ou  plu- 
sieurs d'entre  elles,  soit  absolument,  soit  à  titre  de  protectorat  ou 
sous  aucune  autre  forme  quelconque; 

3°  A  ne  jamais  reconnaître  qu'un  Chef  ou  Prince  régnant  à  Tahiti 
puisse  en  même  temps  régner  sur  une  ou  plusieurs  des  autres  îles 
susdites;  et  réciproquement,  qu'un  Chef  ou  Prince  régnant  dans  une 
ou  plusieurs  de  ces  dernières  puisse  régner  en  même  temps  à  Tahiti; 
l'indépendance  réciproque  des  îles  désignées  ci-dessus  et  de  l'île  de 
Tahiti  et  dépendances  étant  posée  en  principe. 

Les  Soussigués,  Ministre  Plénipotentiaire  de  S.  M.  le  Roi  des  Fran- 
çais près  la  Cour  de  Londres  et  le  Principal  Secrétaire  d'État  pour  les 
Affaires  Étrangères  de  S.  M.  Britannique,  munis  des  pouvoirs  néces- 
saires, déclarent  en  conséquence  par  les  présentes  que  leursdites  Ma- 
jestés prennent  réciproquement  cet  engagement. 

En  foi  de  quoi,  les  Soussignés  ont  signé  la  présente  déclaration  et  y 
ont  fait  apposer  le  sceau  de  leurs  armes. 

Fait  double  à  Londres,  le  19  juin  de  l'an  de  grâce  1847. 

Jarnac.  Palmerston. 

Les  possessions  de  Pomare  IV  se  trouvaient  ainsi  coupées 
en  deux  et  celles  qui  n'étaient  pas  sous  le  Protectorat  fran- 
çais, non  seulement  perdues  pour  la  France,  mais  aussi 
pour  la  reine.  En  réalité,  celle-ci  se  trouvait  jouée   par  les 


278  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

Anglais.  Elle  devait  beaucoup  regretter  dans  l'avenir  l'aban- 
don de  ses  droits,  mais  le  mal  était  fait,  et  elle  fut  obligée 
de  subir  les  conséquences  de  sa  trop  grande  confiance  dans 
les  hommes  du  Seigneur. 

Quelque  temps  après,  à  Tahiti,  l'exercice  du  Protectorat 
français  fut  déterminé  par  l'acte  suivant  : 


Convention  conclue  à  Papeete  le  5  août  1847,  entre  la  France  et  la 
Reine  des  Iles  de  la  Société, pour  régler  V exercice  du  Protectorat. 


Convention  faite  entre  S.  M.  la  Reine  des  Iles  de  la  Société,  d'une 
part,  et  le  capitaine  de  vaisseau  Charles  Lavaud,  Gouverneur  des  Pos- 
sessions Françaises  de  l'Océanie,  Commissaire  du  Roi  auprès  de  la 
Reine,  agissant  au  nom  de  S.  M.  le  Roi  des  Français,  d'autre  part. 

Entre  Nous  Soussignés,  a  été  convenu  ce  qui  suit,  le  cinquième 
jour  du  mois  d'août  1847. 

Art.  l^"".  —  Les  îles  Ïaïti-Moorea  et  dépendances  forment  un  seul 
État,  libre  et  indépendant,  sous  la  dénomination  d'//es  de  la  Société. 
Cet  État  est  placé  sous  la  protection  immédiate  et  exclusive  de  S.  M. 
le  Roi  des  Français,  ses  héritiers  et  successeurs. 

Art.  2.  —  Pour  assurer,  sans  restriction,  à  S.  M.  la  Reine  Pomaré 
et  aux  habitants  des  Iles  de  la  Société,  les  avantages  résultant  de  la 
haute  protection  sous  laquelle  ils  sont  placés,  ainsi  que  pour  l'exercice 
des  droits  inhérents  à  cette  protection,  S.  M.  le  Roi  des  Français  a 
celui  d'élever  et  d'occuper  des  forteresses  et  places  sur  tous  les  points 
nécessaires  à  la  défense  du  pays  et  d'y  tenir  garnison. 

Art.  3.  —  L'organisation  intérieure  des  Iles  de  la  Société  est  réglée 
avec  l'approbation  de  la  puissance  protectrice. 

Art.  4.  —  Le  Gouvernement  civil  se  compose  de  la  Reine,  de  l'as- 
semblée des  législateurs  et  du  pouvoir  judiciaire.  Un  Commissaire, 
nommé  par  le  Roi  des  Français,  y  représente  la  puissance  protec- 
trice. 

Art.  5.  —  La  Reine  exerce  le  pouvoir  exécutif. 

Art.  6.  —  L'assemblée  des  législateurs  se  compose  des  chefs  et  des 
délégués  de  chaque  district,  en  nombre  fixé  par  la  loi. 

Art.  7.  —  La  Reine  et  le  Commissaire  du  Roi  convoquent  l'assem- 
blée législative  aux  époques  prévues  par  la  loi. 


l'archipel  de  la  société  279 

Art.  8.  —  (Cet  article  règle  les  formes  de  la  prorogation  de  l'as- 
semblée législative.) 

Art.  9.  —  La  Reine  et  le  Commissaire  du  Roi  ouvrent  l'assemblée 
législative;  ils  peuvent  y  assister  ou  s'y  faire  représenter;  ils  pren- 
nent la  parole  lorsqu'ils  le  jugent  nécessaire. 

Art.  10.  —  La  nomination  des  chefs  est  faite  par  la  Reine  et  le 
Commissaire  du  Roi  sur  la  proposition  des  Hui-Raatira  '  des  dis- 
tricts; ceux-ci  ne  peuvent  choisir  en  dehors  de  la  famille  du  dernier 
chef  élu;  mais  si  ce  chef  ne  laisse  pas  de  famille,  la  Reine  et  le  Com- 
missaire du  Roi  nomment  à  l'emploi  disponible  :  il  doit  être  pourvu 
à  la  vacance  dans  le  délai  d'un  mois. 

Art.  11.  —  (Cet  article  stipule  que  les  chefs  qui  donneraient  de 
justes  motifs  de  plainte  contre  les  prescriptions  de  la  loi,  pourront 
toujours  être  renvoyés  devant  les  grands  juges.) 

Art.  12.  —  La  condamnation  d'un  chef  entraîne  de  droit  la  dé- 
chéance. 

Art.  13.  —  Les  délégués  à  l'assemblée  législative  sont  nommés 
par  les  Hui-Raatira  des  districts. 

Art.  14.  —  Le  pouvoir  judiciaire  se  compose  de  grands  juges  et 
déjuges  de  districts. 

Art.  15.  —  Les  grands  juges  et  juges  sont  nommés  par  la  Reine 
et  le  Commissaire  du  Roi,  et  sont  convoqués  par  eux  aux  époques 
voulues  par  la  loi. 

Art.  16.  —  (Cet  article  établit  que  les  juges  et  autres  officiers  civils 
qui  ne  remplissent  pas  leur  devoir,  sont  révoqués  de  concert  par  la 
Reine  et  le  Commissaire  du  Roi.) 

Art.  17.  —  Le  chef  et  les  juges  de  chaque  district  choisissent  les 
Mutoï^  parmi  les  personnes  de  bonne  conduite  :  le  choix  est  soumis 
à  l'approbation  de  la  Reine  et  du  Commissaire  du  Roi. 

Art.  18.  —  Les  Imiroa  ^  sont  nommés  par  le  chef  et  les  juges  de 
chaque  district.  Les  Mutoï,  indépendamment  de  la  part  prélevée  sur 
le  produit  des  frais  d'arrestation  que  leur  accorde  la  loi,  reçoivent  une 
gratification  quand  il  y  a  lieu  d'être  satisfait  de  leur  conduite. 

Art.  19.  —  Lors  de  chaque  assemblée  des  Tohitu  ■*  à  Papeeti,  il 
■est  adressé  à  la  Reine  et  au  Commissaire  du  Roi  un  rapport  sur  ce 
qui  s'est  passé  dans  le  trimestre  précédent. 

Art.  20.  —  Lorsqu'il  y  a  vacance  dans  l'une  des  fonctions  d'officier 

1.  Les  notables. 

2.  Mutoï.  —  Hommes  de  police. 

3.  Imiroa.  —  Hommes  de  police  subalterne. 

4.  Tohitu.  —  Grands  Juges. 


280  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

public,  la  Reine  et  le  commissaire  du  Roi  en  sont  informés  officiel- 
lement par  les  autres  fonctionnaires  du  district. 

Art.  21.  —  (Cet  article  stipule  qu'avant  d'être  sanctionnées  et  pro- 
mulguées, les  lois  votées  par  l'assemblée  législative  sont  examinées 
en  conseil  du  Gouvernement.) 

Art.  22.  —  L'assemblée  législative  désigne  deux  de  ses  membres 
pour  siéger  dans  le  conseil. 

Art.  23.  —  Les  lois  examinées  et  modifiées,  s'il  y  a  lieu,  sont  ren- 
voyées à  l'assemblée  législative  pour  être  votées  de  nouveau. 

Art.  24.  —  Tout  projet  de  loi  voté  pour  l'assemblée  législative  n'a 
force  de  loi  qu'après  avoir  reçu  la  sanction  de  la  Reine  et  du  Commis- 
saire du  Roi. 

Art.  25.  —  Si  la  Reine  ou  le  Commissaire  du  Roi  refuse  de  sanc- 
tionner une  loi,  cette  loi  ne  peut  être  représentée  qu'à  la  session  sui- 
vante. 

Art.  26.  —  Toute  loi  qui  a  été  votée  dans  trois  sessions  successives 
de  l'assemblée  législative  et  qui,  dans  chacune  de  ces  sessions,  a  reçu 
la  sanction  de  la  Reine  ou  celle  du  Commissaire  du  Roi,  a  force  de 
loi. 

Art.  27.  —  Les  arrêtés  de  simple  police  concernant  les  Indiens  sont 
faits  de  concert  entre  la  Reine  et  le  Commissaire  du  Roi. 

Art.  28.  —  Dans  l'intervalle  de  deux  sessions,  la  Reine  et  le  Com- 
missaire du  Roi  ont  le  droit  de  faire,  de  concert,  des  règlements  ayant 
force  de  loi  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  été  adoptés  ou  rejetés  par  l'assem- 
blée législative  aux  délibérations  de  laquelle  ils  doivent  être  soumis, 
au  début  de  la  plus  prochaine  session  :  toutefois,  ces  règlements  ne 
pourront  porter  aucune  atteinte  aux  lois  précédemment  adoptées. 

Art.  29.  —  Toutes  les  lois  adoptées  en  1842  et  qui  n'ont  pas  été 
abrogées  par  celles  de  1845,  ou  auxquelles  ces  dernières  n'ont  apporté 
aucune  modification,  continueront  à  être  en  vigueur,  aussi  bien  que 
la  décision  prise  dans  l'assemblée  tenue  le  8  janvier  1845,  qui  donne 
force  de  loi  à  tous  les  arrêtés  pris  par  le  Commissaire  du  Roi  anté- 
rieurement à  cette  époque.  Ont  également  force  de  loi,  tous  les  arrê- 
tés qui  ont  été  pris  de  concert  entre  le  Commissaire  du  Roi  et  le  Ré- 
gent Parai  ta. 

Art.  30.  —  11  est  bien  entendb  que  dans  les  lois  ou  arrêtés  pro- 
mulgués sous  le  Protectorat,  tout  ce  qui  est  relatif  au  Régent  s'ap- 
plique à  la  Reine.  S.  M.  délègue  son  pouvoir  au  Régent  quand  elle 
se  rend  dans  une  autre  île. 

Art.  31.  —  Il  n'y  a  d'autre  force  militaire  dans  les  îles  de  la  Société 
que  les  troupes  de  S.  M.  le  Roi  des  Français. 


l'archipel  de  la  société  281 

Art.  32.  —  Il  peut  toutefois  être  créé  un  corps  de  milices  indi- 
gènes, dont  la  levée  et  l'organisation  ne  doivent  avoir  lieu  que  d'après 
l'autorisation  ou  par  l'ordre  du  Commissaire  du  Roi,  qui  en  a  le 
commandement. 

Art.  33.  —  En  cas  de  guerre  ou  d'aggression  étrangère,  la  Reine 
met  à  la  disposition  du  Commissaire  du  Roi  toutes  les  forces  et  toutes 
les  ressources  nécessaires  à  la  défense  du  pays. 

Art.  34,  —  La  haute  police  des  îles  est  placée  exclusivement  entre 
les  mains  du  Commissaire  du  Roi. 

Art.  35.  — ■  Toutes  les  relations  avec  l'extérieur  sont  abandonnées 
au  Gouvernement  protecteur. 

Art.  36.  —  Aucun  étranger  ne  peut  entrer  en  communication  avec 
la  Reine  sans  en  avoir  obtenu  l'autorisation  du  Commissaire  du  Roi. 

Art.  37.  —  Aucun  Résident  étranger,  à  quelque  titre  que  ce  soit,  ne 
peut,  par  privilège  ou  autrement,  s'immiscer  dans  l'administration 
du  pays  ou  provoquer  à  des  actes  politiques. 

Art.  38.  —  Pour  attester  le  protectorat  de  la  France  sur  les  îles 
de  la  Société,  le  pavillon  du  protectorat,  c'est-à-dire  l'ancien  pavillon 
Taïtien,  écartelé  du  pavillon  Français,  flotte  sur  les  établissements 
municipaux.  Le  pavillon  national  Français  est  arboré  sur  tous  les 
postes  militaires  et  les  points  défensifs  des  îles. 

Art.  39.  —  La  Reine,  comme  signe  de  son  autorité  personnelle, 
reçoit  du  Gouvernement  Français  et  arbore  le  pavillon  du  protectorat 
avec  l'emblème  de  la  Royauté. 

Art.  40.  —  Les  Consuls  Français  sont  considérés  auprès  des  puis- 
sances étrangères,  sans  exception,  comme  ayant  le  caractère  de  con- 
suls ou  vice  consuls  des  îles  de  la  Société  et  les  sujets  de  ces  îles 
ont  droit  à  leur  entière  protection. 

Cette  convention  est  soumise  à  l'approbation  de  S.  M.  le  Roi  des 
Français. 

Fait  à  Papeeti  (Taïti)  en  triple  expédition,  les  jour,  mois  et  an  que 
dessus. 

PoMARE  Arii. 

Le  Commissaire  du  Roi,  Gouverneur 

Ch.  Lavaud. 


CHAPITRE  VIII 


LE   PROTECTORAT    FRANÇAIS 


Sessions  législatives  ;  orateurs  tahitiens.  —  Renversement  de  Pomare  IV  et 
restauration  de  cette  reine.  —  Révolution  à  Huahine.  —  Epidémie  à  Tahiti 
et  mort  du  grand-chef  Tati.  —  Révolutions  à  Raiatea-Tahaa.  —  Avène- 
ment de  Tamatoa  V  ;  couronnement  de  ce  roi.  —  Guerre  civile  à  Raiatea. 
—  Mort  de  Tapoa,  roi  de  Bora-Bora.  —  Avènement  de  la  princesse  Terii- 
maevarua.  —  L'instruction  des  indigènes  dans  les  écoles  protestantes  et 
catholiques.  —  Les  ministres  protestants  français  remplacent  à  Tahiti  leurs 
collègues  anglais.  —  Intrigues  du  pasteur  Charles  Viénot.  —  Mort  de  la 
reine  Pomare  IV.  —  Avènement  de  Pomare  V.  —  Règlement  de  l'ordre  de 
succession  au  trône  de  Tahiti,  Moorea  et  dépendances. 


La  reine  Pomare  IV  tint  loyalement  les  engagements  qu'elle 
avait  pris  vis-à-vis  du  gouvernement  français  et  ses  sujets 
agirent  de  même,  tout  en  continuant  à  environner  d'égards 
leur  souveraine.  Mais  il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler  :  ni  elle, 
ni  eux,  n'aimèrent  la  France  ;  il  n'y  eut  que  quelques  Tahi- 
tiens qui  devinrent  ses  amis  sincères. 

Ne  pouvant  plus  se  livrer  au  tumulte  des  armes,  les  chefs 
des  districts  s'occupèrent  de  travaux  gouvernementaux  sous 
la  direction  des  autorités  françaises.  Il  en  résulta  un  grand 
bien  pour  toutes  ces  îles  qui  pendant  si  longtemps  avaient  été 
agitées  par  les  horreurs  de  la  guerre  et  les  intrigues  poli- 
tiques. 

En  18/i5,  les  chefs  de  Tahiti  s'étaient  constitués  en  Assem- 
blée législative  ;  ils  avaient  revisé  les  lois  du  pays  et  en 
avaient  adopté  de  nouvelles.  Au  mois  de  mai  1848,  une  loi 
iut  promulguée  pour  régler  la  nomination  des  délégués  à 
l'Assemblée  législative  des  États  du  Protectorat.  Ces  délé- 


l'archipel  de  la  société  283 

gués  furent  nommés  pour  trois  ans  dans  chaque  district  des 
archipels;  les  toohitu  (juges)  et  les  chefs  furent  de  droit  mem- 
bres de  l'Assemblée  ;  le  commissaire  de  la  République  près 
la  cour  des  toohitu,  l'orateur  du  gouvernement  assistèrent 
aux  séances  et  proposèrent  les  projets  de  loi  du  gouverne- 
ment; ils  eurent  voixdélibérative.  L'Assembléefut  convoquée 
par  la  reine  et  le  gouverneur,  commissaire  de  la  République. 
Les  sessions  eurent  lieu  une  fois  par  an  et  chacune  d'elles 
dura  un  mois  environ.  Le  compte  rendu  des  travaux  de  cette 
Assemblée  montre  les  progrès  que  faisait  la  population  des 
divers  archipels  placés  sous  le  Protectorat  de  la  France.  Les 
délibérations  offrirent  un  véritable  intérêt,  car  elles  furent 
conduites  avec  une  intelligence  souvent  remarquable.  Le 
doyen  d'âge  de  l'Assemblée,  le  célèbre  orateur  Tati,  chef  de 
Papara,  en  avait  été  élu  président. 

Pendant  la  session  législative  du  mois  de  mars  1851,  les 
députés  eurent  à  se  prononcer  sur  une  affaire  assez  intéres- 
sante. La  voici  en  substance.  A  l'arrivée  des  Français,  la 
société  des  Missions  de  Londres  avait  déclaré  au  gouver- 
neur Bruat  que  des  terrains  et  des  maisons  affectés  au  ser- 
vice du  culte  à  Papeete  lui  appartenaient  en  propre.  M.  Bruat 
avait  demandé  aux  missionnaires  protestants  anglais  s'ils 
avaient  des  titres  qui  témoignassent  que  c'étaitleur  propriété  ; 
les  Révérends  avaient  répondu  qu'ils  n'avaient  aucun  autre 
titre  que  la  bonne  foi  des  donateurs,  qui  avaient  eu  l'in- 
tention de  les  rendre  propriétaires  pour  toujours  de  ces  ter- 
rains. M.  Bruat,  ne  pouvant  vérifier  dans  les  circonstances 
où  il  se  trouvait  les  assertions  de  ces  messieurs,  avait  con- 
senti à  un  enregistrement  provisoire  sur  les  registres  du 
Protectorat,  jusqu'à  ce  que  une  assemblée  de  chefs  et  de 
juges  eût  décidé  si  l'intention  des  donateurs  avait  été  de 
faire  réellement  un  don  ou  simplement  un  prêt.  Le  mardi 
18  mars  1851,  les  députés  ayant  voté  une  loi  sur  les  mission- 
naires, le  district  de  Papeete,  en  vertu  de  cette  loi,  fit  choix 
de  M.  Orsmond  pour  son  ministre  du  culte,  et  lui  assigna 


284  HISTOIRE   DE   LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

pour  habitation  la  maison  des  anciens  missionnaires  du  dis- 
trict, vacante  depuis  longtemps.  Mais  M.  Howe  vint  réclamer 
contre  cette  décision,  au  nom  de  la  Société  des  Missions  de 
Londres,  propriétaire,  disait-il,  de  la  maison  mise  à  la  dispo- 
sition de  M.  Orsmond.  Celui-ci  ne  faisant  plus  partie  de  la- 
dite société  ne  pouvait  loger  dans  cette  habitation.  Le  gou- 
verneur résolut  d'en  finir  avec  ces  réclamations.  Dans  la 
séance  du  vendredi  28  mars  il  demanda  à  l'Assemblée  de  se 
prononcer  sur  les  questions  suivantes  : 

1°  Les  Tahitiens  ont-ils  donné  à  la  société  des  Missions  de  Londres 
les  terrains  sur  lesquels  se  trouvent  les  habitations  des  missionnaires, 
en  toute  propriété  ? 

2°  Les  districts  sont-ils  propriétaires  de  ces  terrains,  et,  par  suite, 
ont-ils  le  droit  d'en  disposer  en  faveur  des  missionnaires  de  leur 
choix  ? 

Voici  ce  qui  fut  répondu  : 

Le  régent  Panaita.  —  Les  terrains  ni  les  maisons  n'ont  jamais 
été  concédés  en  toute  propriété  à  la  Société  des  Missions  de  Londres, 
mais  seulement  considérés  comme  une  résidence  pour  ces  mission- 
naires pendant  le  temps  qu'ils  voudraient  y  rester. 

Taamu.  —  Les  terrains  sur  lesquels  s'élèvent  les  demeures  des 
missionnaires  n'ont  jamais  été  considérés  comme  la  propriété  de  ces 
derniers  :  les  districts  les  ont  simplement  concédés  comme  un  lieu 
de  résidence  pour  les  missionnaires. 

Arahu.  —  Depuis  le  temps  de  leur  arrivée  parmi  nous,  les  mis- 
sionnaires ne  nous  ont  jamais  fait  connaître  la  prétention  d'être  les 
propriétaires  des  terrains  et  maisons  que  les  districts  avaient  mis  à 
leur  disposition  pour  le  temps  de  leur  résidence. 

Poroi.  —  La  première  résidence  de  M.  Pritchard  a  été  à  Faaa,  mais 
comme  on  pensa  qu'il  était  raisonnable  de  loger  le  missionnaire  dans 
le  centre  du  village,  on  pria  la  reine  de  prêter  une  pièce  de  terre  pour 
y  construire  la  nouvelle  habitation  du  missionnaire  pour  le  temps 
qu'il  lui  plairait  de  résider  parmi  nous. 

Nuutere.  —  Les  Tahitiens  n'ont  jamais  eu  l'intention  d'abandon- 
ner leurs  terrains  en  toute  propriété  à  une  société  quelconque.  Les 
terrains  et  maisons  ont  toujours  été  considérés  comme  la  résidence 
du  missionnaire  du  district,  quel  qu'il  fût. 


l'archipel  de  la  société  285 

Alors  le  président  donna  lecture  des  questions  posées  par 
le  Gouverneur  et  les  mit  aux  voix.  L'iVssemblée  déclara  à  la 
majorité  de  106  voix  contre  une  ce  qui  suit  : 

Art.  l^"".  —  Les  Tahitiens  n'ont  jamais  donné  et  ne  donnent  pas 
les  terrains  et  les  maisons  servant  de  logement  aux  missionnaires, 
ainsi  que  les  églises  à  la  société  des  missions  de  Londres. 

Art.  2.  —  Les  districts  sont  seuls  propriétaires  des  terrains, 
églises  et  maisons  destinés  aux  logements  des  missionnaires  ;  ils 
peuvent  en  disposer  librement  pour  y  établir  les  missionnaires  de 
leur  choix  K 

Ainsi  finit  cette  affaire.  Il  est  incontestable  que  de  tout 
temps  les  lois  du  pays  s'étaient  opposées  à  ce  que  des  terres 
fussent  données  ou  vendues  à  des  étrangers.  Les  mission- 
naires protestants  anglais  s'étaient  trompés  :  ils  avaient  pris 
pour  une  donation  ce  qui  n'était  qu'un  simple  prêt. 

Les  Polynésiens  orientaux  ne  savaient  pas  seulement  faire 
des  lois  :  ils  savaient  aussi  parler  ;  les  orateurs  ne  manquaient 
pas  parmi  eux  et  beaucoup  de  leurs  discours  seraient  admirés 
dans  les  pays  les  plus  civilisés.  Un  exemple  me  suffira  pour 
le  démontrer  ;  voici  quelques  extraits  de  la  séance  du  ven- 
dredi 12  mars  1852,  à  l'Assemblée  législative  ;  il  s'agissait 
d'un  projet  de  loi  sur  les  boissons  : 

Raavai  :  Malgré  le  profond  respect  que  je  professe  pour  l'As- 
semblée, je  ne  puis  m'empêcher  d'être  étonné  de  l'eugouement  qu'elle 
manifeste  pour  la  loi  sur  les  boissons.  Il  faut  que  personne  de  ceux 
qui  la  soutiennent  ne  l'ait  examinée  au  point  de  vue  de  la  liberté 
dont  nous  voyons  les  Européens  jouir  parmi  nous  et  à  laquelle  nous 
n'avons  pas  moins  de  droits...  Je  pense,  moi,  qu'en  pareille  ma- 
tière, il  ne  doit  pas  y  avoir  de  loi...  (Exclamations  sur  certains  bancs.) 
C'est  mon  opinion  ;  je  ne  la  cache  pas.  (On  le  voit  bien  !)  On  ne 
m'accusera  point  d'être  de  ces  hypocrites,  qui  tonnent  en  public 
contre  l'eau-de-vie,  et  qui  s'enivrent  en  secret,  toutes  les  fois  qu'ils 
en  peuvent  trouver  l'occasion.  —  Je  prie  l'Assemblée  d'examiner  sur 
quoi  peut  se  baser  le  droit  qu'on  s'arroge  de  dire  à  quelqu'un  :  Tu 

1.  Revue  coloniale,  t.  VII,  p.  156, 157  et  158  ;  ici.,  t.  VIII,  p.  37  et  38. 


286  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

boiras  de  ceci,  et  tu  ne  boiras  pas  de  cela,  sous  peine  d'amende?  D'où 
le  tirez-vous  ce  droit  ?  S'il  existe,  rien  n'empêche  qu'on  ne  nous  dise 
également,  et  avec  autant  de  raison  :  Tu  mangeras  de  ceci,  et  tu  ne 
mangeras  pas  de  cela...  Tu  t'habilleras  de  toile  et  non  d'indienne... 
Tu  porteras  les  cheveux  courts  et  les  moustaches  longues...  (Rires 
dans  l'Assemblée.)  Vous  riez  ?...  Mais  prouvez-moi  que  j'ai  tort... 
Vous  voulez  régler  le  détail  de  la  vie...  la  nourriture;  vous  pouvez 
alors  régler  le  costume.  Ou  votre  droit  n'existe  pas,  ou  il  va  jusque- 
là....  Si  donc  vous  n'avez  pas  le  droit  de  descendre  dans  ces  détails  de 
la  vie  ;  si  c'est  une  tyrannie  ridicule...  un  démenti  à  la  raison,  pour- 
quoi persistez-vous  à  faire  votre  loi? 

Farehau,  de  sa  place  :  Pour  empêcher  certaines  gens  de  faire 
encore  plus  de  sottises  qu'ils  n'en  disent. 

JRaavai,  continuant  :  Je  pourrais  rendre  à  l'interrupteur  un  coup 
de  massue  pour  un  coup  de  fouet  ;  mais... 

Le  président  Tati  :  Les  interrupteurs  m'obligeront  à  leur  appli- 
quer le  règlement. 

C'est  un  peu  tard...  Mais,  je  n'en  dirai  pas  moins  ce  que  j'ai  ré- 
solu de  dire  ;  c'est  que  le  droit  vous  manque  pour  faire  votre  loi... 
Bien  plus;  si  nonobstant  ce  droit  mal  fondé,  vous  voulez  vous  obstiner 
et  passer  outre,  votre  loi  ne  s'exécutera  point  (Oh  !  oh  !)  Non,  elle  ne 
sera  pas  exécutée  !...  (Cela  devient  inconvenant  !)  Il  ne  faut  point  se 
méprendre  sur  la  portée  de  mes  paroles...  Je  ne  veux  pas  dire  que  je 
me  révolterai  contre  votre  loi  ;  mais  je  maintiens  que,  par  la  force 
des  choses,  et  sans  révolte  ouverte  de  la  part  de  personne,  elle  restera 
lettre  morte.  Un  représentant  vous  le  disait  hier,  très  judicieusement  : 
En  présence  des  Tahitiens  qui  veulent  acheter,  et  des  Européens  qui 
ne  cherchent  qu'à  vendre,  votre  loi  ne  sera  qu'un  filet,  et  le  liquide 
passera  au  travers  des  mailles...  Resserrez-le  tant  que  vous  voudrez... 
Multipliez  les  surveillants...  Stimulez  les  chefs,  les  juges  etles  mutoi, 
par  vos  recommandations  ;  ce  sera  inutile.  Ils  aiment  tous  l'eau-de- 
vie...  (Oh!  oh  !  parle  pour  toi  !)  Eh  bien  !  nous  aimons  tous  l'eau-de- 
vie  et  les  autres  spiritueux  ;  nous  en  buvons  tous,  ouvertement  ou  en 
secret.  Je  prie  donc  l'Assemblée  de  peser  ces  raisons  et  de  ne  pas 
faire  une  loi  inutile. 

Taamii  :  Si  la  loi  n'avait  pas  quelque  chance  d'être  exécutée,  il  y 
a  des  gens  qui  s'en  effrayeraient  moins...  Ils  ne  mettraient  pas  tant 
de  chaleur  à  la  combattre.  On  parle  beaucoup  de  liberté,  de  droits... 
On  fait  sonner  bien  haut  tous  ces  grands  mots..,  A  mon  avis,  on  fe- 
rait mieux  de  réserver  ces  déclamations,  sur  le  droit  et  la  liberté, 
pour  quelque  chose  de  plus  respectable  que  l'ivrognerie.  Gardons- 


l'archipel  de  la  société  287 

nous  bien,  quoi  qu'on  dise,  d'ouvrir  l'eau-de-vie  ;  cette  boisson  em- 
poisonnée est  la  source  de  toute  espèce  de  désordres.,.  Elle  met 
l'homme  au  niveau  de  la  brute,  et  même  plus  bas  ;  car  l'homme  ivre 
est  capable  des  plus  insignes  folies  ;  il  fait  ce  que  les  bêtes  elles- 
mêmes  ne  font  pas.  (Très  bien  !  très  bien  !) 

Moeroa  rappelle  à  FzVssemblée  un  drame  tout  récent.  Teiipoo  a  été 
jugé  et  condamné  à  mort,  pour  avoir  tué  sa  femme.  11  répondit  aux 
juges  :  «  Ce  n'est  pas  moi  qui  l'ai  tuée  ;  c'est  l'eau-de-vie.  »  Bannis- 
sons donc  ce  poison,  puisqu'il  contient  la  fureur  et  la  mort. 

Hoaore  :  Il  ne  s'agit  pas  de  déclamer  contre  l'ivrognerie,  pour 
prouver  que  la  loi  est  bonne.  —  L'ivrognerie  est  un  vice  déplorable... 
Qui  le  conteste  ?  Mais  ce  qu'il  y  a  de  moins  évident,  c'est  l'efficacité 
de  votre  loi  pour  détruire  ce  vice.  —  Pour  moi,  je  n'hésite  pas  à  vous 
le  prédire  :  en  dépit  de  vos  illusions,  le  résultat  trompera  vos  espé- 
rances. (C'est  ce  que  nous  verrons  !)  On  s'enivre  avec  du  vin,  comme 
avec  de  l'eau-de-vie  ;  et  si  on  veut  résolument  détruire  l'ivrognerie,  il 
faut  en  supprimer  toutes  causes. . .  Nous  n'avons  pas  plus  le  droit  d'inter- 
dire l'eau-de-vie  que  le  vin  ;  mais  si  au  nom  de  la  tranquillité  publique 
ou  de  la  morale,  on  s'arroge  le  droit  de  tyranniser  les  individus,  jusque 
dans  le  détail  de  leur  vie  intérieure  ;  si,  en  un  mot,  comme  on  le 
disait  ici  tout  à  l'heure,  nous  violons  la  liberté  que  chacun  peut  reven- 
diquer de  se  nourrir  comme  il  lui  plaît,  ne  faisons  pas  les  choses  à 
demi...  Fermons  tout  !  Buvons  tous  de  l'eau  claire  et  du  coco  ;  nous  ne 
compromettrons  pas  notre  bon  sens.  (Nous  voilà  dansles  exagérations  !) 

JRaavai  :  L'Assemblée  s'obstine  et  veut  faire  sa  loi...  C'est  très 
bien  !  Elle  s'est  déjà  passé  la  fantaisie  d'en  faire  plusieurs  sur  le 
même  sujet;  seulement  leur  efficacité  a  été  telle  qu'il  faut  constam- 
ment recommencer...  Pour  moi,  je  suis  franc...  Je  ne  cache  pas  mon 
opinion  sur  votre  loi.  (Oh  !  l'impudence  n'est  pas  ce  qui  lui  man- 
que !)  Je  déclare  qu'elle  viole  la  liJjerté;  le  raisonnement  l'a  prouvé... 
J'ajoute  qu'on  ne  pourra  la  faire  exécuter  ;  c'est  l'expérience  sur  ce 
point,  qui  ne  permet  pas  de  se  faire  illusion  sur  l'avenir.  (Quand 
fmira-t-il  ?j  Punissez  l'abus  :  c'est  votre  droit,  votre  devoir.  Si  un 
homme  ivre  trouble  l'ordre  ou  cause  du  scandale  dans  la  rue,  il  y  a 
des  agents  de  police  et  des  prisons  pour  en  faire  justice...  L'usage 
des  couteaux  et  des  haches  se  répand  de  plus  en  plus  parmi  nous; 
les  uns  savent  en  user  utilement,  mais  parfois  il  y  a  des  maladroits 
qui  se  coupent...  Faut-il  pour  cela  proscrire  en  masse  et  haches  et 
couteaux?...  Eh  bien  !  renoncez  à  votre  loi.  (Mouvement.  Enfin,  en 
a-t-il  assez  dit  !  Il  n'en  démordra  pas  !...  Et  il  a  bien  raison  !) 


288  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

Fareahii  :  L'Assemblée  doit  être  lassée  de  l'impudeur  avec  la- 
quelle on  persiste  à  faire,  ici,  l'apologie  de  Fivrognerie.  C'est  scanda- 
leux !  Pour  moi, je  suis  d'avis  qu'il  faudrait  interdire,  non  seulement 
l'eau-de-vie,  mais  le  vin  et  la  bière.  Mais,  puisqu'on  se  croit  forcé 
à  faire  des  concessions,  parmi  ces  poisons,  je  demande  qu'on  arrête 
le  plus  violent  !  Les  hommes  sages  et  amis  de  la  religion  sont  saisis 
de  dégoût  et  d'épouvante  à  la  vue  des  terribles  effets  de  l'ivrognerie. 
Tantôt,  c'est  le  meurtre;  tantôt  c'est  l'incendie.  Je  ne  parle  pas  du 
débordement  des  mœurs...  Ce  sont  des  orgies...  Souvent  les  misé- 
rables que  possède  cette  funeste  passion  de  boire  meurent  victimes 
de  leurs  excès...  Je  n'exagère  pas...  Ceux  dont  je  parle  sont  bien  réel- 
lement dans  la  tombe  !  (Sensation  !)  Et  on  ose  se  faire  ici,  publique- 
ment, l'avocat  de  l'eau-de-vie!  C'est  comme  si  on  patronnait  l'immo- 
ralité !...  la  débauche  !...  la  destruction  de  ses  semblables.  (Oh  !  oh  ! 
du  calme  !) 

Raavai,  vivement  :  Je  demande  la  parole.  On  vient  de  vous  dire 
qu'il  y  a  des  gens  qui  ont  l'impudence  de  faire  ici  l'apologie  de 
l'ivrognerie,  et  de  se  déclarer  les  avocats  de  l'immoralité  et  de  la 
destruction  de  leurs  semblables,  et  l'on  a  flétri,  avec  indignation 
comme  de  juste,  ce  coupable  aveuglement.  C'est  très  bien  !...  L'ora- 
teur répétant  :  c'est  très  bien  !  L'Assemblée  n'a  pu  manquer  d'être 
frappée  de  la  bonne  foi  et  de  la  charité  avec  lesquelles  on  vient 
d'apprécier  mes  paroles.  Quelle  aménité, pour  un  homme  d'église  !... 
(Bruit.)  L'assemblée  me  permettra,  je  l'espère,  d'en  appeler  à  sa 
loyauté...  A-t-on  fait  l'apologie  de  l'ivrognerie!  A-t-on  patronné  la 
débauche...  prêché  le  meurtre  et  la  destruction,  ou  bien  a-t-on  seu- 
lement réclamé,  au  nom  de  la  liberté  et  de  la  raison,  l'exercice  d'un 
droit  naturel  qu'on  peut  contester,  sans  flétrir  ceux  qui  l'invoquent  ?. . . 
Y  a-t-il  de  la  dépravation  à  demander  qu'un  Tahitien  soit  traité 
comme  un  Européen,  avec  qui  il  est  appelé  à  Advre  côte  à  côte?... 
Est-ce  donc  une  monstruosité  que  d'aspirer  à  la  liberté  dont  on  jouit 
dans  les  pays  civilisés,  ces  pays  qu'on  nous  propose  continuellement 
pour  modèles,  qu'on  veut  nous  faire  imiter  en  tout...  (Non  !  non  ! 
on  discute,  on  n'injurie  pas  !)  Dans  les  pays  civilisés,  l'ivrognerie  et 
le  scandale  public  sont  réprimés  par  les  lois  :  on  punit  l'abus  ;  mais 
on  ne  sévit  pas  absurdement  contre  l'usage...  Que  la  loi  attende  que 
le  mal  se  soit  produit  avant  d'infliger  le  châtiment  ;  alors  elle  sera 
dans  son  rôle.  —  Si  boire  de  l'eau-de-vie  était  un  crime,  nous  ne  ver- 
rions pas  tous  les  Européens,  nos  modèles  en  civilisation,  en  boire 
journellement  parmi  nous.  Il  n'y  a  donc  de  punissable  que  l'excès, 
le  scandale...  Eh  bien  !  attendez  l'excès  et  le  scandale  pour  les  pu- 


l'archipel  de  la  société  289 

nir;  mais  ne  confisquez  pas  un  droit  naturel,  par  prévention  ;  ne  nous 
garrottez  pas  les  deux  jambes,  de  crainte  que  nous  ne  fassions  un 
faux  pas...  (Mouvement.)  Osez  donc  être  justes  et  raisonnables;  ne 
vous  laissez  pas  intimider  par  les  clameurs  des  dévots...  Au  sur- 
plus, ces  déclamations  sur  le  meurtre,  l'incendie  et  la  désolation,  à 
propos  de  Teau-de-vie,  ne  sont  que  des  exagérations  oratoires.  L'eau- 
de-vie,  dont  je  suis  le  premier  à  blâmer  l'abus,  a  bien  pu,  de  temps 
à  autre,  produire  quelques  désordres  ;  mais  ces  désordres  ont  été 
réprimés...  Rien  n'a  échappé  à  la  sévérité  des  tribunaux,  et  si  le 
pays  n'avait  pas  été  désolé  par  d'autres  fléaux,  nous  serions  aujour- 
d'hui plus  avancés  en  richesses,  en  propriétés  et  en  civilisation.  On 
sait  malheureusement  qu'il  n'en  est  pas  ainsi...  Ceux  qui  viennent 
parler  de  mort,  d'incendie  et  de  destruction  semblent  avoir  perdu  la 
mémoire  des  malheurs  qu'ils  ont  causés...  Ils  ont  l'injure  et  l'accu- 
sation à  la  bouche,  comme  s'ils  étaient  irréprochables  !...  Pas  tant  de 
clameurs  à  propos  d'une  tombe  qui  s'ouvre  par  accident,  vous  qui  en 
avez  couvert  le  pays!...  (Sensation.)  Faites  le  tour  de  notre  île.., 
interrogez  tant  de  lieux  funèbres,  arrosés  de  sang  et  souillés  de  tom- 
beaux... (Profond  silence  sur  tous  les  bancs.)  Le  nom  de  Mahaena 
n'éveille- t-il  pas  de  souvenirs  !...  Venez  ici,  veuves  et  orphelins... 
Demandez  à  ces  tombeaux  qui  les  a  remplis  d'ossements?  Est-ce 
l'eau-de-vie?...  Qui  a  soufflé  la  haine  dans  les  cœurs?...  Qui  a  égaré 
le  patriotisme  d'une  population  ignorante  pour  lui  mettre  les  armes 
à  la  main...  pour  la  déchaîner  contre  nos  protecteurs  calomniés?.. 
Qui  a  donné  le  signal  du  carnage?...  Qui  vous  a  conduits  prématu- 
rément à  la  mort?...  Est-ce  l'eau-de-vie  ?...  Répondez...  Ah!  les 
tombes  sont  muettes...  Mais,  si  elles  pouvaient  parler,  ce  serait  à 
d'autres  qu'à  moi  de  trembler  en  ce  moment  ! 

A  ces  mots  un  frémissement  courut  dans  l'Assemblée  ;  presque  tous 
les  regards  se  portèrent  sur  Fareahu,  l'un  des  instigateurs  les  plus 
fanatiques  et  les  plus  opiniâtres  de  la  guerre  civile  qui  avait  désolé 
Tahiti  '... 

J'ai  tenu  à  donner  ces  nombreux  extraits  parce  qu'ils  mon- 
trent bien  comment  les  Tahitiens  savaient  et  savent  en- 
core parler.  Il  y  a  dans  le  dernier  extrait  une  éloquence 
digne  des  plus  grands  orateurs  de  l'antiquité,  et  cet  exemple 
n'est  pas  isolé  comme  on  pourrait  le  croire  :   les  beaux  dis- 

1.  Revue  coloniale,  t.  X,  p.  126  à  132. 

19 


290  HISTOIRE    DE   LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

cours  ne  manquent  pas  chez  les  Polynésiens  de  cette  époque 
et  même  de  l'époque  actuelle.  Toutefois,  je  ne  saurais  pro- 
longer ces  citations  déjà  trop  longues.  Le  résultat  de  cette 
discussion,  qui  continua  encore  quelque  temps,  fut  que  la 
loi  sur  les  boissons  fut  tout  de  même  adoptée,  et  bien  inu- 
tilement d'ailleurs,  car  les  Tahitiens  n'en  tinrent  nul  compte 
et  restèrent  aussi  ivrognes  que  par  le  passé. 

En  somme,  ils  ne  changèrent  guère  au  contact  des  Euro- 
péens, si  ce  n'est  qu'ils  cessèrent  d'être  belliqueux;  encore 
ce  dernier  changement  fut-il  plutôt  forcé  que  volontaire. 
Cependant  cette  année-là  (1852),  ils  se  révoltèrent  contre 
Pomare  IV  et  proclamèrent  la  république.  Mais  celle-ci  fut 
éphémère;  le  gouvernement  du  Protectorat  français  réprima 
l'insurrection  et  rétablit  la  reine  sur  son  trône .  Ce  furent 
enfin  les  derniers  troubles .  Depuis  lors  la  paix  régna  aux 
îles  du  Vent. 

Malheureusement  il  n'en  fut  pas  de  même  aux  îles  Sous- 
le-Vent  où  les  indigènes  étaient  redevenus  indépendants, 
ainsi  que  nous  l'avons  déjà  vu.  Ils  finirent  par  faire  mauvais 
usage  de  leur  liberté,  et  non  pas  une  fois,  mais  plusieurs. 
Les  querelles  publiques  et  privées  recommencèrent,  et,  à 
maintes  reprises,  la  plupart  de  ces  îles  furent  tour  à  tour  le 
théâtre  de  funestes  révolutions  pendant  lesquelles  les  popu- 
lations traversèrent  des  périodes  d'anarchie  complète. 

Après  quelques  troubles  préliminaires,  les  hostilités  com- 
mencèrent à  Huahine.  Entre  toutes  les  îles  Sous-le-Vent, 
cette  île  était  celle  dont  l'histoire  se  liait  le  plus  aux  fastes 
de  Tahiti  et  de  Moorea.  Des  différents  débris  de  la  mo- 
narchie de  Pomare  II,  c'était  celui  qui  était  le  plus  resté 
fidèle  à  la  cause  de  la  famille  de  ce  monarque  et,  plus  d'une 
fois,  la  vieille  reine  Teriitaria,  sœur  de  Tamatoa  II,  roi 
de  Raiatea,  et  tante  de  Pomare  Vahiné,  avait  conduit  elle- 
même  ses  troupes  au  combat  contre  les  rebelles  de  Tahiti. 
Maintenant  la  reine  Pomare  IV  ne  pouvait  pas  venir  lui 
rendre   le    même    service,  puisqu'elle   se   trouvait    sous   la 


l'archipel  de  la  société  291 

dépendance  du  gouvernement  français,  et  Teriitaria,  qui  se 
trouvait  sans  postérité,  voyait  une  grande  partie  de  son 
peuple  révolté  contre  elle  afin  de  la  détrôner  au  profit  de 
Tehuru  rahi,  l'un  de  ses  neveux.  Toutefois  l'âge  n'avait  pas 
abattu  son  courage.  Le  18  mars  ISôZi,  elle  attaqua  vivement 
son  rival  ;  elle  lança  ses  partisans  sur  trois  colonnes  et 
ceux-ci  partirent,  brûlant  toutes  les  cases  qui  se  trouvaient 
sur  leur  passage.  Ils  s'avancèrent  ainsi  jusqu'à  Haeretere, 
Tatehau  et  l'église,  positions  qu'ils  occupèrent  et  où  eurent 
lieu  des  engagements  très  vifs.  Repoussés  avec  perte  sur 
toute  la  ligne  par  les  gens  de  Tehuru  rahi ,  ils  battirent  en 
retraite  en  se  repliant  de  case  en  case  jusqu'à  la  demeure 
de  Teriitaria.  La  reine  de  Huahine  fit  un  dernier  efFort,  puis 
elle  tomba  au  pouvoir  de  son  adversaire  ;  alors  la  déroute 
fut  complète  et  celui-ci  resta  maître  du  champ  de  bataille. 
On  y  trouva  sept  morts  et  vingt  blessés.  Le  lendemain,  le 
parti  vaincu  se  soumit  sans  conditions.  Teriitaria  et  sa  fa- 
mille furent  obligés  de  s'enfuir  en  exil.  Cette  vieille  reine, 
que  les  balles  avaient  respectée  dans  tant  de  batailles,  alla 
terminer  obscurément  ses  jours  auprès  de  sa  sœur  Tere- 
moemoe  et  de  sa  nièce  Pomare  lY. 

Au  mois  de  juillet  185/i,  ou  un  peu  avant,  une  épidémie 
terrible  fit  d'aflreux  ravages  à  Tahiti.  La  rougeole,  accom- 
pagnée de  dysenterie  suivie  d'inflammation  de  poitrine, 
décima  une  partie  de  la  population  :  800  Tahitiens  mouru- 
rent. Le  vieux  chef  de  Papara,  Tati,  fut  atteint  par  l'épi- 
démie .  C'était  un  homme  d'une  taille  et  d'une  force  mus- 
culaire remarquables  ;  il  était  âgé  de  quatre-vingts  ans.  Son 
agonie  fut  longue;  il  expira  le  16  juillet  1854.  Le  gouver- 
neur assistait  à  ses  derniers  moments.  Tati  avait  vu  Cook  ; 
il  avait  été  témoin  des  événements  curieux  des  temps  bar- 
bares ;  il  se  souvenait  des  sacrifices  humains  et  des  guerres 
incessantes  qui  avaient  ensanglanté  les  rivages  de  Tahiti. 
Ami  de  Pomare  II,  il  en  avait  favorisé  l'élévation,  même  à 
son  propre  détriment.  Il  avait  été  le  premier  promoteur  du 


292  HISTOIRE   DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

Protectorat  de  la  France.  Enfin  il  avait  été  brave  au  combat, 
éloquent  dans  les  assemblées,  prudent  et  habile  au  conseil. 
L'île  vit  en  lui  disparaître  l'une  des  plus  grandes  figures  de 
son  histoire.  Il  mourut  emportant  les  regrets  de  toute  la 
population. 

Au  mois  de  novembre  185/1,  de  nouveaux  troubles  écla- 
tèrent à  Raiatea-Tahaa.  Un  chef  du  nom  de  Teamo,  qui 
s'était  déjà  compromis  deux  ans  auparavant  dans  les  affaires 
d'Hitiaa,  et  qui,  plus  tard,  avait  contribué  à  renverser  le  roi 
Tamatoa,  fut  soupçonné  de  préparer  un  soulèvement  contre 
Temarii,  le  nouveau  roi  de  Raiatea.  Surpris  et  attaqué,  le 
'14  novembre,  avec  tout  son  parti,  par  les  gens  de  Temarii, 
il  leur  résista  pendant  près  de  cinq  heures.  Sept  de  ses  par- 
tisans furent  tués  ainsi  que  sa  femme  ;  les  autres  s'enfuirent 
et  dix  d'entre  eux,  Teamo  en  tête,  se  réfugièrent  à  bord  de 
la  goélette  du  Protectorat  la  Joséphine^  où  ils  trouvèrent  un 
asile  sûr.  Du  côté  de  Temarii,  il  y  eut  trois  hommes  tués  et 
un  quatrième  mourut  de  ses  blessures.  Un  autre  chef,  Hau- 
mani,  qui  soutenait  le  mouvement  de  Teamo  dans  l'île  Tahaa, 
capitula  devant  ses  adversaires  trop  nombreux. 

Les  vainqueurs  réclamèrent  les  fuyards  au  capitaine  de  la 
Joséphine.  Mais  celui-ci,  soutenu  par  le  consul  d'Angleterre, 
ne  consentit  à  livrer  les  hommes  qui  s'étaient  réfugiés  à 
son  bord  qu'à  la  condition  que  leur  vie  serait  respectée.  Un 
nommé  Paoa  soufflait  la  vengeance.  Les  missionnaires  an- 
glais intervinrent  et  l'on  finit  par  obtenir  la  promesse  que 
les  fuyards  auraient  la  vie  sauve. 

Ceux-ci  passèrent  en  jugement.  On  demanda  à  Teamo  s'il 
avait  voulu  s'aftranchir  de  l'autorité  de  Temarii,  comme  roi, 
et  il  répondit  oui,  sans  hésiter.  On  lui  posa  alors  cette  ques- 
tion :  «  Qui  donc  est  ton  roi  ?  »  11  resta  silencieux.  On  lui 
répéta  quatre  fois  cette  question;  mais  il  persévéra  dans  son 
silence.  Toutefois,  pressé  davantage,  il  dit:  «  Puisque  Tama- 
toa s'est  conduit  avec  modération  à  mon  égard,  je  le  recon- 
nais pour  mon  roi.  »  11  fallut  se  contenter  de  cette   réponse. 


l'archipel  de  la  société  293 

Quelques  indigènes  prétendirent  que  son  véritable  projet 
était  de  renverser  Temarii  pour  régner  à  sa  place.  Tous  les 
révoltés  furent  condamnés  au  bannissement.  Le  17  novembre, 
ils  arrivèrent  à  Papeete  sur  la  goélette  qui  leur  avait  servi 
d'asile. 

Dans  la  suite,  il  y  eut  encore  d'autres  troubles,  et  c'était 
immanquable  dans  une  île  qui  possédait  des  partisans  de 
deux  souverains  pour  une  seule  couronne.  L'avènement  d'un 
jeune  fils  de  la  reine  de  Tahiti  au  trône  deRaiatea,  ne  rendit 
même  que  pour  peu  de  temps  le  calme  à  ce  malheureux  pays. 
Le  vieux  roi  Tamatoa  IV  avait  adopté  le  prince  Tamatoa, 
fils  de  la  reine  Pomare  IV,  bien  qu'il  eut  plusieurs  enfants 
de  son  épouse  légitime.  Mais  celle-ci  se  trouvait  être  une 
femme  du  peuple,  et,  suivant  les  usages  polynésiens,  les  en- 
fants d'un  homme  très  noble  et  d'une  femme  de  caste  infé- 
rieure passaient  après  l'enfant  adoptif  s'il  était  d'une  noblesse 
plus  pure  qu'eux,  tant  du  côté  du  père  que  du  côté  de  la 
mère,  les  liens  d'adoption  ayant  autant  d'importance  que 
ceux  du  sang.  Le  12  mars  1857,  le  Styx  quitta  la  rade  de 
Papeete  faisant  voile  vers  les  îles  Sous-le-Vent.  11  avait  à  son 
bord,  accompagnée  de  sa  famille  et  d'une  suite  nombreuse, 
la  reine  Pomare  IV,  qui  se  rendait  à  Raiatea  pour  assister 
au  couronnement  de  son  jeune  fils  Tamatoa. 

Le  18  août,  au  matin,  M.  Vallès,  officier  d'ordonnance  du 
comte  Pouget,  commissaire  impérial,  partit  pour  le  repré- 
senter aux  fêtes  du  couronnement  du  nouveau  roi  de  Raiatea. 
La  goélette  V Hydrographe,  d'abord,  l'aviso  à  vapeur  le  Milan, 
ensuite,  vinrent  donner  à  ces  fêtes  un  aspect  un  peu  plus 
grandiose.  Cette  arrivée  fut  heureuse  ;  de  grandes  inimi- 
tiés existaient  entre  les  anciens  et  les  nouveaux  pouvoirs, 
et  l'on  s'attendait  à  des  luttes  sanglantes  pour  le  jour  du 
couronnement  :  la  présence  du  pavillon  français  maintint 
l'ordre  et  le  calme  pendant  la  durée  de  cette  fête  natio- 
nale. 

Le   19  août  1857,  à  1  heure  de   l'après-midi,  le  cortège 


HISTOIRE    DE    LA    POLYNESIE    ORIENTALE 

partit  de  la  résidence  royale  pour  se  rendre  au  temple.  Il 
marchait  dans  l'ordre  suivant  : 

Le  capitaine  Vallès,  comme  représentant  du  gouverneur 
français  de  Tahiti,  et  M.  Chisholm,  agissant  comme  consul 
de  S.  M.  B.,  ces  deux  personnages  précédés  des  pavillons  de 
leur  nation;  les  résidents  français,  anglais,  américains,  etc.; 

Ariipeu,  portant  le  code  ;  xA.riitahia,  l'épée  de  TEtat;  le  Ré- 
vérend John  Barff,  la  Bible;  Moheannu,  le  sceptre;  Haapua, 
l'huile  sainte;  le  Révérend  Charles  BarfF,  ministre  officiant; 

Le  roi,  marchant  sous  un  dais  porté  par  six  hommes,  ayant 
à  chaque  côté,  six  gardes  armés  de  lances,  et  l'épée  au  bras; 

Les  familles  royales,  les  principaux  gouverneurs,  les  chef& 
subordonnés,  les  juges  et  officiers  du  gouvernement,  les  en- 
fants, la  masse  du  peuple. 

Dans  le  temple,  un  trône  d'une  structure  simple  et  en 
même  temps  élégante  avait  été  préparé.  L'arrangement  de& 
tentures  ainsi  que  le  goût  des  costumes  des  familles  royales 
étonnaient  un  peu,  mais  s'expliquaient  par  suite  qu'ils  étaient 
dus  à  des  mains  de  dames  françaises. 

Le  Révérend  C.  Barfî  présenta  Tamatoa  au  peuple,  et  lui 
demanda  s'il  l'acceptait  comme  roi.  Tapoa  répondit  au  nom 
du  peuple  de  Raiatea  et  de  Tahaa  :  «  Telle  est  la  volonté  una- 
nime. » 

Ces  paroles  furent  ensuite  confirmées  par  un  levé  de  mains- 
répété  trois  fois. 

Maheanu  donna  lecture  d'un  cantique  fait  pour  cette  cir- 
constance par  le  peuple  de  Tahaa,  qui  le  chanta  lui-même. 
Maheanu  dit  ensuite  le  72^""^  Psaume  et  appela  la  bénédic- 
tion de  Dieu  sur  l'assemblée. 

Napario  donna  un  autre  cantique  qui  fut  chanté  par  le& 
gens  de  la  reine  Pomare. 

Le  Révérend  John  Barfî  prononça  un  discours  tiré  de  ces 
mots  de  SalomoU;,  proverbes  XVI,  12,  «  parce  que  la  justice 
est  l'affermissement  du  trône  ».  Ce  discours  remarquable- 
ment beau  et  dit  avec  chaletir,  produisit  une  vive  sensation. 


l'archipel  de  la  société  295 

Ariipeu  monta  sur  le  trône  et  présenta  le  code  à  Tamatoa 
en  lui  adressant  ces  paroles  :  «  Tamatoa,  voulez-vous  diriger 
le  gouvernement  de  ces  îles  selon  le  code  que  je  vous  pré- 
sente dans  ce  moment  ?  »  Tapoa  répondit  au  nom  du  roi  : 
«  Oui,  et  que  Dieu  me  soit  en  aide.  » 

Arii  utahia  présenta  l'épée  à  Tamatoa  et  dit  :  «  Je  vous 
présente  cette  épée  comme  signe  que  le  pouvoir  suprême 
des  îles  de  Raiatea  et  de  Tahaa  vous  est  remis;  voulez-vous 
la  porter  pour  inspirer  la  terreur  aux  méchants  et  pour  pro- 
téger ceux  qui  marchent  suivant  la  loi  et  Dieu  ?  »  Tapoa  ré- 
pondit au  nom  du  roi  :  «  Oui,  et  que  Dieu  me  soit  en  aide.  » 

Le  Révérend  John  BarfF  présenta  la  Bible  au  roi  en  lui 
disant  :  «  Je  vous  présente  ce  livre,  le  livre  de  Dieu  qui  m'a 
inspiré  les  paroles  que  je  vous  ai  adressées  en  ce  jour.  Con- 
sentez-vous à  le  prendre  pour  votre  guide,  comme  règle  de 
votre  conduite  privée  et  comme  un  directeur  dans  votre  vie 
publique,  il  peut  vous  offrir  le  bonheur  maintenant  et  une 
couronne  de  gloire  après.  »  Tapoa  répondit  au  nom  du  roi  : 
«  Oui,  et  que  Dieu  me  soit  en  aide.  » 

Alors  le  Révérend  Charles  Barff  versa  l'huile  sur  la  tête 
et  les  mains  du  roi.  «  Tamatoa  V,  s'écria -t- il,  au  nom  de 
Jéhovah,  je  vous  sacre  roi  de  Raiatea  et  de  Tahaa;  que  le 
Saint-Esprit  descende  dans  votre  cœur,  et  vous  inspire  la 
sagesse  de  David  et  de  Salomon;  que  la  loi  de  Dieu  soit 
toujours  votre  guide,  et  sa  bénédiction  restera  à  tout  jamais 
sur  vous  et  sur  votre  peuple.  » 

Les  gens  de  Bora-Bora  chantèrent  un  hymne  composé  par 
eux-mêmes,  pendant  que  Tamatoa  recevait  le  sceptre  des 
mains  de  Maheanuu,  et  une  salve  de  vingt  et  un  coups  de 
canon  annonça  le  moment  où  le  Révérend  C.  Barff  plaça  la 
couronne  sur  la  tête  du  roi. 

Ensuite  plusieurs  discours  furent  prononcés.  Le  capitaine 
Vallès,  représentant  du  gouvernement  français  de  Tahiti, 
et  M.  Chisolm,  consul  d'Angleterre,  félicitèrent  la  reine 
Pomare  IV,  et  son  fils,  le  roi  Tamatoa  V  auquel  ils  expri- 


296  HISTOIRE   DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

nièrent  le  désir  que  son  règne  fût  long,  calme  et  prospère. 
Le  roi  répondit  par  l'organe  de  Tapoa  qui  remercia  les  deux 
représentants  des  gouvernements  français  et  anglais  pour 
l'honneur  que  leur  présence  faisait  rejaillir  sur  le  peuple  de 
Raiatea. 

Tapoa  fit  chanter  un  cantique  d'action  de  grâces  par  l'as- 
semblée entière.  11  pria  pour  le  roi,  pour  le  peuple,  pour  la 
famille  royale  de  Tahiti  et  appela  la  bénédiction  du  Tout- 
Puissant  sur  la  France  et  l'Angleterre. 

Enfin  un  membre  de  la  famille  royale  se  leva  et  cria  à 
trois  reprises  :  ^i  Dieu  sauve  le  roi  !  »  A  chaque  cri,  le  peuple 
répondit  «  Amen  ».  Les  Français,  les  Anglais,  les  Tahitiens, 
les  Sandwichiens,  etc.,  qui  se  trouvaient  là,  répétèrent  le 
même  vœu,  auquel  la  population  répondit  toujours  «  Amen  ». 
Ainsi  se  termina  la  cérémonie.  Le  roi  et  son  cortège  repri- 
rent le  chemin  de  la  résidence  royale.  Pendant  tout  le  trajet  les 
différents  groupes  du  cortège  crièrent  continuellement  avec 
une  énergie  croissante  :  «  Maeva  e  arii  !  »  (Elevé  le  roi  !),  pa- 
roles que  dans  les  anciens  temps  on  clamait  dans  les  mêmes 
circonstances,  et  qui  ne  cessèrent  que  lorsque  les  indigènes 
eurent  la  voix  tellement  faussée  et  déchirée  qu'elle  fut  ré- 
duite à  une  impuissance  presque  complète.  Ce  jour  mémo- 
rable s'acheva  au  milieu  des  danses  et  des  chants  océaniens. 

Cependant  Tamatoa  V  ne  régna  pas  longtemps  tranquille. 
En  1858,  des  troubles  éclatèrent  encore  à  Piaiatea-Tahaa.  Les 
partis  en  vinrent  aux  mains  et  de  nombreuses  victimes  suc- 
combèrent. Un  commerçant  français,  qui  résidait  à  Tahaa 
depuis  cinq  ans,  fut  entièrement  pillé  par  les  habitants  en 
armes  de  Piaiatea.  Le  gouverneur  des  Établissements  fran- 
çais de  rOcéanie  dut  exiger  des  chefs  de  Raiatea  une  répa- 
ration complète.  11  ne  lui  était  pas  donné  de  pouvoir  arrêter 
l'efFusion  de  sang,  puisque  d'après  la  convention  passée  avec 
l'Angleterre,  la  France  s'engageait  à  respecter  l'indépen- 
dance des  îles  Sous-le-Vent  et  par  conséquent  de  Raiatea- 
Tahaa;  il  chercha  donc  seulement  à  diminuer  l'étendue   du 


l'archipel  de  la  société  297 

mal.  Aux  termes  de  Fart.  5  de  l'Acte  de  Protectorat,  et  en 
vertu  de  l'art.  7  de  l'Ordonnance  du  28  avril  1843,  il  inter- 
dit à  tout  indigène  des  Etats  du  Protectorat  de  se  rendre  à 
Raiatea  jusqu'à  l'entière  pacification  de  cette  île  et  déclara 
que  des  peines  sévères  seraient  appliquées  aux  coupables 
(2  janvier  1859).  Mais  la  pacification  n'arriva  pas  et  la  guerre 
civile  continua,  implacable  et  atroce;  il  n'y  eut  plus  de  sécu- 
rité dans  l'île  et  celle-ci  fut  plongée  dans  une  anarchie  con- 
tinuelle. 

11  n'y  avait,  en  somme,  de  calmes,  aux  îles  Sous-le-Vent, 
que  les  naturels  de  Bora-Bora.  Ils  vivaient  en  paix  sous  l'au- 
torité de  leur  roi  Tapoa,  l'ancien  prince  détrôné  de  Tahaa, 
ex-époux  de  la  reine  Pomare  IV. 

Dans  le  premier  semestre  de  l'année  1860,  ce  monarque 
fut  enlevé  par  une  mort  prématurée  à  la  vénération  de  ses 
sujets.  Ses  dernières  volontés,  qu'avait  sanctionnées  le  vote 
de  la  nation,  désignaient  pour  le  remplacer  sur  le  trône, 
son  enfant  d'adoption,  la  princesse  Teriimaevarua,  fille  de 
Pomare  IV.  On  avisa  immédiatement  la  famille  royale  de 
Tahiti  et  l'on  s'occupa  ensuite  des  préparatifs  du  couron- 
nement. 

Environ  deux  mois  après,  le  26  juillet  1860,  la  goélette  la 
Manu  Paia  emportait  vers  les  îles  Sous-le-Vent  la  reine 
Pomare  IV,  le  prince  Ariifaite,  son  mari,  deux  de  leurs  en- 
fants et  leur  suite  composée  de  Tahitiens  des  deux  sexes. 
Le  terme  du  voyage  était  Bora-Bora,  où  la  famille  royale 
allait  assister  au  couronnement  de  Teriimaevarua.  La  tra- 
versée fut  heureuse  et,  après  une  courte  relâche  à  Raiatea, 
où  régnait  son  second  fils  Tamatoa  V,  la  reine  Pomare  IV  dé- 
barqua à  Bora-Bora,  le  30  juillet,  vers  les  onze  heures  du  soir. 

Le  lendemain  matin,  les  reines  et  les  familles  royales  se 
mirent  en  route  pour  accomplir  un  pieux  pèlerinage  au  tom- 
beau du  roi.  Sous  les  cocotiers  du  rivage,  non  loin  de  la  case 
royale,  s'élevait  un  petit  monument  sous  lequel  était  exposée 
la  dépouille  mortelle  de  Tapoa,  petit-fils  et  dernier  descen- 


298  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

dant  (l'un  conquérant  illustre.  Des  plantes  aromatiques,  des 
résines  odoriférantes,  employées  suivant  certaines  recettes 
indigènes,  avaient  permis  de  soustraire  aux  horribles  lois  de 
la  décomposition  le  corps  du  souverain.  11  était  là,  couché 
sur  un  lit  de  parade,  revêtu  du  manteau  royal  et  le  visage 
découvert.  Chaque  jour  son  peuple,  qui  bénissait  sa  mé- 
moire,  pouvait  contempler  le  visage  du  défunt  roi.  Enfin,  la 
reine  Pomare,  jetant  un  dernier  regard  sur  celui  qui  avait 
été  et  son  premier  époux,  et  le  père  d'adoption  de  sa  fille, 
donna  d'une  voix  émue  le  signal  du  retour,  et  tous  reprirent 
silencieusement  le  chemin  de  la  demeure  royale. 

Le  couronnement  de  Teriimaevarua  eut  lieu  le  3  août  1860. 
Je  ne  décrirai  pas  la  cérémonie  parce  qu'elle  fut  pareille  à 
celle  du  sacre  du  roi  Tamatoa  V  de  Raiatea  et  que  j'ai  déjà 
donné  celle-ci.  Je  ne  dirai  rien  non  plus  des  fêtes  qui  sui- 
virent :  elles  se  passèrent  conformément  aux  usages  en  vi- 
gueur chez  les  Polynésiens  orientaux. 

Les  différentes  îles  Sous-le-Vent  se  trouvaient  donc  main- 
tenant gouvernées  chacune  par  un  membre  de  la  famille 
royale  de  Tahiti.  Sans  doute  il  eût  mieux  valu  que  toutes 
fussent  placées  sous  le  même  sceptre  et  que  celui-ci  fût  le 
même  qu'aux  îles  du  Vent,  sur  lesquelles  régnait  la  reine 
Pomare  IV  avec  la  protection  du  gouvernement  français. 
Mais  cela  ne  pouvait  se  faire  alors  puisque  la  France  et 
l'Angleterre  s'étaient  engagées  dans  leur  Déclaration  du 
19  juin  1847,  art.  3  :  «  A  ne  jamais  reconnaître  qu'un  chef  ou 
prince  régnant  à  Taïti  pût  en  même  temps  régner  sur  une  ou 
plusieurs  autres  îles  susdites  (Buahine,  Raiatea  etBora-Bora); 
et  réciproquement,  qu'un  chef  ou  prince  régnant  dans  une 
ou  plusieurs  de  ces  dernières,  pût  régner  en  même  temps 
à  Taïti  ;  l'indépendance  réciproque  des  îles  désignées  ci- 
dessus,  et  de  l'île  de  Taïti  et  dépendances,  étant  posée  en 
principe.  »  D'ailleurs  les  indigènes  des  îles  Sous-le-Vent 
tenaient  beaucoup  à  leur  indépendance  et  les  missionnaires 
protestants  anglais  les  engageaient  sans  cesse  à  la  mainte- 


l'archipel  de  la  société  299 

nir.  Les  Révérends  anglais  croyaient  que  le  gouvernement 
français  soutenait  les  prêtres  catholiques  et  ils  ne  voulaient 
pas  à  cause  de  cela  que  les  indigènes  fussent  soumis  à  son 
Protectorat,  dans  la  crainte  de  les  voir  un  jour  abjurer  la 
doctrine  protestante. 

Il  me  faut  ici  abandonner  un  instant  les  événements  poli- 
tiques de  l'archipel  pour  m'occuper  d'examiner  l'instruction 
et  l'éducation  des  indigènes  sous  le  gfouvernement  français. 
Je  remonterai  à  l'époque  de  l'établissement  du  Protectorat. 

A  Tahiti,  la  loi  obligeait  les  jeunes  indigènes  à  fréquenter 
les  écoles  jusqu'à  l'âge  de  quatorze  ans  ou  jusqu'à  ce  qu'ils 
eussent  appris  à  lire  et  à  écrire;  l'enseignement  y  était  donné 
en  langue  tahitienne  par  des  pasteurs  de  leur  race.  Au  lieu 
de  décider  qu'à  l'avenir  la  classe  se  ferait  en  français,  on 
maintint  cette  loi  telle  quelle  lors  de  la  révision  du  code 
tahitien  en  1845  et  en  18/i8.  On  ne  s'en  tint  pas  là,  et  la  loi 
du  7  décembre  1855  confirma  dans  leurs  fonctions  d'institu- 
teurs les  ministres  élus  par  les  habitants,  autorisant  en  plus 
les  chefs  de  district  à  donner  un  suppléant  au  pasteur.  L'ins- 
truction des  jeunes  kanaques  se  faisait  au  moyen  de  livres 
imprimés  en  tahitien,  soit  à  Londres,  soit  à  Tahiti.  Ces  livres 
n'étaient  pas  fort  nombreux  et  ne  renfermaient  que  des  no- 
tions rudimentaires  :  un  syllabaire,  un  petit  livre  de  lecture, 
un  traité  élémentaire  d'arithmétique ,  un  autre  de  géogra- 
phie étaient  les  seuls  ouvrages  scientifiques.  En  revanche 
l'Ecriture  Sainte  était  abondamment  développée,  ainsi  que 
tout  ce  qui  touche  à  la  religion. 

La  bibliothèque  scolaire  des  pasteurs  protestants  était,  il 
faut  l'avouer,  très  inférieure  à  celle  des  prêtres  catholiques,^ 
qui  venaient  de  publier  une  grammaire  et  des  dictionnaires 
tahitien-français  etfrançais-tahitien.  Néanmoins  les  ouvrages 
des  catholiques  ne  furent  pas  admis  à  circuler  dans  les  écoles. 
Ils  ne  comprenaient  cependant  aucune  œuvre  de  polémique, 
tandis  que  toutes  les  publications  soi-disant  religieuses  des 


300  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

protestants  renfermaient  presque  autant  de  politique  que  de 
religion.  On  devine  facilement  que  dans  ces  écrits  les  ca- 
tholiques devaient  être  fortement  maltraités.  C'était,  dira- 
t-on,  le  droit  des  pasteurs  d'en  parler  ainsi  ;  c'est  possible, 
mais  leurs  façons  de  faire  se  retournaient  contre  la  France. 
Le  protestantisme,  s'étant  introduit  avec  les  Anglais  était 
qualifié  par  ce  peuple-enfant  de  «  religion  anglaise  »,  comme 
le  catholicisme,  implanté  par  les  Français,  était  désigné  sous 
le  nom  de  «  religion  française  » .  Dire  du  mal  des  catho- 
liques était  donc  dire  du  mal  des  Français,  et  lorsque  les 
ministres  protestants  déchargeaient  leur  haine  contre  les 
prêtres  catholiques,  une  confusion  regrettable  se  faisait  dans 
la  cervelle  barbare  des  indigènes  ;  ceux-ci  considéraient  alors 
comme  ennemis  tous  les  Français.  La  connaissance  de  notre 
langue  eût  certainement  permis  aux  insulaires  de  se  mieux 
renseigner  là-dessus  ;  ils  auraient  peut-être  compris  que  la 
politique  peut  entièrement  se  séparer  de  la  religion  et  quelle 
difFérence  existe  entre  un  laïque  et  un  ecclésiastique.  Mais 
les  missionnaires  des  deux  cultes  ont  toujours  fait  ce  qu'ils 
ont  pu  pour  empêcher  la  propagation  de  la  langue  française 
dans  la  Polynésie,  et  sur  cette  question  ils  sont  aussi  cou- 
pables les  uns  que  les  autres.  Il  n'est  pas  à  souhaiter,  suivant 
eux,  que  l'indigène  parle  français  :  «  La  connaissance  de 
notre  langue  amènerait  celle  de  nos  idées  et  par  celles-ci  la 
perte  de  ses  sentiments  religieux^.  » 

Les  pasteurs  anglicans  se  méfiaient  évidemment  de  la  neu- 
tralité des  prêtres  catholiques.  Ils  les  jugeaient  d'après  eux- 
mêmes  et  en  cela  avaient  complètement  raison.  Deux  décrets, 
l'un  du  7  novembre  1857  et  l'autre  du  2  décembre  1860, 
avaient  permis  l'ouverture  à  Papeete  de  deux  écoles  primai- 
res, l'une  pour  les  filles  dirigée  par  les  Sœurs  de  Saint- 
Joseph  de  Cluny,  l'autre  pour  les  garçons  sous  la  direction 
des  Frères  de  Ploërmel.  Les  instances  et  l'influence  du  clergé 

1.  Voilà  ce  qui  me  fut  dit  avec  une  franchise  presque  brutale  par  plusieurs 
missionnaires  protestants  et  catholiques  pendant  mon  voyage  en  Océanie. 


l'archipel  de  la  société  301 

catholique  sur  les  ministres  de  la  Métropole  étaient  pour 
beaucoup  dans  ces  autorisations  motivées  officiellement  par 
l'accroissement  du  nombre  des  Français.  Un  autre  établisse- 
ment fut  ensuite  ouvert  dans  le  district  de  Mataiea  le  30  mars 
1864.  Ces  écoles  eurent  beaucoup  de  succès  au  début  :  la 
reine  encourageait  ses  sujets  à  les  fréquenter  sans  distinc- 
tion de  religion.  Une  ordonnance  en  date  du  30  octobre  1862 
avait  aussi  modifié  la  législation  antérieure  des  écoles  pu- 
bliques. Il  était  dit  dans  le  nouveau  texte  : 

«  Ap.t.  1"^  L'enseignement  de  la  langue  française  est  obli- 
gatoire dans  les  écoles  de  district  des  Etats  du  protectorat, 
au  même  titre  que  celui  de  la  langue  tahitienne.  »  Et  pour 
assurer  l'application  de  cet  article  on  devait  exiger  un  brevet 
de  capacité  pour  les  candidats  à  l'emploi  d'instituteur  ou 
d'institutrice  de  district  :  pour  obtenir  ce  diplôme  il  fallait 
savoir  au  moins  parler  français.  On  était  donc  en  très  bonne 
voie  au  point  de  vue  des  intérêts  français,  et  ce  texte  devait 
être  présenté  à  la  première  réunion  de  l'Assemblée  légis- 
lative tahitienne,  lorsqu'une  nouvelle  ordonnance  datée  du 
23  mars  1865  annula  celle  du  30  octobre  1862,  remettant  par 
là  en  vigueur  la  loi  du  7  novembre  1855  ;  ce  retour  en  ar- 
rière était  fait  sur  la  demande  de  la  reine,  conseillée  par  les 
pasteurs  protestants  anglais  et  français. 

A  partir  de  1862,  nous  voyons  en  effet  apparaître  les  pas- 
teurs protestants  français,  qui  peu  à  peu  remplaceront  leurs 
collègues  anglais.  Nous  allons  avoir  à  nous  occuper  beaucoup 
de  ces  nouveaux  venus,  car  les  indigènes  restèrent  fidèles  au 
culte  réformé  et  les  prêtres  catholiques  n'obtinrent  que  de 
rares  conversions  :  tout  en  acceptant  la  domination  française, 
les  Tahitiens  ne  modifièrent  pas  leur  croyance. 

Les  pasteurs  protestants  français  continuèrent  l'œuvre  de 
leurs  prédécesseurs  et  suivirent  la  même  ligne  de  conduite 
qu'eux.  Sans  doute  ils  n'allèrent  pas  comme  les  pasteurs 
anglais  réclamer  l'appui  de  l'Angleterre  puisqu'ils  étaient 
français,  mais  en  maintenant  l'état  de  choses  existant  ils  favo- 


302  HISTOIRE    DE   LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

risèrent  forcément  rinfluence  étrangère,  soit  anglaise,  soit 
américaine. 

La  législation  tahitienne  pouvait  être  parfaitement  modi- 
fiée sans  nuire  pour  cela  au  culte  réformé  et  des  pasteurs 
français  pouvaient  et  devaient  même  arriver  à  obtenir  des 
indigènes  la  suppression  de  ce  que  les  pasteurs  anglais  y 
avaient  introduit  de  contraire  à  nos  intérêts. 

Le  traité  du  Protectorat  nous  imposait  le  maintien  des  lois 
du  pays  ;  eux  seuls,  par  leur  influence  spirituelle,  pouvaient 
déterminer  la  nation  à  les  changer.  Craignèrent-ils  toujours 
d'être  supplantés  par  des  rivaux  catholiques  ou  laïques  et 
de  voir  leur  prestige  diminuer  ?  En  ce  cas  c'est  leur  seule 
excuse,  s'il  peut  toutefois  y  en  avoir  une  à  faire  passer  des 
intérêts  privés  avant  ceux  de  la  patrie.  Ils  n'en  restent  pas 
moins  responsables  de  ce  que  les  indigènes  ne  parlent  pas 
encore  le  français  à  l'heure  actuelle. 

Voulant  faire  concurrence  aux  écoles  fondées  à  Papeete 
par  les  catholiques,  les  missionnaires  protestants  y  créèrent 
aussi  des  «  Ecoles  françaises  indigènes  »,  pour  les  deux 
sexes.  La  direction  en  fut  confiée  le  6  juin  1866  à  un  pasteur 
nouvellement  arrivé  dans  la  colonie. 

Celui-ci  se  nommait  Charles  Viénot.  C'était  un  homme 
remarquablement  doué,  mais  ayant  surtout  le  génie  de  l'in- 
trigue. 11  allait  être  pendant  plus  de  trente  ans  l'un  des 
personnages  les  plus  puissants  de  l'archipel  de  la  Société. 

Ses  premiers  pas  sont  très  discrets.  En  véritable  diplomate, 
il  commence  par  bien  connaître  son  terrain,  avant  d'opérer. 
La  confiance  de  la  reine  ne  lui  est  pas  difficile  à  obtenir, 
car  Pomare  voit  en  lui  le  ministre  de  son  culte.  Fort  de  sa 
protection,  il  se  lance  et  débute  par  un  véritable  coup  de 
maître  :  en  1873  \  il  réunit  sous  la  direction  du  chef  de  la 
Mission  protestante  toutes  les  églises  tahitiennes,  jusque-là 
indépendantes.    Encouragé  par  le  succès,  il  ne  néglige   au- 

1.  Ariifaite,  l'époux  de  la  reine  et  le  plus  bel  homme  du  royaume,  mourut 
cette  année-là. 


l'archipel  de  la  société  303 

CLine  occasion  d'intervenir  dans  les  affaires  administratives, 
trouvant  continuellement  un  prétexte  pour  y  donner  son  avis 
sans  qu'on  le  lui  demande.  Souvent,  il  est  vrai,  il  se  fait 
remettre  à  sa  place,  mais  il  ne  se  décourage  pas,  dissimule 
et  recommence.  Il  se  mêle  de  la  politique  et  s'introduit 
aussi  dans  la  vie  privée  de  la  famille  royale.  Il  ne  saurait  en 
effet  se  désintéresser  des  alliances  princières  :  si  un  autre 
allait  supplanter  son  influence  auj)rès  du  futur  roi,  que  de- 
viendrait-il ?  Aussi  favorise-t-il  de  tout  son  pouvoir  le  mariage 
de  l'héritier  du  trône  Ariiaue  avec  Mlle  Joana  Marau  Salmon, 
d'origine  anglaise,  et  toute  sympathique  à  cette  nation.  Par 
la  femme  on  tient  ordinairement  l'époux;  mais  l'union  consa- 
crée le  28  janvier  1875  est  de  courte  durée  et  de  ce  côté  il 
essuie  un  échec  complet. 

En  novembre  1877  le  gouvernement  français  dans  un  but 
patriotique  essaya  encore  d'annuler  de  fait  la  loi  du  7  dé- 
cembre 1855,  tout  en  sauvant  les  apparences.  Il  laissa  les  mi- 
nistres du  culte  réformé  instituteurs  titulaires  et  les  seconda 
par  des  instituteurs  ou  institutrices  suppléants,  qui  étaient 
en  réalité  les  seuls  à  enseigner  dans  les  écoles.  Ayant  peur 
de  perdre  leur  prestige,  les  pasteurs  intriguèrent  auprès  de 
la  Métropole  et  après  bien  des  démarches  obtinrent  en  1879 
du  ministère  de  la  marine  et  des  colonies  que  l'instruction 
fût  dirigée  conformément  à  la  religion  de  la  majorité  du  pays. 

La  classe  continuait  à  se  faire  en  tahitien  puisque  les  seuls 
maîtres  capables  d'enseigner  le  français  n'auraient  pu  être 
choisis  que  parmi  les  missionnaires  catholiques  et  que  les 
Révérends  ne  voulaient  pas  de  cette  collaboration.  Les  in- 
digènes, en  général,  désiraient  cependant  apprendre  notre 
langue  ainsi  que  le  prouvent  les  réclamations  qu'ils  firent 
plusieurs  fois  à  ce  sujet.  Le  gouvernement  répondit  qu'il  lui 
était  impossible  de  faire  venir  de  France  des  instituteurs  à 
cause  du  modeste  budget  dont  il  disposait.  A  quoi  les  indi- 
gènes répliquèrent  par  l'offre  d'accepter  pour  maîtres  les 
missionnaires  catholiques,  ne  redoutant  pas  les  effets  de  leur 


304  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE  ORIENTALE 

propagande  sur  leurs  enfants  :  «  Au  besoin,  ajoutaient-ils, 
nous  les  surveillerons.  »  L'administration  fit  la  sourde  oreille, 
les  ordres  du  ministère  étaient  là .  Les  protestants  avaient 
dès  cette  époque  à  Paris  de  hautes  personnalités  politiques 
de  leur  religion  qui  les  protégeaient  et  dont  ils  savaient  admi- 
rablement se  servir. 

Ils  le  montrèrent  bien  en  1882-1883;  durant  ces  années, 
ils  exécutèrent  une  manœuvre  des  plus  remarquables.  Les 
écoles  publiques  de  Papeete  dirigées  par  les  Frères  de  Ploër- 
mel  et  les  Sœurs  de  Saint-Joseph  de  Gluny  ayant  été  laïci- 
sées, un  personnel  laïque  venu  de  France  remplaça  les  reli- 
gieux et  religieuses  :  mais  au  bout  de  quelque  temps  on 
s'aperçut  que  le  plus  grand  nombre  de  ces  instituteurs  et 
institutrices  appartenaient  à  la  religion  réformée. 

Les  écoles  des  Frères  et  des  Sœurs  subsistèrent  pourtant 
encore  sous  le  nom  «  d'Écoles  libres  »  et  conservèrent  la  ma- 
jeure partie  de  leurs  élèves,  dont  presque  la  moitié  était  pro- 
testante. Ajoutons  aussi  qu'elles  furent  toujours  plus  pros- 
pères que  les  écoles  protestantes  fondées  au  même  endroit 
pour  leur  faire  concurrence.  La  véritable  cause  de  ce  succès, 
le  seul  réel  qu'aient  obtenu  les  catholiques  dans  cette  île, 
vient  de  ce  que  l'instruction  qu'ils  donnaient  était  infiniment 
supérieure  à  ce  qu'enseignaient  les  protestants  :  chez  ces 
derniers  on  s'en  tenait  aux  vieux  livres  imprimés  en  tahitien 
au  début  de  la  conversion  des  kanaques  :  en  1882  seulement, 
parut  le  vocabulaire  français-tahitien  par  M.  le  pasteur  Ver- 
nier.  Il  y  avait  longtemps  que  les  catholiques  avaient  im- 
primé des  dictionnaires  français-tahitien  et  tahitien-français. 

Maintenant  que  j'ai  épuisé  à  peu  près  tout  ce  qu'il  y  avait 
à  dire  au  sujet  de  l'enseignement  dans  ce  pays,  je  reviens 
aux  événements  politiques  et  je  remonte  à  l'année  1877. 

Après  une  courte  maladie,  la  reine  Pomare  IV  meurt  le 
17  septembre  1877,  à  sept  heures  du  matin,  en  sa  maison 
de  Papeete.  Elle  était  dans  la  soixante-cinquième  année  de 


l'archipel  de  la  société  305 

son  âge  et  avait  régné  un  peu  plus  d'un  demi-siècle  sur  l'île 
de  Tahiti  et  ses  dépendances. 

Les  obsèques  de  la  reine  eurent  lieu  le  22  septembre,  au 
milieu  d'un  grand  concours  de  peuple.  Le  convoi  funèbre 
partit  de  Papeete  pour  Papaoa  ^  à  5  h.  Zi5  m.  du  matin.  Le 
trajet  s'effectua  entièrement  à  pied  pour  tout  le  monde. 
Le  deuil  était  conduit  par  l'amiral  commandant  en  chef  et 
le  prince  héritier  Ariiaue.  Les  honneurs  militaires  d'usage 
furent  rendus  par  les  compagnies  de  débarquement  de  la 
division  navale  et  les  troupes  de  la  garnison  française.  Le 
temps,  qui  avait  été  pluvieux  une  partie  de  la  nuit,  se  main- 
tint au  beau  pendant  toute  la  durée  de  la  cérémonie^. 

Ce  funeste  événement  mit  aussitôt  en  émoi  la  Mission  pro- 
testante. En  effet,  l'heure  est  grave  pour  elle  :  le  fils  de  la 
défunte  reine,  Ariiaue,  va  monter  sur  le  trône  et  l'ascen- 
dant que  les  pasteurs  comptaient  exercer  sur  lui  par  l'inter- 
médiaire de  sa  femme  Marau  est  nul,  puisque  le  couple  vit 
séparé.  M.  Viénot  et  les  autres  Révérends  cherchent  une 
ingénieuse  combinaison  pour  parer  au  danger  et  rétablir 
leurs  affaires.  Ils  trouvent  que  Marau  est  de  sang  mêlé;  de 
nationalité  anglo-saxonne  par  son  père,  elle  descend  par  sa 
mère  de  la  famille  la  plus  illustre  de  l'île  avant  l'avènement 
des  Pomare.  Une  substitution  de  dynastie  serait  donc  pos- 
sible avec  l'appui  des  indigènes  et  cette  substitution  con- 
serverait aux  pasteurs  leur  pouvoir  :  ceux-ci  gouverneraient 
sous  le  nom  de  la  nouvelle  reine.  Les  districts  sont  alors 
travaillés  dans  ce  but  et  bientôt  une  opposition  se  dessine, 
grandissant  sans  cesse  chaque  jour  :  un  mouvement  va  se 
manifester  en  faveur  de  Marau. 

Le  contre-amiral  Serre  gouvernait  alors  provisoirement 
nos  Établissements  d'Océanie.  C'était  un  homme  intelligent; 
il  vit  tout  de   suite  le  chaos  qu'allait  engendrer  ce   chan- 


1.  Lieu  où  se  trouve  le  mausolée  de  la  famille  Pomare. 

2.  Le  Messager  de  Tahiti,  Journal  officiel  des  Établissements  français  de 
rOcéanie,  nos  ^.es  vendredis  21  et  28  septembre  1877. 

20 


306  HISTOIRE   DE   LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

gement  dynastique  et  résolut  d'en  finir  sur-le-champ.  Le 
2/i  septembre  1877,  il  fait  mettre  les  troupes  sous  les  armes 
devant  le  palais  de  justice;  les  autorités  françaises  et  indi- 
gènes sont  réunies  dans  la  grande  salle  du  bâtiment;  l'ami- 
ral, ayant  Ariiaue  à  sa  droite,  lit  au  peuple  une  proclamation 
que  traduit  l'interprète  BarfF;  il  termine  en  ces  termes  : 
c(  Et  saluez  avec  moi  Pomare  V^  roi  des  îles  de  la  Société 
et  dépendances.  »  C'est  en  vain  que  le  pasteur  indigène 
Maheanuu,  oncle  par  alliance  de  Marau,  essaye  de  protester 
au  nom  de  l'opposition;  à  ce  moment  la  musique  joue  l'air 
tahitien  et  les  canons  tirent  une  salve  de  vingt  et  un  coups. 
Les  voix  des  opposants  sont  étouffées  et  le  roi,  l'amiral  et 
les  assistants  passent  devant  les  troupes  pendant  que  la  po- 
pulation acclame  Pomare  V. 

Ce  jour-là,  l'ordre  de  succession  au  trône  fut  réglé  de  la 
façon  suivante  : 

La  princesse  Teriivaetua,  fille  du  prince  Tamatoa  et  de  la 
princesse  Moe,  devait  succéder  à  Pomare  V,  roi  de  Tahiti, 
Moorea  et  dépendances. 

En  cas  de  décès  sans  descendance  de  la  princesse  Teriivae- 
tua, le  trône  appartiendrait  au  prince  Teriihinoiatua  (Hinoi), 
fils  du  feu  prince  Teriitua  Tuavira,  en  français  Joinville,  et  de 
la  princesse  Isabelle.  (Le  prince  Teriitua  Tuavira,  sixième 
et  dernier  enfant  de  Pomare  IV  et  de  Ariifaite,  était  mort  le 
9  avril  1875.) 

Il  fut  en  outre  convenu  que  la  princesse  Teriivaetua  et  le 
prince  Teriihinoiatua  seraient  élevés  sous  la  surveillance  d'un 
conseil  de  régence  créé  par  une  ordonnance  également  en 
date  du  2/i  septembre  'J877  2. 

1.  Le  prince  Ariiaue  a  Pomare,  fils  de  Pomare  IV,  prenait  le  nom  de 
Pomare  V. 

2.  Je  n'ai  pas  cru  devoir  parler  dans  ce  chapitre  d'un  essai  de  Mormonisme 
qui  eut  lieu  à  Tahiti  vers  1851  :  il  ne  fut  pas  sérieux,  et,  d'ailleurs  le  gou- 
vernement le  réprima  sévèrement.  Cependant  il  existe  encore  dans  cette  île 
des  Mormons  monogames.  Ils  possèdent  un  temple  à  Papeete  dans  un  en- 
droit écarté  situé  près  de  la  mer.  Le  nombre  de  ces  singuliers  croyants  est 
infiniment  restreint,  et  aucun  avenir  ne  paraît  leur  être  réservé. 


CHAPITRE  IX 


L'ANNEXION  A  LA  FRANCE 


Pomare  V,  roi.  —  Il  donne  ses  États  à  la  France.  —  Abrogation  de  la  Décla- 
ration du  19  juin  1847.  —  Prise  de  possession  des  îles  Sous-le-Vent  par  la 
France.  — Mort  de  Pomare  V.  —  Teraupoo  et  ses  partisans  se  retirent  dans 
la  vallée  d'Avera.— Guerre  de  Raiatea-Tahaa;  les  Français  soumettent  les 
indigènes  insurgés.  —  Luttes  à  Tahiti  entre  les  pasteurs  protestants  et 
les  prêtres  catholiques.  —  Triomphe  de  culte  de  la  Réforme  et  de  ses  mi- 
nistres. 


Le  plan  de  la  Mission  protestante  avait  donc  complètement 
échoué.  D'autres  se  fussent  découragés,  M.  Viénot  ne  se  re- 
buta pas.  Il  essaya  de  gagner  les  bonnes  grâces  du  nouveau 
souverain  ;  mais  il  ne  put  y  réussir.  Une  fois  il  tenta  de  récon- 
cilier le  roi  avec  la  reine  :  Pomare  V  refusa  et  apostropha 
l'intrigant  avec  hauteur.  Ces  échecs  répétés  ne  lassèrent  pa& 
encore  M.  Viénot,  mais  l'obligèrent  seulement  à  attendre  de 
l'avenir  la  réalisation  de  ses  espérances  :  la  santé  du  roi  était 
mauvaise,  et  après  le  décès  du  monarque,  le  pasteur  recou- 
vrerait peut-être  son  influence,  soit  que  Marau  fût  proclamée 
régente,  soit  que  Teriivaetua,  fille  d'un  frère  de  Pomare  V, 
parvint  au  trône,  ces  femmes  étant  toutes  deux  acquises  à  la 
cause  de  la  Réforme... 

Nous  touchons  à  l'heure  solennelle  où  Tahiti  devint  co- 
lonie française.  Une  première  tentative  faite  auparavant  par 
le  capitaine  de  vaisseau  Planche  pour  transformer  le  Protec- 
torat en  annexion  avait  échoué.  En  1880,  le  nouveau  com- 
mandant i,  INI.  Isidore  Chessé,  la  renouvela.  Pomare  V  com- 
prenait combien  était  précaire  son  pouvoir  sur  les  indigènes 

1.  Le  titre  de  commandant  remplaçait  alors  celui  de  gouverneur. 


308  HISTOIRE    DE   LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

et,  prévoyant  sa  mort,  il  se  demandait  ce  que  deviendrait 
après  lui  le  peuple  tahitien.  «  Ma  femme  a  des  enfants,  moi 
je  n'en  ai  pas  »,  disait-il  quelquefois  avec  une  cynique  fran- 
chise en  faisant  allusion  à  la  scandaleuse  conduite  privée  de 
la  reine  Marau^.  Ces  motifs,  surtout  le  dernier,  l'absence  d'hé- 
ritier direct,  le  déterminèrent  à  écouter  plus  favorablement 
les  propositions  faites  au  nom  du  gouvernement  français. 

Il  fallait  aussi  l'assentiment  des  chefs,  et  M.  Chessé  s'oc- 
cupa de  l'obtenir.  Le  consentement  de  quelques-uns  fut 
assez  difficile  à  avoir,  circonvenus  qu'ils  étaient  par  le  chef 
de  la  Mission  protestante  absolument  hostile  à  l'annexion. 
Ainsi  donc  l'intérêt  de  la  France  ne  primait  pas  aux  yeux  de 
M.  Viénot  celui  du  culte  réformé  et  ce  qu'il  confondait  avec 
lui,  son  intérêt  personnel.  Tout  ce  qu'on  pouvait  faire  pour 
empêcher  la  réunion  de  Tahiti  à  la  France,  ce  pasteur  le  fît 
en  cette  circonstance.  Néanmoins  le  commandant  sut  triom- 
pher des  résistances  et  par  sa  promptitude  déjouer  toutes  les 
machinations  des  hommes  de  l'Évangile. 

Les  chefs  furent  invités  à  se  rendre  d'urgence  à  Papeete 
ie  29  juin  à  8  heures  du  matin.  Aucun  ne  manqua  au  rendez- 
vous;  et  à  8  h.  liO,  au  palais  du  gouvernement,  fut  signé,  sous 
ia  forme  d'une  Déclaration,  l'acte  établissant  la  réunion  à  la 
France  des  îles  de  la  Société  et  dépendances.  Il  était  rédigé 
«de  la  manière  suivante  : 

Nous,  Pomare  V,  Roi  des  Iles  de  la  Société  et  dépendances, 
Parce  que  nous  apprécions  le  bon  gouvernement  que  la  France  a 

1.  L'année  précédente  il  avait  écrit  ceci  : 

«  A  M.  le  Commandant,  Commissaire  de  la  République. 

«  Salut  à  vous, 
«  M.  le  directeur  des  affaires  indigènes  m'a  demandé  de  faire  dresser  l'acte 
de  naissance  de  l'enfant  de  Mme  Marahu. 

<«  Je  vous  fais  savoir  que  je  ne  dresserai  pas  cet  acte,  parce  que  cet  enfant 
n'est  pas  de  moi. 

«  Et  je  vous  fais  savoir  qu'il  ne  me  convient  pas  que  cet  enfant  me  suc- 
cède dans  mes  biens,  dans  mes  terres  et  dans  mon  titre. 
«  J'ai  dit. 

«  4  avril  1879. 

«  Pomare  V.  » 


L  ARCHIPEL    DE   LA    SOCIETE 


309 


donné  aujourd'hui  à  nos  États,  et  parce  que  nous  connaissons  les  bonnes 
intentions  de  la  République  française  à  l'égard  de  notre  peuple  et 
de  notre  pays  dont  elle  veut  augmenter  le  bonheur  et  la  prospérité  ; 

Voulant  donner  au  Gouvernement  de  la  République  française  une 
preuve  éclatante  de  notre  confiance  et  de  notre  amitié, 

Déclarons  par  les  présentes,  en  notre  nom  personnel  et  au  nom  de 
nos  descendants  et  successeurs, 

Remettre  complètement  et  pour  toujours  entre  les  mains  de  la 
France  le  gouvernement  et  l'administration  de  nos  États,  comme  aussi 
tous  nos  droits  et  pouvoirs  sur  les  lies  de  la  Société  et  dépendances. 

Nos  États  sont  ainsi  réunis  à  la  France,  mais  nous  demandons  à  ce 
grand  pays  de  continuer  à  gouverner  notre  peuple  en  tenant  compte 
des  lois  et  coutumes  tahitiennes. 

Nous  demandons  aussi  de  faire  juger  toutes  les  petites  affaires  par 
nos  conseils  de  district,  afin  d'éviter  pour  les  habitants  des  déplace- 
ments et  des  frais  très  onéreux. 

Nous  désirons  enfin  que  l'on  continue  à  laisser  toutes  les  affaires 
relatives  aux  terres  entre  les  mains  des  tribunaux  indigènes. 

Quant  à  nous,  nous  conservons  pour  nous-même  le  titre  de  roi,  et 
tous  les  honneurs  et  préséances  attachés  à  ce  titre  :  le  pavillon  tahi- 
tien  avec  le  yacht  français  pourra,  quand  nous  le  voudrons,  conti- 
nuer à  flotter  sur  notre  palais. 

Nous  désirons  aussi  conserver  personnellement  le  droit  de  grâce 
qui  nous  a  été  accordé  par  la  loi  tahitienne  du  28  mars  1866. 

Nous  faisons  cette  déclaration  à  la  famille  royale,  aux  chefs  et  au 
peuple  pour  qu'elle  soit  écoutée  et  respectée. 

Papeete,  le  29  juin  1880. 

Signé  :  Le  Roi,  Pomare  V. 

Les  Chefs  : 
Maihau  Tavana, 
Terai  a  Faaroau, 
Tarii  Vehiatua, 
Teriitapunui, 
Maraiauriauria, 
Ariipeu, 

TUAHU  A  ReHIA, 

Les  Interprètes, 
J.  Cadousteau. 

L' Inspecteur  des  affaires  indigènes, 
X.  Caillet. 


Maheanuu, 

AlTOA, 

HiTOTi  Manua, 
Tere  a  Patia, 
Marurai  a  Tauhiro, 
Teriinohorai, 
Roometua, 


TOiNI  A  PUOHUTOE. 

Matamao  ïeihoarii, 

Opuhara, 

Matahiapo, 

Râihauti, 

Tu  H I  VA. 


A. -M.  PoROi. 


310  HISTOIRE    DE    LA  POLYNÉSIE    ORIENTALE 

Le  commandant  répondit  à  cet  acte  par  les  Déclarations  qui 
suivent  : 

Nous,  Commandant  Commissaire  de  la  République  aux  Établisse- 
ments français  de  l'Océanie, 

Agissant  en  vertu  des  pouvoirs  qui  nous  ont  été  donnés, 

Déclarons  accepter,  au  nom  du  Gouvernement  de  la  République 
française,  les  droits  et  pouvoirs  qui  nous  sont  conférés  par  S.  M. 
Pomare  Y,  auquel  se  sont  joints  tous  les  chefs  de  Tahiti  et  Moorea. 

Déclarons,  en  conséquence,  sauf  la  réserve  de  la  ratification  du 
Gouvernement  français. 

Que  les  Iles  de  la  Société  et  dépendances  sont  réunies  à  la  France. 

Papeete,  le  29  juin  1880. 

Signé  :  I.  Chessé. 

Deuxième  Déclaration  du  Commissaire  de  la  Bépublique. 

Nous,  Commandant  des  Établissements  français  en  Océanie,  Com- 
missaire de  la  République  près  des  îles  de  la  Société  et  dépendances, 

Vu  la  remise  faite  au  Gouvernement  de  la  République  française 
par  le  roi  Pomare  V  de  tous  ses  droits  et  pouvoirs  sur  les  îles  de  la 
Société  et  dépendances. 

Agissant  en  vertu  des  instructions  et  pouvoirs  qui  nous  ont  été 
donnés. 

Prenons  l'engagement,  au  nom  de  la  France,  de  faire  payer  à  par- 
tir du  l^"-  juillet  1880  : 

AS.  M.  Pomare  V,  une  pension  annuelle  et  viagère  de 
soixante  mille  francs 60.000 

A  S.  M.  Marau  Taaroa  Salmon,  une  pension  annuelle  et  via- 
gère de  six  mille  francs 6.000 

Aux  princes  Tamatoa  et  Teriitapunui,  frères  du  roi,  une 
pension  annuelle  et  viagère  de  six  mille  francs 12.000 

A  Teriivaetua,  fille  de  Tamatoa,  et  à  Teriinavaharoa,  fille 
adoptive  de  Teriitapunui,  une  pension  annuelle  de  douze  cents 
francs 2.400 

A  Isabelle  Shaw,  dite  princesse  de  Joinville,  veuve  du  prince 
Tuavira  Joinville  et  belle-sœur  du  roi,  une  pension  annuelle 
et  viagère  de  six  mille  francs 6.000 

A  la  mort  des  princes  Tamatoa  et  Teriitapunui,  la  moitié 
de  la  pension  annuelle  et  viagère  dont  jouissaient  ces  princes 
sera  réversible  sur  la  femme  et  les  enfants  des  susdits. 


l'archipel  de  la  société  311 

La  pension  accordée  à  la  princesse  de  Joinville  sera  réver- 
sible sur  la  tête  du  jeune  Hinoi  Arii,  fils  de  la  princesse. 

Le  jeune  Hinoi  sera  de  plus  élevé  aux  frais  du  Gouverne- 
ment français. 

Le  gouvernement  français  payera  aussi  une  rente  annuelle 
€t  viagère  de  six  cents  francs  à  Terere  a  Tua,  membre  de  la 
famille  royale 600 

Il  sera  payé  en  outre,  à  titre  de  récompense  pour  services 
rendus  : 

A  Ariipaea,  ancien  chef,  une  rente  annuelle  et  viagère  de 
dix-huit  cents  francs 1 .  800 

A  Aitu  Puaita  et  à  Teharuru  a  ïehuiarii,  chacun  une  rente 
annuelle  et  viagère  de  douze  cents  francs 2 .  400 

Total.    ,.     .     .     91.200 


Toutes  les  pensions  ci-dessus  indiquées,  payées  en  remplacement 
•de  celles  actuellement  touchées  par  les  intéressés,  sont  incessibles, 
insaisissables  et  inaliénables. 

Nous  nous  engageons,  de  plus,  à  faire  acquitter  par  le  Gouverne- 
ment de  la  République  française  les  dettes  laissées  à  sa  mort  par  la 
feue  reine  Pomare  IV,  mère  du  roi,  conformément  à  l'état  qui  en  a 
été  dressé;  et  aussi  à  faire  terminer  le  plus  tôt  possible  la  construc- 
tion du  palais  royal  commencé. 

Papeete,  le  29  juin  1880. 

I.  Chessé. 

Le  même  jour,  à  midi,  sur  la  place  Bruat,  devant  les  indi- 
gènes, le  roi  et  le  commissaire  du  gouvernement  français, 
des  consuls,  des  fonctionnaires,  des  officiers  et  des  troupes, 
le  drapeau  français  fut  hissé  par  deux  chefs  tahitiens  au  cri 
répété  de  «  Vive  la  France!  » 

C'est  ici  qu'il  y  a  lieu  de  rappeler  un  des  reproches  les 
plus  graves  qui  aient  été  adressés  à  M.  Viénot  :  lui,  citoyen 
français,  n'assistait  pas  à  cette  cérémonie;  il  s'abstint  d'y 
paraître,  de  même  que  le  consul  britannique.  Son  absence 
fut  vivement  critiquée  et  parut  d'autant  plus  blâmable  que 
par  la  communauté  d'attitudes  il  semblait  s'associer  au  re- 
présentant d'une  nation  étrangère. 


312  HISTOIRE    DE   LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

Le  gouvernement  français  ratifia  en  ces  termes  la  cession 
faite  à  la  France  par  le  roi  Pomare  V  de  ses  États  : 

Le  Sénat  et  la  Chambre  des  députés  ont  adopté, 

Le  Président  de  la  République  promulgue  la  loi  dont  la  teneur 
suit  : 

Art.  1".  —  Le  Président  de  la  République  est  autorisé  à  ratifier  et 
à  faire  exécuter  les  déclarations  signées  le  29  juin  1880,  par  le  Roi 
Pomare  V  et  le  Commissaire  de  la  République  aux  Iles  de  la  Société, 
portant  cession  à  la  France  de  la  souveraineté  pleine  et  entière  de 
tous  les  territoires  dépendant  de  la  couronne  de  Tahiti. 

Art.  2.  —  L'île  de  Tahiti  et  les  archipels  qui  en  dépendent  sont 
déclarés  colonie  française. 

Art.  3.  —  La  nationalité  française  est  acquise  de  plein  droit  à  tous 
les  anciens  sujets  du  Roi  de  Tahiti. 

Art.  4.  —  Les  étrangers  nés  dans  les  anciens  États  du  Protectorat, 
ainsi  que  les  étrangers  qui  y  seront  domiciliés  depuis  ime  année  au 
moins,  pourront  demander  leur  naturalisation.  Ils  seront  dispensés 
des  délais  et  des  formalités  prescrites  par  la  loi  des  29  juin-5  juil- 
let 1867,  ainsi  que  des  droits  de  sceau. 

Les  demandes  seront  adressées  aux  autorités  coloniales  dans  le 
délai  d'une  année  à  partir  du  jour  où  la  loi  sera  exécutoire  dans  la 
colonie,  et  après  enquête  faite  sur  la  moralité  des  postulants,  au  Mi- 
nistre de  la  marine  et  des  colonies,  qui  les  transmettra,  avec  avis,  au 
Garde  des  sceaux. 

La  naturalisation  sera  accordée  par  le  Président  de  la  République. 

La  présente  loi,  délibérée  et  adoptée  par  le  Sénat  et  la  Chambre 
des  députés,  sera  exécutoire  comme  loi  de  l'État. 

Fait  à  Paris,  le  30  décembre  1880. 

Signé  :  Jules  Grévy. 

Par  le  Président  de  la  République  : 
Le  Minisire  des  affaires  étrangères, 

Signé  :  B.  Saint-Hilaire. 

Le  Garde  des  sceaux,  Le  Ministre  de  la  Marine 

Ministre  de  la  justice,  et  des  colonies. 

Signé  :  Jules  Cazot.  Signé  :  G.  Cloué. 

Le  gouvernement  français  ratifia  aussi  les  engagements  que 
M.  Chessé  avait  pris,  au  nom  de  la  France,  envers  Pomare  V, 
la  famille  royale  et  quelques  chefs  de  Tahiti. 


l'archipel  de  la  société  313 

On  pouvait  croire  qu'après  une  pareille  défaite  le  parti 
protestant  était  sinon  vaincu  au  moins  déconsidéré.  Ce  fut 
pourtant  le  contraire  qu'il  advint  :  ce  qui  aurait  dû  diminuer 
son  prestige  contribua  à  le  relever.  Voici  comment  : 

Voyant  Tahiti  irrévocablement  liée  à  la  France,  M.  Viénot 
et  ses  confrères  changèrent  immédiatement  de  langage.  La 
France  ne  fut  plus  pour  eux  qu'une  mère  vénérée  pour  la- 
quelle ils  avaient  toujours  eu  la  plus  grande  affection;  on 
s'était  trompé  sur  leurs  sentiments.  Ils  firent  agir  à  Paris 
d'influents  coreligionnaires,  qui  parvinrent  à  persuader  le 
gouvernement  que  l'annexion  de  l'archipel  de  la  Société  était 
due  au  dévouement  de  la  Mission  évangélique.  Les  minis- 
tres de  la  Métropole,  pour  reconnaître  ces  prétendus  ser- 
vices, ne  manquèrent  pas  à  partir  de  cette  époque  de  recom- 
mander aux  divers  gouverneurs  qui  se  succédèrent  de  ména- 
ger la  Mission  évangélique  et  de  diriger  la  colonie  suivant 
leurs  conseils.  Les  pasteurs  protestants  en  profitèrent  pour 
s'occuper  encore  plus  qu'auparavant  de  politique  et  d'admi- 
nistration. Les  fonctionnaires  durent  partager  leurs  idées  et 
les  appliquer;  autrement  les  pasteurs  portaient  plainte  à  la 
Métropole  contre  les  récalcitrants.  Sûrs  qu'ils  étaient  d'être 
soutenus  par  leurs  puissants  amis,  ils  présentaient  l'afTaire 
sous  le  jour  le  plus  favorable  pour  eux  et  le  résultat  ne  tar- 
dait pas  à  se  faire  sentir  :  les  foudres  ministérielles  tombaient 
à  l'improviste  sur  le  malheureux  employé  coupable  d'avoir 
voulu  contrecarrer  les  plans  de  M.  Viénot  et  ses  collègues, 
ou  seulement  de  leur  avoir  déplu.  Les  agissements  des  pas- 
teurs protestants  français  devenaient  identiques  à  ceux  des 
pasteurs  anglais. 

Ces  derniers  avaient  fait  école  aux  îles  Sous-le-Vent.  Raia- 
tea-Tahaa  possédait  autrefois  un  collège  pouvant  contenir 
une  centaine  d'étudiants.  Leurs  études  terminées,  ceux-ci 
allaient  prêcher  l'Évangile  dans  les  diverses  îles  de  l'Océa- 
nie.  Les  pasteurs  indigènes,  en  bons  élèves,  avaient  adopté 
les  vues  de  leurs  maîtres,  leurs  sympathies  et  leurs  haines. 


314  HISTOIRE   DE   LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

Lorsque  la  France  voulut  s'emparer  des  îles  Sous- 
le-Vent,  ils  furent  pour  elle  des  ennemis  aussi  implacables 
que  l'avaient  été  autrefois  les  pasteurs  anglais  à  Tahiti  et 
Moorea. 

Voici  comment  la  France  fut  amenée  à  s'emparer  des  îles 
Sous-le-Yent.  Les  indigènes  n'avaient  pas  toujours  eu  à  se 
féliciter  de  l'appui  qui  leur  avait  été  autrefois  donné  par 
l'Angleterre  :  lorsque  de  nouvelles  luttes  avaient  ensanglanté 
leurs  îles,  ils  avaient  regretté  d'être  indépendants  et  plu- 
sieurs fois  ils  avaient  demandé  aux  autorités  françaises  de 
Tahiti  de  venir  rétablir  l'ordre  chez  eux;  mais  celles-ci,  liées 
par  les  ordres  de  la  Métropole,  qui  ne  pouvait  que  tenir  ses 
engagements  envers  l'iVngleterre,  avaient  refusé  d'intervenir 
dans  des  États  dont  elles  devaient  respecter  l'indépendance. 
Dans  ces  parages,  la  situation  politique  de  la  France  était 
particulièrement  délicate.  Elle  devint  même  embarrassante 
à  la  suite  d'une  visite  que  fit  un  navire  de  guerre  allemand 
aux  îles  Raiatea  et  Tahaa.  Les  officiers  de  ce  navire  essayè- 
rent d'amener  les  chefs  de  ces  deux  îles  «  à  demander  un 
traité  d'amitié  »  avec  l'empereur  Guillaume.  Comprenant 
immédiatement  les  dangers  qu'un  tel  traité  pouvait  engen- 
drer pour  la  puissance  de  la  France  dans  la  Polynésie  orien- 
tale, les  autorités  françaises  s'empressèrent  de  se  montrer 
plus  disposées  à  accueillir  favorablement  les  demandes  de 
Protectorat  qu'avaient  faites  certains  chefs  de  Raiatea  et  de 
Tahaa.  Des  entrevues  eurent  lieu,  et  le  Protectorat  fut  accordé 
provisoirement  aux  indigènes  de  Raiatea,  sous  réserve  de 
Pannulation  de  la  Déclaration  du  19  juin  1847.  On  était  alors 
en  l'année  1880.  L'Allemagne  se  trouvait  évincée.  Mais  le 
traité  passé  avec  les  chefs  de  Raiatea-Tahaa  resta  nul  de  fait, 
car  l'Angleterre  protesta  contre  la  violation  de  la  convention 
de  Jarnac  et  ne  consentit  en  octobre  1880  qu'à  un  Protectorat 
provisoire  sur  l'île  Raiatea,  pour  une  période  strictement 
limitée  à  six  mois,  afin  de  laisser  le  temps  aux  deux  gouver- 
nements français  et  anglais  de  s'entendre  sur  cette  affaire. 


l'archipel  de  la  société  315 

Les  nouveaux  pourparlers  furent  si  longs  qu'il  fallut  renou- 
veler tous  les  six  mois  jusqu'en  1887  l'arrangement  conclu. 
Enfin,  cette  année-là,  l'Angleterre,  moyennant  des  compen- 
sations accordées  ailleurs  par  la  France,  consentit  à  céder 
au  désir  de  cette  puissance  ;  la  Convention  suivante  fut  ré- 
digée : 

Le  gouvernement  de  la  République  française  et  le  Gouvernement 
de  Sa  Majesté  la  Reine  du  Royaume-Uni  de  la  Grande-Bretagne  et 
d'Irlande,  désirant  abroger  la  Déclaration  du  19  juin  1847  relative 
aux  îles-sous-le-Vent  de  Tahiti,  et  assurer,  en  même  temps,  pour 
l'avenir,  la  protection  des  personnes  et  des  biens  aux  Nouvelles- 
Hébrides,  sont  convenus  des  articles  suivants  : 

Art.  1".  —  Le  gouvernement  de  Sa  Majesté  Britannique  consent  à 
procéder  à  l'abrogation  de  la  Déclaration  de  1847  relative  au  groupe 
des  Iles-sous-le-Vent  de  Tahiti,  aussitôt  qu'aura  été  mis  à  exécution 
l'accord  ci-après  formulé  pour  la  protection,  à  l'avenir,  des  per- 
sonnes et  des  biens  aux  Nouvelles-Hébrides, au  moyen  d'une  Commis- 
sion mixte. 

Art.  2.  —  Une  Commission  navale  mixte,  composée  d'officiers  de 
marine  appartenant  aux  stations  française  et  anglaise  du  Pacifique, 
sera  immédiatement  constituée  ;  elle  sera  chargée  de  maintenir  l'ordre 
et  de  protéger  les  personnes  et  les  biens  des  citoyens  français  et  des 
sujets  britanniques  dans  les  Nouvelles-Hébrides. 

Art.  3.  —  Une  déclaration  à  cet  effet  sera  signée  par  les  deux  Gou- 
vernements. 

Art.  4.  —  Les  règlements  destinés  à  guider  la  Commission  seront 
élaborés  parles  deux  Gouvernements,  approuvés  par  eux  et  transmis 
aux  commandants  français  et  anglais  des  bâtiments  de  la  station  na- 
vale du  Pacifique,  dans  un  délai  qui  n'excédera  pas  quatre  mois  à 
partir  de  la  signature  de  la  présente  Convention,  s'il  n'est  pas  pos- 
sible de  le  faire  plus  tôt. 

Art.  5.  —  Dès  que  ces  règlements  auront  été  approuvés  par  les 
deux  Gouvernements  et  que  les  postes  militaires  français  auront  pu, 
par  suite,  être  retirés  des  Nouvelles-Hébrides,  le  Gouvernement  de 
Sa  Majesté  Britannique  procédera  à  l'abrogation  de  la  Déclaration 
de  1847.  Il  est  entendu  que  les  assurances,  relatives  au  commerce  et 
aux  condamnés,  qui  sont  contenues  dans  la  Note  verbale  du  24  oc- 
tobre 1885,  communiquée  par  M.  de  Freycinetà  Lord  Lyons,  demeu- 
reront en  pleine  vigueur. 


316  HISTOIRE   DE   LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

En  foi  de  quoi,  les  soussignés  dûment  autorisés  à  cet  effet,  ont 
signé  la  présente  Convention  et  y  ont  apposé  leurs  cachets. 
Fait  en  double,  à  Paris,  le  16  novembre  1887. 


(L.  S.)  Flourens  [L.  s.)  Egerton  \ 


Par  suite  de  cette  Convention,  les  troupes  françaises  furent 
donc  retirées  des  Nouvelles-Hébrides.  L'évacuation  eut  lieu 
le  15  mars  1888.  En  conséquence  le  gouverneur  des  Éta- 
blissements français  de  l'Océanie,  sur  un  ordre  de  la  Mé- 
tropole, fit  paraître,  le  16  mars  1888,  la  Proclamation  sui- 
vante : 

ÎSous,  Gouverneur  des  Établissements  français  de  l'Océanie, 

Vu  la  convention  intervenue  entre  la  France  et  l'Angleterre,  à  la 
date  du  26  octobre  dernier,  et  qui  porte  abrogation  de  la  déclaration 
de  1847  relative  aux  lles-Sous-le-Vent  de  Tahiti; 

Prenant  en  considération  les  demandes  d'annexion  qui  nous  ont 
été  adressées  par  les  populations  de  ces  îles; 

Agissant,  en  outre,  en  vertu  des  ordres  que  nous  avons  reçus  et 
des  pouvoirs  qui  nous  sont  conférés, 

Proclamons  : 

Art.  l*"'".  —  Les  îles  Raiatea-Tahaa,  Huahine  et  Bora-Bora,  ainsi 
que  toutes  leurs  dépendances,  notamment  Tubuai-Manu  (dit  Maiao),^ 
Maupiti,  Scilly,  Mapihaa,  Bellinghausen,  sont  à  l'avenir,  placées, 
sans  partage  ni  réserve,  sous  la  souveraineté  pleine  et  entière  de  la 
France. 

Art.  2.  —  Le  pavillon  national  de  la  France  y  sera  seul  arboré, 
dès  ce  jour,  en  présence  des  autorités  civiles  et  militaires  qui  nous 
accompagnent,  des  fonctionnaires  indigènes  et  des  troupes  de  terre 
et  de  mer,  qui  présenteront  les  armes  au  moment  où  le  drapeau  sera 
hissé. 

Il  sera  salué  de  21  coups  de  canon. 

Art.  3.  —  Les  anciens  souverains  de  Raiatea-Tahaa,  de  Borabora 
et  de  Huahine  continueront  à  être  traités  avec  tous  les  égards  qui  leur 

1.  Convention  relative  aux  Nouvelles-Hébrides  et  aux  lles-sous-le-Vent 
de  Tahiti,  signée  le  16  novembre  1887  entre  la  France  et  la  Grande-Bre- 
tagne (L/y/'e  jaune,  1888). 


l'archipel  de  la  société  317 

sont  actuellement  dus.  Ils  sont  placés  sous  la  haute  tutelle  de  la  France, 
qui  leur  assurera  une  situation  honorable. 

Art.  4.  —  Les  chefs  et  sous-chefs  de  district,  les  toohitu,  les  juges, 
les  pasteurs  et  tous  autres  agents  quelconques  actuellement  en  exer- 
cice conserveront  leurs  fonctions,  ainsi  que  les  soldes  qui  y  sont  atta- 
chées. 

x\.RT.  5.  —  Il  n'est  rien  changé  présentement  à  l'administration 
municipale  des  districts;  les  conseils  élus  continueront  également 
à  connaître  des  affaires  du  pays,  sous  la  présidence  de  notre  délégué. 

Art.  6.  —  La  justice  continuera  à  être  rendue  dans  la  même  forme 
que  par  le  passé  à  l'égard  des  indigènes. 

Toutefois  les  étrangers,  Européens  ou  autres,  ne  relèveront,  à  l'ave- 
nir, que  des  tribunaux  français. 

Art.  7.  —  L'exercice  de  tous  les  cultes  reconnus  par  les  lois  fran- 
çaises est  libre;  nul  ne  sera  inquiété  dans  la  pratique  de  sa  religion. 

Signé  :  Th.  Lacascade. 

Après  avoir  fait  paraître  cette  proclamation,  le  gouverneur 
prit  successivement  possession,  au  nom  de  la  France,  des 
îles  Huahine,  Raiatea,  Bora-Bora  et  dépendances.  Voici  les 
procès-verbaux  de  ces  prises  de  possession  : 

Procès-verbal  de  prise  de  possession  de  l'île  de  Huahine 
par  la  France. 

Cejourd'hui,  seize  mars  mil  huit  cent  quatre-vingt-huit,  à  huit 
heures  du  matin,  M.  Lacascade,  Gouverneur  des  Établissements  fran- 
çais de  l'Océanie,  accompagné  de  MM.  le  capitaine  de  vaisseau  La 
Guerre,  commandant  le  Decrès,  le  chef  d'escadron  d'artillerie  de  ma- 
rine de  Nays-Candau,  le  lieutenant  de  vaisseau  Reux,  commandant 
la  goélette  YAorai,  le  lieutenant  Tournois,  détaché  auprès  du  Gouver- 
neur, Cadousteau,  interprète  principal  du  Gouvernement,  et  MM.  les 
officiers  du  croiseur  le  Decrès,  est  descendu  à  terre  à  Huahine  pour 
arborer  sur  cette  île  le  pavillon  français. 

La  compagnie  de  débarquement  du  Decrès,  commandée  par  M.  l'en- 
seigne de  vaisseau  Denot,  et  le  détachement  d'infanterie  de  marine 
sous  les  ordres  du  capitaine  Aublet,  étaient  rangés  devant  la  maison 
du  Roi,  entourant  le  mât  en  tête  duquel  flottait  le  pavillon  de  Hua- 
hine. 


318  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

Le  Gouverneur,  après  avoir  prononcé  une  allocution  devant  la  po- 
pulation assemblée,  s'est  rapproché  du  mât  de  pavillon  et  a  annoncé 
solennellement  que,  sur  la  demande  du  gouvernement  et  de  la  popu- 
lation et  en  vertu  des  pouvoirs  qui  lui  ont  été  conférés,  il  prenait 
possession  de  Tile  au  nom  de  la  France. 

En  conséquence,  il  a  ordonné  que  le  pavillon  de  Huahine  soit  amenée 
que  le  pavillon  français  soit  immédiatement  arboré  ;  à  ce  moment,^ 
les  troupes  ont  présenté  les  armes  et  les  clairons  ont  sonné  au  dra- 
peau. 

Dès  que  le  pavillon  de  la  France  est  arrivé  en  tête  de  mât,  il  a  été 
salué  par  le  Decrès  d'une  salve  de  21  coups  de  canon,  aux  applau- 
dissements enthousiastes  de  la  population. 

Fait  à  Huahine,  les  jour,  mois  et  an  que  dessus. 

Signé  :  Th.  Lacascade,  La  Guerre,  de  Nays- 
Candau,  Reux,  Aublet,  Tournois,  Cadous- 
TEAU,  Denot,  Marin,  Paouis,  Philip. 


Procès-verbal  de  prise  de  possession  de  l'île  de  Raiatea 
par  la  France. 

Cejourd'hui,  dix-sept  mars  mil  huit  cent  quatre-vingt-huit,  à  neuf 
heures  du  matin  M.  Lacascade,  Gouverneur  des  Établissements  fran- 
çais de  rOcéanie,  accompagné  de  MM.  le  capitaine  de  vaisseau  La 
Guerre,  commandant  le  Decrès,  le  chef  d'escadron  d'artillerie  de 
marine  de  Nays-Candau,  les  commandants  des  goélettes  VOrohena 
et  le  Taravao,  le  lieutenant  Tournois,  détaché  auprès  du  Gouver- 
neur, Cadousteau,  interprète  principal  du  Gouvernement,  et  MM.  les 
officiers  du  croiseur  le  Decrès,  est  descendu  à  terre  à  Raiatea  pour 
arborer  sur  cette  île  le  pavillon  français. 

La  compagnie  de  débarquement  du  Decrès,  commandée  par  M.  De- 
not, enseigne  de  vaisseau,  et  le  détachement  d'infanterie  de  marine 
sous  les  ordres  du  capitaine  Aublet,  étaient  rangés  devant  la  maison 
du  Roi,  entourant  le  mât  en  tête  duquel  flottait  le  pavillon  du  Pro- 
tectorat. 

Un  certain  nombre  d'indigènes  qui  avaient  demandé  à  participer  à 
la  cérémonie  étaient  également  sous  les  armes. 

Le  Gouverneur,  après  avoir  prononcé  une  allocution  devant  la  po- 
pulation assemblée,  s'est  rapproché  du  mât  de  pavillon  et  a  annoncé 
solennellement  que,  sur  la  demande  du  gouvernement  et  de  la  popu- 


l'archipel  de  la  société  319 

lation  et  en  vertu  des  pouvoirs  qui  lui  ont  été  conférés,  il  prenait  pos- 
session de  l'île  au  nom  de  la  France. 

En  conséquence,  il  a  ordonné  que  le  pavillon  du  Protectorat  soit 
amené  et  que  le  pavillon  français  soit  immédiatement  arboré;  à  ce 
moment,  les  troupes  ont  présenté  les  armes  et  les  clairons  ont  sonné 
au  drapeau. 

Dès  que  le  pavillon  de  la  France  est  arrivé  en  tête  de  mât,  il  a  été 
salué  par  le  Decrès  d'une  salve  de  21  coups  de  canon,  aux  applaudis- 
sements enthousiastes  de  la  population. 

Fait  à  Raiatea,  les  jour,  mois  et  an  que  dessus. 

Signé  :  Tii.  Lacascade,  La  Guerre,  de  Nays- 
Candau,  Clôt,  Aublet,  Tournois,  Cadous- 
TEAU,  Denot,  Marin,  Lefebre,  Philip. 

Procès-verbal  de  prise  de  possession  de  l'île  de  Borabora 
et  dépendances  par  la  France. 

Cejourd'hui,  dix-neuf  mars  mil  huit  cent  quatre-vingt-huit, 

M.  Th.  Lacascade,  Gouverneur  des  Établissements  français  de  l'Océa- 
nie,  chevalier  de  la  Légion  d'honneur, 

Agissant  en  vertu  des  instructions  du  Gouvernement  français,  trans- 
mises par  un  télégramme  du  Ministre  de  la  marine  en  date  du  19  jan- 
vier 1888, 

S'étant  rendu,  à  bord  du  croiseur  le  Decrès,  à  Borabora,  où  il  est 
arrivé  le  17  mars  dans  l'après-midi. 

Et  après  avoir  fait  connaître  à  la  population,  par  l'intermédiaire  des 
autorités  locales  indigènes,  les  intentions  de  la  P'rance, 

Aucune  opposition  ne  s'étant  manifestée, 

Est  descendu  à  terre  à  huit  heures  du  matin  ; 

Et  là,  en  présence  des  autorités  indigènes, 

En  présence  des  compagnies  de  débarquement  du  Decrès  et  du  Scor- 
pioji,  ainsi  que  d'un  détachement  d'infanterie  de  marine,  toutes  ces 
troupes  placées  sous  le  commandement  de  M.  le  capitaine  de  vaisseau 
La  Guerre,  commandant  le  Decrès; 

En  présence  de  M.  le  chef  d'escadron  d'artillerie  commandant  des 
troupes  dans  les  Établissements  français  de  l'Océanie,  et  de  MM.  les 
officiers  du  Decrès  et  du  Scorpion  ; 

Après  avoir,  une  dernière  fois,  exposé  lui-même,  en  public  les  in- 
tentions nettement  pacifiques  de  la  France  aux  autorités  et  aux  habi- 
tants assistant, 


320 


HISTOIRE    DE    LA    POLYNESIE    ORIENTALE 


A  déclaré  solennellement,  au  nom  du  Gouvernement  de  la  Répu- 
blique, l'île  de  Borabora  et  ses  dépendances  réunies  à  tout  jamais, 
sans  restrictions  ni  réserves,  à  la  France,  qui  en  prend  la  souverai- 
neté pleine  et  entière,  et  a  ordonné  que  le  pavillon  français  soit  immé- 
diatement hissé,  ce  qui  a  été  exécuté  sur-le-champ. 

A  ce  moment,  les  troupes  ont  présenté  les  armes,  les  clairons  ont 
sonné  aux  champs,  et  le  Decrès  a  fait  une  salve  de  21  coups  de  ca- 
non. 

Cette  prise  de  possession  a  été  sympathiquement  accueillie  par  les 
autorités  et  la  population,  qui  ont  remercié  le  Gouverneur. 

En  foi  de  quoi,  le  présent  procès-verbal  a  été  dressé,  et  signé  par 
les  témoins  ci-dessous  énumérés  nominativement. 

Fait  et  clos  à  Borabora,  les  jour,  mois  et  an  que  dessus. 

Le  Gouverneur  des  Établissements  français  de  VOcéanie, 
Signé  :  Th.  Lacascade. 


Le  capitaine  de  vaisseau   com 
mandant  le  Decrès, 
La  Guerre. 


Signé  : 

L'enseigne  de  vaisseaudu  Decrès, 
Denot. 


Le  chef  d'escadron  d'artillerie 
commandant  des  troupes  dans 
les  Établissements  français  de 
VOcéanie, 

DE  Nays-Candau. 

Le  lieutenant  de  vaisseau  com- 
mandant le  Scorpion, 
Andrieu. 

Le  capitaine  commandant  le  dé- 
tachement d'infanterie  de  ma- 
rine, 

AUBLET. 

L'interprète   du    Gouvernement, 
Cadousteau. 

Le  médecin  de  l^*"®  classe^  méde- 
cin-major du  Decrès, 
Philip. 


L'enseigne  de  vaisseaudu  Decrès, 
Paquis. 

L'officier  d' administration 

du  Decrès, 

Marin. 

L'enseigne  de  vaisseau 

du  Scorpion, 

Martel. 

L'enseigne  de  vaisseau 

du  Scorpion, 

Charpentier  de  Cossigny. 

Le  médecin  de  2®  classe,  médecin- 
major  du  Scorpion, 

DUSAULT. 

L'officier  d'administration 

du  Scorpion. 

Le  Touzé 


L  ARCHIPEL    DE   LA  SOCIÉTÉ  321 

Toutefois  la  bonne  harmonie  ne  dura  pas  longtemps.  Le 
21  mars  1888,  à  Huahine,  des  indigènes  attaquèrent  à  l'im- 
proviste  un  détachement  de  marins  français  :  trois  hommes 
furent  tués,  et  quatre,  blessés;  parmi  les  premiers,  se  trou- 
vait l'enseigne  de  vaisseau  Denot,  commandant  du  détache- 
ment. Le  gouvernement  français  aurait  dû  immédiatement 
tirer  vengeance  de  cette  lâche  agression  ;  cependant  il  s'en 
abstint  ;  il  se  borna  à  reprocher  aux  naturels  leur  perfidie 
et  se  contenta  de  quelques  marques  de  repentir  de  leur  part. 
C'était  rendre  l'annexion  encore  plus  difficile. 

Peu  de  temps  après,  une  dernière  Déclaration  fut  signée 
par  les  deux  gouvernements  français  et  anglais.  Elle  était  ré- 
digée ainsi  qu'il  suit  : 

L'article  5  de  la  Convention  du  16  novembre  1887  relative  aux 
Nouvelles-Hébrides  et  aux  îles  sous-le-Vent  de  Tahiti,  ayant  stipulé 
que  le  Gouvernement  de  S.  M.  B.  procéderait  à  l'abrogation  de  la 
déclaration  du  19  juin  1847  entre  la  Grande-Bretagne  et  la  France 
concernant  le  Groupe  des  îles-sous-le-Vent  de  Tahiti  aussitôt  que  les 
postes  militaires  français  auront  pu  être  retirés  des  Nouvelles-Hé- 
brides, les  deux  Gouvernements,  après  avoir  acquis  la  certitude  que 
les  postes  ont  été  retirés  le  15  mars  1888  déclarent  qu'à  cette  date, 
la  déclaration  susmentionnée  a  cessé  d'exister  et  qu'elle  demeure  nulle 
et  non  avenue. 

En  foi  de  quoi  les  soussignés,  le  Ministre  des  Affaires  étrangères 
de  la  République  française  et  l'Ambassadeur  extraordinaire  et  pléni- 
potentiaire de  S.  M.  B.  à  Paris  ont  signé  cette  déclaration  et  y  ont 
apposé  le  sceau  de  leurs  armes. 

Fait  double  à  Paris,  le  30  mai  1888. 

(L.   S.)  GOBLET. 

(L.  s.)  Lytton  \ 

La  Déclaration  du  19  juin  1847  était  enfin  annulée.  En  con- 
séquence la  France  avait  le  droit  de  posséder  les  îles  Sous- 
le-Vent,  et  elle  en  profitait.  Malheureusement  une  partie  de  la 

1.  Déclaration  signée  à  Paris  le  .30  mai  1888  entre  la  France  et  l'Angleterre 
pour  l'abrogation  de  la  déclaration  du  19  juin  1847  concernant  les  Iles-sous- 
le-Vent  de  Tahiti  (Blue-Book,  France,  n°  2,  1888). 

21 


322  HISTOIRE   DE    LA   POLYNESIE   ORIENTALE 

population,  excitée  par  les  menées  secrètes  de  plusieurs 
Anglais,  Américains  et  Allemands  auxquels  s'étaient  joints, 
il  faut  l'avouer,  quelques  Français  de  Papeete,  refusa  de 
reconnaître  la  domination  de  la  France.  Je  dirai  plus  loin  ce 
qu'il  en  advint,  mais  il  me  faut  d'abord  mentionner  un  évé- 
nement douloureux  qui  arriva  au  palais  du  roi. 

Le  vendredi  12  juin  1891,  au  matin,  le  canon  du  Faaire  an- 
nonça à  la  population  tahitienne  que  le  roi  était  mort.  A  sept 
heures  et  demie,  S.  M.  Pomare  V  avait  expiré  au  milieu  de 
la  famille  royale,  en  présence  du  gouverneur  et  de  ses  plus 
dévoués  serviteurs  ^ 

Les  soins  dévoués  des  gens  qui  entouraient  le  roi  n'avaient 
pu  que  prolonger  son  existence  ;  depuis  plusieurs  mois,  le 
dénouement  fatal  était  prévu  par  les  médecins  du  souverain. 
Toutefois,  la  mort  survint  si  brusquement  qu'elle  surprit  le 
prince  Hinoi  au  milieu  des  fêtes  données  à  Moorea  à  l'occa- 
sion de  l'ouverture  d'un  temple.  Le  vapeur  Eva  vint  chercher 
le  prince  et  le  ramena  à  Tahiti. 

Aussitôt  après  la  mort,  le  corps  revêtu  de  l'uniforme  du 
roi,  fut  exposé  dans  la  grande  salle  du  palais,  où  de  nom- 
breux visiteurs  affluèrent  vendredi  et  les  jours  suivants. 
Des  canons  sur  leurs  affûts  gardaient  l'entrée  du  palais  dont 
la  façade  était  tendue  de  draperies  noires.  A  l'extérieur,  des 
soldats  de  la  marine,  l'arme  au  pied,  se  tenaient  tout  le  jour 
auprès  du  catafalque.  Des  faisceaux  d'armes  entourées  de 
crêpes  faisaient  un  grand  efTet. 

Le  lendemain  samedi,  le  corps  fut  mis  en  bière.  Le  cer- 
cueil était  recouvert  d'un  drap  de  soie  blanche  sur  lequel  se 
détachaient  en  noir  le  chiffre  de  la  famille  et  les  insignes  de 
la  royauté.  Sur  le  catafalque,  était  placé  le  pavillon  rouge  et 
blanc  des  Pomare. 


1.  Ariiaue  Pomare  V  A  Tu  était  né  le  3  novembre  1839.  Roi  de  Tahiti  en  1877, 
il  avait  signé  le  traité  d'annexion  de  cette  île  à  la  France  le  29  juin  1880.  Avec 
Pomare  V  finit  la  dynastie  des  Pomare.  Cette  grande  famille  avait  donné  quatre 
rois  et  une  reine  à  Tahiti. 


l'archipel  de  la  société  323 

Le  lundi  soir,  à  quatre  heures  et  demie  eut  lieu  la  cérémo- 
nie religieuse,  en  présence  d'une  foule  considérable  de  peuple, 
du  gouverneur,  des  officiers  et  fonctionnaires  principaux  de 
la  colonie.  Les  prières  publiques  et  des  discours  furent  pronon- 
cés par  les  pasteurs  Viénot,  Vernier,  Brun,  Paul,  Deane,  etc. 

L'enterrement  se  fit,  le  lendemain  mardi  16  juin,  avec  une 
pompe  inusitée  dans  ces  îles.  Dès  l'aube,  la  ville  présentait 
une  animation  extraordinaire.  Beaucoup  de  gens  étaient  ve- 
nus des  districts  pendant  la  nuit.  La  rue  de  Rivoli,  surtout, 
était  pleine  de  monde. 

Le  cortège  se  forma  dans  la  cour  du  palais.  Le  cercueil  fut 
placé  sur  un  grand  char  funèbre  auquel  se  trouvaient  attelées 
six  mules  de  l'artillerie. 

A  sept  heures  et  demie,  vingt  et  un  coups  de  canon  partis 
du  Faaire  annoncèrent  le  départ  de  l'enterrement.  Celui-ci 
eut  lieu  dans  l'ordre  suivant  : 

En  tête,  deux  clairons  des  troupes  de  la  marine; 

La  fanfare  municipale  ; 

La  brigade  de  gendarmerie  de  Papeete  ; 

Les  enfants  des  écoles; 

Puis,  immédiatement,  derrière  le  char,  le  prince  Hinoi  et 
le  gouverneur  conduisant  le  deuil  ; 

A  quelques  pas  en  arrière,  des  membres  de  la  famille 
royale  et  le  conseil  privé  du  gouverneur  ;  le  corps  consu- 
laire ;  puis,  les  magistrats  en  robes  rouges,  les  officiers  des 
troupes  en  grande  tenue;  les  fonctionnaires  civils  de  tout 
ordre  et  les  membres  des  conseils  élus  de  la  colonie. 

Enfin,  derrière  les  drapeaux  des  districts,  tout  un  peuple 
en  deuil. 

Sur  les  côtés,  formant  la  haie,  les  troupes  de  la  garnison 
et  les  marins  de  la  Vire. 

Les  cordons  du  poêle  étaient  tenus  par  MM.  Maheanuu  a 
Mai,  parent  du  roi;  Dupré,  capitaine  de  frégate,  commandant 
de  la  Vire  ;  Cardella,  président  du  Conseil  général,  maire  de 
la  ville;  et  Poroi,  membre  du  Conseil  privé. 


324  HISTOIRE    DE   LA   POLYNESIE   ORIENTALE 

Pendant  le  trajet  de  Papeete  au  tombeau  des  Pomare,  situé 
dans  le  district  d'Arue  à  sept  kilomètres  de  la  ville,  le  ciel 
resta  couvert,  et  pluvieux  par  instants.  A  neuf  heures  et  de- 
mie, la  tête  de  l'imposant  cortège  atteignit  la  pointe  Utuaiai 
sur  laquelle  se  trouve  édifié  le  monument  funèbre. 

Une  tribune  tendue  de  noir  figurait  à  droite,  sous  un  bou- 
quet d'arbres  dont  les  rameaux  servirent  d'asile  à  un  grand 
nombre  de  spectateurs. 

Le  cercueil  fut  descendu  du  char  et  à  ce  moment  les  chants 
indigènes  s'élevèrent  en  tristes  mélopées. 

Du  haut  de  la  tribune,  le  pasteur  Vernier  rappela  les  der- 
nières paroles  du  monarque,  recommandant  au  peuple  tahi- 
tien  de  fuir  la  débauche.  Plusieurs  autres  discours  furent 
prononcés;  le  plus  remarqué  fut  celui  du  gouverneur,  tra- 
duit par  l'interprète  Cadousteau. 

La  funèbre  cérémonie  se  termina  par  le  défilé  des  troupes 
devant  le  cercueil,  et  la  foule  reprit  le  chemin  de  Papeete  ^ 

Dans  le  traité  conclu  entre  Pomare  V  et  la  France  pour 
l'annexion  de  Tahiti,  il  avait  été  stipulé  que  ce  roi  conser- 
verait le  droit  de  faire  flotter  sur  son  palais  le  pavillon  tahi- 
tien  avec  le  yacht  français.  Mais  il  n'avait  pas  été  convenu 
que  le  plus  proche  héritier  du  monarque  jouirait  du  même 
droit.  En  conséquence,  le  jour  même  des  obsèques,  le  18  juin 
1891,  à  trois  heures  précises,  le  gouverneur  et  sa  suite  se 
rendirent  dans  la  cour  d'honneur  de  l'ex-palais  royal  où  ils 
furent  reçus  par  le  prince  Hinoi  accompagné  d'un  certain 
nombre  de  chefs  de  districts.  Un  détachement  des  troupes 
d'artillerie  et  d'infanterie  formait  le  carré  autour  du  mât  de 
pavillon  auquel  pendait  en  berne  le  vieux  drapeau  du  Pro- 
tectorat. M.  Poroi  prit  la  parole  au  nom  du  prince  Hinoi, 
et  après  quelques   mots   émus  auxquels  le  gouverneur  ré- 


1.  Le  Messager  de  Tahiti,  n»»  du  vendredi  12  juin  et  du  samedi  20  juin  1891. 
—  Telles  furent  les  funérailles  de  Pomare  V,  dernier  roi  de  Tahiti  et  dépen- 
dances. Je  tiens  d'un  témoin  oculaire  que  toute  la  population  de  l'île  assista 
aux  obsèques  :  11.200  personnes,  environ. 


l'archipel  de  la  société  325 

pondit  avec  beaucoup  de  tact,  le  prince  amena  lui-même  le 
pavillon  du  Protectorat  ^  pendant  que  la  troupe  présentait  les 
armes  et  que  les  clairons  sonnaient  au  drapeau.  Ce  pavillon, 
qu'un  vieux  chef  embrassa  en  pleurant,  fut  ensuite  donné 
au  gouverneur.  Celui-ci  le  confia  au  commandant  d'un  navire 
de  guerre  qui  allait  prochainement  retourner  en  France.  Le 
précieux  dépôt  devait  être  remis  par  lui  aux  mains  du  prési- 
dent de  la  République. 

Je  reviens  maintenant  à  l'annexion  à  la  France  des  îles 
Sous-le- Vent,  Cette  annexion  prenait  une  mauvaise  tour- 
nure. Les  étrangers  trompaient  les  insulaires  et  leur  affir- 
maient que  la  convention  de  iSlil  existait  toujours,  ce  qu'ils 
n'étaient  que  trop  disposés  à  croire.  Aussi  bon  nombre  d'entre 
eux  continuèrent- ils  à  se  déclarer  indépendants.  L'âme  de 
la  résistance  était  un  chef  important  de  Raiatea-Tahaa,  du 
nom  de  Teraupoo.  Il  se  retira  avec  ses  partisans  dans  la 
vallée  d'Avera,  résolu  à  s'opposer  par  les  armes  à  la  prise 
de  possession  de  son  pays  par  la  France.  D'après  les  ins- 
tructions de  la  Métropole,  les  autorités  françaises  tempo- 
risèrent et  commirent  la  faute  grave  d'entrer  en  négocia- 
tions avec  ceux  qui,  depuis  que  l'annexion  était  un  fait  ac- 
compli, ne  pouvaient  plus  être  regardés  que  comme  des 
rebelles.  C'était  très  mal  connaître  le  caractère  des  Polyné- 
siens orientaux  que  de  croire  qu'en  discutant  avec  eux  on 
arriverait  à  bout  d'obtenir  leur  soumission;  ils  sont  doux, 
craintifs  et  serviables  avec  ceux  qui  se  posent  en  maîtres, 
mais  entêtés,  moqueurs,  insolents  et  méchants  avec  ceux 
dont  ils  croient  n'avoir  rien  à  redouter.  En  voyant  les  auto- 


].  «  Le  prince  Hinoi  a  reçu  une  éducation  toute  française.  II  est  intelligent 
■et  sympathique.  Au  physique,  c'est  un  homme  d'une  taille  au-dessus  de  la 
moyenne  avec  une  tendance  à  l'embonpoint  ;  la  couleur  de  son  visage  est 
jaune,  mais  d'une  nuance  très  foncée  approchant  du  noir.  Tous  les  membres 
de  la  famille  Pomare  offrent  d'ailleurs  ces  particularités.  Les  autres  chefs 
tahitiens  sont  bien  moins  bruns  qu'eux  ;  certains  même  sont  aussi  blancs 
que  les  gens  du  midi  de  l'Europe.  Les  plus  blancs  des  chefs  polynésiens  sont 
à  coup  sur  les  chefs  marquisiens  qui,  pourtant,  eux,  ne  sont  pas  métissés.  » 
(A.  C.  Eugène  Caillot,  Épisodes  d'un  voyage  autour  du  monde,  1899-1903.) 


326  HISTOIRE    DE    LA   POLYNÉSIE    ORIENTALE 

rites  françaises  discuter  avec  eux,  ils  traitèrent  immédiate- 
ment sur  le  pied  d'égalité  ;  puis  ils  leur  parlèrent  dédai- 
gneusement, ne  tinrent  pas  compte  des  lois  de  la  France,  et 
s'oublièrent  même  au  point  d'insulter  son  pavillon.  Cet  état 
de  choses  dura  presque  dix  ans,  et  cela  à  la  grande  joie  des 
étrangers  lesquels  ne  manquaient  aucune  occasion  de  mar- 
quer leur  mépris  pour  le  gouvernement  français.  A  la  fin 
celui-ci  se  convainquit  qu'une  expédition  militaire  était  de- 
venue nécessaire. 

Dans  les  derniers  jours  du  mois  de  décembre  1896,  un 
croiseur,  un  aviso -transport  et  une  goélette  arrivèrent  à 
Raiatea-Tahaa  et  y  débarquèrent  une  compagnie  d'infanterie 
de  marine  de  Nouméa  et  quelques  troupes  de  Tahiti.  Ma- 
rama,  régent  de  Huahine,  et  Tavana,  vice-roi  régent  à  Raia- 
tea  demeurèrent  dévoués  à  la  cause  française  ;  mais  Terau- 
poo  resta  inébranlable  dans  sa  résolution  de  ne  pas  se  sou- 
mettre. Il  fallut  donc  faire  la  guerre  dans  les  deux  îles  Raiatea 
et  Tahaa. 

Le  capitaine  de  vaisseau  Bayle,  chef  de  la  division  navale 
du  Pacifique,  prit  le  commandement  supérieur  des  îlesSous- 
le-Vent,  et  dirigea  les  opérations  militaires  de  terre  et  de 
mer.  Celles-ci  ne  furent  pas  longues  :  commencées  le  l*""  jan- 
vier 1897,  elles  se  terminèrent  le  17  février  de  la  même 
année.  Néanmoins  il  y  eut  quelques  combats  assez  sérieux. 
Sur  le  conseil  de  Teraupoo,  les  insurgés  firent  divers  pré- 
paratifs de  défense  ;  puis  ils  s'apprêtèrent  à  recevoir  vigou- 
reusement l'ennemi.  Après  avoir  canonné  plusieurs  endroits,, 
les  Français  arrivèrent  à  Tevaitoa.  C'était  le  3  janvier. 

Blottis  dans  des  retranchements,  les  insurgés  laissèrent 
passer  Favant-garde  composée  d'un  détachement  de  marins 
de  rAube,  mais  ouvrirent  le  feu  sur  le  gros  de  la  colonne 
de  débarquement.  La  section  Bertrand  évolua  aussitôt  pour 
prendre  d'enfilade  un  de  ces  retranchements  sur  lesquels 
elle  exécuta  à  quelques  pas  des  feux  de  salve  à  répétition, 
qui  jetèrent  le  désordre  dans  les  rangs  des  Teraupistes.  Les 


l'archipel  de  la  société  327 

marins  de  F  Aube  revinrent  alors  en  arrière  et  attaquèrent  de 
front  les  retranchements.  Le  quartier -maître  de  timonerie 
Delaire  y  sauta  le  premier,  bouscula  trois  harponneurs  et 
tua  un  officier  teraupiste  ;  les  retranchements  furent  alors 
envahis  et  leurs  défenseurs  tués  à  la  baïonnette  tant 
par  les  marins  que  par  les  soldats  de  la  section  Bertrand 
qui  leur  barrèrent  le  chemin  couvert  par  lequel  ils  devaient 
gagner  les  brousses.  Ce  combat,  qui  n'avait  duré  que  quel- 
ques minutes,  avait  été  toutefois  très  vif  :  on  retrouva  dans 
les  retranchements  dix-sept  insurgés  tués,  et  cinq,  blessés; 
les  Français  n'avaient  eu  que  trois  soldats  d'infanterie  de 
marine  blessés  \ 

Durant  toute  cette  guerre,  les  Teraupistes  n'attaquèrent 
jamais  à  découvert  :  ils  s'abritèrent  continuellement  pour 
tirer  sur  l'ennemi,  auquel  ils  ne  cessèrent  de  tendre  des 
embuscades.  Celui-ci  s'en  vengea  en  brûlant  leurs  cases  et 
en  détruisant  leurs  cocotiers.  Les  vaisseaux  de  guerre  fran- 
çais jetèrent  de  la  mitraille  sur  tous  les  endroits  habités  qui 
se  trouvaient  près  de  la  mer.  Le  joli  village  de  Vaitoare, 
dans  l'île  Tahaa,  fut  bombardé  et  incendié  y  compris  la 
farehau  (maison  commune)  qui  avait  coûté  aux  indigènes 
3.000  piastres.  Généralement  les  habitants  prenaient  la  fuite 
aux  premiers  coups  de  canon  et  allaient  se  réfugier  dans  les 
brousses  où  les  détachements  de  marins  et  de  soldats  fran- 
çais avaient  énormément  de  peine  à  les  découvrir.  11  en  ré- 
sultait des  marches  fatigantes  qui  épuisaient  les  troupes. 
Celles-ci  cernaient  un  district  et,  par  hasard,  rencontraient 
les  insurgés  dont  elles  s'emparaient  après  un  léger  enga- 
gement ou  quelquefois  par  surprise  sans  avoir  eu  besoin  de 
tirer  un  coup  de  fusil.  Hommes,  femmes  et  enfants  étaient 
aussitôt  envoyés  à  bord  des  navires  ou  à  Uturoa  et  retenus 
captifs,  car  le  meilleur  moyen  de  terminer  les  hostilités  était 

1.  Notes  du  capitaine  de  vaisseau  Bayle  sur  le  livre  manuscrit  qui  est  aux 
archives  de  la  résidence  d'Uturoa  (Raiatea)  et  qui  porte  la  rubrique  :  Com- 
mandant supérieur  aux  Iles-sous-le-Vent. 


328  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

de  faire  le  vide  dans  le  pays.  Le  10  février,  le  détachement 
du  lieutenant  Gorre  se  mit  en  marche,  au  jour,  dans  la  direc- 
tion du  mont  Faneuhi  et  par  les  lignes  des  crêtes.  A  10  h. 
du  matin,  l'avant-garde  du  détachement  arriva  sur  un  petit 
campement  de  rebelles.  Comme  le  lieutenant  Corre  avait  la 
conviction  que  ceux-ci  ne  se  gardaient  que  du  côté  de  la 
vallée,  il  revint  sur  ses  pas  afin  de  prendre  à  revers  le  cam- 
pement principal.  A  11  h.  1/2,  le  détachement  tomba  sur  trois 
cases  qu'il  entoura  aussitôt  et  dans  lesquelles  il  trouva  la 
bande  des  insurgés  qui,  quoique  armée,  se  rendit  sans  résis- 
tance .  Une  patrouille  alla  fouiller  les  environs  et  ramena 
encore  des  prisonniers,  des  armes  et  des  munitions.  Dans 
ces  deux  campements,  le  lieutenant  Corre  avait  fait  prison- 
niers vingt-six  hommes,  treize  femmes,  douze  enfants,  et 
pris  vingt-six  fusils,  un  sabre,  un  sabre-baïonnette  et  des 
munitions.  Plusieurs  chefs  insurgés  étaient  prisonniers,  entre 
autres  :  la  cheffesse  de  Tevaitoa  Mai,  INIoti  Roi  son  mari, 
le  généralissime  de  Teraupoo  Hupe,  le  frère  de  Teraupoo,  le 
faterehau  d'Opoa  et  sa  femme,  une  demi-blanche,  nommée 
Taupe^.  La  prise  de  la  cheffesse  de  Tevaitoa  était  d'une  impor- 
tance,considérable.  Msiï-v ahine  [femme)  et  son  tane  (mari)  Moti 
Roi  s'étaient  montrés  ennemis  acharnés  des  Français  2.  L'on 
avait  vu  au  milieu  de  l'action  Maï-vahine  parcourir  les  rangs 
de  ses  guerriers  et  les  exciter  à  tenir  ferme  ;  personne  ne 
l'avait  surpassée  en  courage  '^.  Malheureusement  Teraupoo  ne 
se  trouvait  pas  parmi  les  captifs.  Désespéré  par  les  défaites 
successives  de  ses  partisans,  il  avait  renoncé  à  la  lutte  et 
s'était  caché  avec  sa  femme  et  sa  fille  adoptive  dans  une  grotte 
de  la  vallée  de  Vaiaau.  11  est  probable  qu'ils  auraient  échappé 
pendant  longtemps  aux  recherches  si  le  chef  insurgé  n'avait 


1.  Notes  du  capitaine  de  vaisseau  Bayle  sur  le  livre  manuscrit  qui  est  aux 
archives  de  la  résidence  d'Uturoa  (Raiatea)  et  qui  porte  la  rubrique  :  Com- 
mandant supérieur  aux  Iles-sous-le-Vent. 

2.  Elle  avait  comme  ministre  de  l'Intérieur  [faalerehaa)  une  jeune  fille  du 
nom  de  Temarii-vahine. 

3.  Elle  ne  fut  point  blessée,  mais  son  lane  Moti  Roi  reçut  deux  balles. 


l'archipel  de  la  société  329 

eu  l'imprudence  de  faire  du  feu  durant  la  nuit.  La  lueur  ré- 
véla sa  présence  et  celle  des  siens.  Le  15  février,  leur  retraite 
fut  découverte  et  l'on  s'empara  d'eux.  Ainsi  finit  la  guerre  de 
Raiatea-Tahaa  ^ . 

Les  prisonniers  de  cette  guerre  furent,  à  l'exception  des 
chefs  et  de  quelques  malades,  déportés  avec  leurs  femmes 
et  leurs  enfants  à  Haane,  dans  l'île  Ua-Uka  de  l'archipel  des 
Marquises.  Ils  y  restèrent  plusieurs  années  2.  Dans  le  second 
semestre  de  l'année  1900,  le  gouvernement  français,  jugeant 
suffisante  la  peine  qu'ils  avaient  accomplie,  les  rapatria  aux 
îles  Raiatea  et  Tahaa.  Quant  au  chef  Teraupoo,  il  fut,  avec 
sa  femme,  transporté  en  Nouvelle-Calédonie,  où  le  gouverne- 
ment français  lui  servit  une  pension  pour  vivre  3.  Les  autres 
insurgés  importants,  la  cheffesse  Mai  et  son  mari  Moti  Roi, 
le  chef  Hupe,  la  cheffesse  Taupe,  etc.,  en  tout  huit  hommes 
et  femmes  furent  aussi  emmenés  dans  cette  île  ^. 

Les  pasteurs  protestants  français  de  Tahiti,  avec  l'ascen- 
dant qu'ils  avaient  sur  leurs  confrères  indigènes  et  les  habi- 
tants des  îles  Sous-le-Vent,  auraient  peut-être  pu  empêcher 
cette  guerre  regrettable  :  ils  ne  firent  presque  rien  en  cette 
occasion  et  rendirent  ainsi  un  peu  suspect  leur  patriotisme. 

Ils  ne  devaientpas,  dira-t-on,  s'occuper  de  politique,  même 
dans  un  but  d'humanité.  Cependant  ils  s'en  mêlaient  tous 
les  jours,  à  Tahiti,  et  pour  des  motifs  moins  louables.  Ils 

1.  Voir  pour  les  détails  de  ces  événements  la  Chronique  de  la  guerre  de 
Raiatea-Tahaa  dans  mon  ouvrage  Les  Polynésiens  orientaux  au  contact  de  la 
civilisation. 

2.  Lors  de  mon  voyage  dans  l'archipel  des  Marquises  (1900),  j'allai  à  Haane 
(île  Ua-Uka)  et  je  visitai  les  prisonniers  de  la  guerre  de  Raiatea-Tahaa.  Ils 
étaient  consignés  dans  une  espèce  de  camp,  hommes,  femmes  et  enfants,  et 
n'en  sortaient  que  pour  faire  quelques  corvées.  C'étaient  d'ailleurs  les  seuls 
travaux  forcés  auxquels  ils  fussent  astreints;  à  part  cela,  ils  vivaient  à  leur 
guise  dans  l'enceinte  du  camp.  En  somme,  leur  détention  était  très  douce. 

3.  J'apprends  (1906)  que  le  chef  Teraupoo  a  été  aussi  rapatrié  à  Raiatea  après 
être  resté  en  Nouvelle-Calédonie  jusqu'à  l'année  dernière.  Il  habite  mainte- 
nant soit  Uturoa  soit  Tevaitoa.  Il  vit  très  retiré  et  ne  parle  à  personne. 

4.  Moti  Roi  mourut  de  ses  blessures  en  arrivant  en  Nouvelle-Calédonie. 
Devenue  veuve,  Ms.i-vahine  prit  pour  lane  un  autre  prisonnier  nommé  Atamu. 

J'apprends  également  que  tous  les  prisonniers  emmenés  en  Nouvelle-Calé- 
donie avec  Teraupoo  ont  été,  comme  lui,  ramenés  à  Raiatea  et  à  Tahaa. 


330  HISTOIRE   DE   LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

soulevaient  une  foule  de  questions  qui  ne  les  regardaient 
pas,  et  le  gouvernement  avait  la  faiblesse  d'y  répondre.  Il 
lui  fallait  d'ailleurs  compter  avec  eux,  car  ils  avaient  des 
protecteurs  puissants  en  France.  Seuls,  leurs  adversaires  re- 
ligieux osaient  réellement  leur  tenir  tête.  En  effet,  la  lutte 
continuait  encore  à  Tahiti  entre  les  protestants  et  les  catho- 
liques, quoique  avec  moins  d'éclat  qu'autrefois.  Les  deux 
partis  se  haïssaient  toujours,  mais  ils  ne  se  faisaient  plus 
qu'une  guerre  sourde.  Les  prêtres  catholiques  ne  conser- 
vaient plus  d'illasions  sur  l'issue  finale  de  la  lutte.  Venus 
bien  après  les  pasteurs  protestants,  ils  voyaient  maintenant 
qu'ils  ne  parviendraient  pas  à  se  substituer  à  eux.  Papeete 
ainsi  que  certains  districts  possédaient  une  église  ;  il  y  avait 
même  dans  la  capitale  un  vicaire  apostolique  et  une  Mission; 
mais  les  catholiques  étaient  entrés  petit  nombre.  Le  rôle  des 
Missions  protestantes  allait  au  contraire  sans  cesse  grandis- 
sant. Les  pasteurs  étaient  devenus  les  véritables  maîtres  :  ils 
gouvernaient  la  colonie.  Leur  intervention  perpétuelle  dans 
les  affaires  publiques  devint  bientôt  telle  qu'elle  alarma  jus- 
qu'à ceux  qui  restaient  indifférents  à  cette  religion  et  à  ses 
tendances.  Il  en  résulta  non  une  coalition  proprement  dite,, 
mais  une  sorte  de  groupement  de  fait  et  une  communauté 
d'action  entre  les  catholiques  et  les  libres  penseurs,  ce  qui 
permet  de  dire  que  Tahiti  se  trouva  partagée  en  deux  camps 
dont  tous  les  militants  résidaient  à  Papeete  :  le  camp  pro- 
testant, qualifié  par  ses  adversaires  de  parti  anglais  ou  de 
l'étranger,  sous  la  direction  de  M.  Viénot,  et  le  camp  libre 
penseur  et  catholique,  se  nommant  parti  français,  beaucoup 
moins  important  et  moins  nombreux  et  qui  avait  pour  chefs 
le  maire  et  l'évêque  de  Papeete.  Ce  parti  accusait  le  gouver- 
neur de  n'être  que  le  lieutenant  de  M.  Viénot  et  le  docile 
exécuteur  de  ses  ordres. 


LISTE   ROYALE   DE   TAHITI 


DYNASTIE    DES    POMARE    A    TU 


Teu  Tunuieaaiteatua 
mort  en  1802 


Vairaatoa  ou  Pomare  P 
mort  en  1803 


Pomare  II  (Tu) 
mort  en  1821 

a  de  Teremoemoe 


Pomare  III        Pomare  IV  (Aimata  Vahiné) 

mort  en  1827     morte  en  1877 

mariée  à 

Ariifaite 

mort  en  1873 


Ariiaue  Pomare  V  Teriimaevarua  l''"      Tamatoa  V    Teriitapunui  Teriituavira- 

mort  en  1855  mort  en  1891         reinede  Bpra-Bora  roi  deRaiatea  grandclief        prince 

(n'a  pas  régné)  (dernier  roi  de  Tahiti)      morte  en  1873       mort  en  1881    de  Moorea    de  Join  ville 

mort  en  1888        mort 


en  1875 


Teriiourumaana 
morte  en  1872 


Teriimaevarua  II 
reine  de  Bora-Bora 

mariée  à.  .  .  Teriihinoiatua. 
(Hinoi) 


Pour  plus  de  détails  sur  Pomare  IV  et  ses  descendants,  voir  à  la  page  suivante. 


332  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

Pomare  IV  a  Tu  (Aimata),  reine  des  Iles  de  la  Société  et  dépen- 
dances, née  le  28  février  1813  ;  mariée  en  1834  à  Ariifaaite  a  Hiro  ; 
veuve  le  6  août  1873;  décédée  à  Papeete  le  17  septembre  1877. 

De  ce  mariage  : 

\ .  Ariiaue,  prince  royal,  né  à  l'îlot  Motu-uta  le  12  août  1835,  décédé 
à  Papeete  le  10  mai  1860.  (Mort  dans  la  nuit  du  12  au  13  mai  1860, 
d'après  le  journal  Le  Messager  de  Tahiti.) 

2.  Teratane  Ariiaue,  prince  royal,  né  à  Taravao  le  3  novembre  1839; 
prend  à  la  mort  de  son  frère  aîné  le  nom  d'Ariiaue  ;  marié  le  23  ou 
le  28  janvier  1873  à  Joanna-Marau-ïaaroa-Tepau  Salmon,  née  le  24 
avril  1860;  roi  de  Tahiti  et  dépendances  le  24  septembre  1877  sous  le 
nom  de  Pomare  V;  décédé  à  Papeete  le  12  juin  1891. 

3.  Teriimaevarua  !'%  princesse  royale,  née  à  Raiateale  23  mai  1841  ; 
reine  de  l'île  Borabora;  mariée  le  28  février  1866  à  Tapoa  Temauiarii  a 
Maheanuu  ;  décédée,  sans  enfant,  le  12  février  1873. 

4.  Tamatoa  V,  prince  royal,  né  à  Moorea  le  23  septembre  1842;  ex- 
roi  de  l'île  Raiatea;  marié  le  12  juillet  1863  à  Moe  Maheanuu;  décédé 
le  30  septembre  1881. 

De  ce  mariage  : 

Teriiourumaana  (nommée  Pomare  VI),  née  le  12  juillet  1867  ; 
décédée  le  13  décembre  1872; 

Teriivaetua,  née  le  22  septembre  1869; 

Teriimaevarua  11,  née  le  28  mai  1871,  reine  de  l'île  Borabora; 

Tamatoa,  né  le  22  septembre  1872,  décédé  à  Papeete  le  2o  août 
1873. 

5.  Teriitapunui,  prince  royal,  né  à  Raiatea  le  30  mars  1846  ;  marié 
en  juin  1862  à  Teriinavahoroa,  fille  de  Mano  ;  décédé  le  18  septembre 
1888. 

De  ce  mariage  : 

Teriinavahoroa-Teriitapunui,  née  le  15  avril  1873,  décédée  en 
avril  1874. 

6.  Teriitua  Tuavira,  surnommé  prince  de  Joinville,  prince  royal, 
né  le  17  décembre  1847  ;  marié  le  17  juin  1868  à  Itebela-Vahinetua 
Shaw;  décédé  le  9  avril  1875. 

De  ce  mariage  : 
Teriihinoiatua(Hinoi),  né  le  12  août  1869  ;  marié  à  Teriimae- 
varua II,  reine  de  Bora-Bora. 
(La  reine  Pomare  IV  avait  eu  aussi  une  fille  adoptive  nommée  Ai- 
mata, qui  était  morte  le  15  août  1834.) 


DEUXIEME  PARTIE 
LES  AUTRES  ARCHIPELS ^ 


CHAPITRE  PREMIER 

L'ARCHIPEL  DES  MARQUISES  ^  (ILES  NUKU-HIVA) 


Les  évangélistes  Harris  et  Crook.  —  Mœurs  et  coutumes  des  naturels  de 
Taiohae  d'après  le  Russe  Krusenstern.  —  Guerres  de  l'Américain  Porter 
contre  les  Nuka-Hiviens.  —  Insuccès  de  nouveaux  missionnaires  protes- 
tants. —  Des  missionnaires  catholiques  convertissent  quelques  Marqui- 
siens.  —  Annexion  à  la  France  des  groupes  sud-est  et  nord-ouest  des  îles 
Marquises.  —  Combats  de  Vaitahu  (île  Tauata)  ;  soumission  des  révoltés. 
—  Les  Français  chràtient  les  Hapa  (île  Nuku-Hiva).  —  Assassinat  de  cinq 
soldats  français  et  exécution  du  chef  Pakoko .  —  Délaissement  des  deux 
établissements  de  Vaitahu  et  de  Taiohae.  —  Les  Français  réduisent  les 
Taïpi-Vaii.  —  Conversions  nombreuses,  mais  superficielles,  de  Marquisiens 
au  Christianisme.  —  Epidémie  de  petite  vérole  à  Nuka-Hiva  et  à  Uapu.  — 
Périls  que  courent  les  missionnaires  catholiques  au  milieu  des  sauvages 
de  l'île  Hivaoa.  —  Insurrection  des  indigènes  d'Hanaiapa  (île  Hiva-Oa)  et 
expédition  française;  soumission  des  rebelles.—  Les  Marquisiens  à  l'époque 
actuelle,  et  leur  indifférence  religieuse.  —  Résultats  de  l'œuvre  des  Mis- 
sions catholiques  et  des  travaux  exécutés  par  les  ordres  du  gouvernement 
français. 

Nous  avons  vu  au  début  du  deuxième  chapitre  de  la  pre- 
mière partie  de  cet  ouvrage  que  le  navire  de  Wilson,  après 
avoir  déposé  à  Tahiti  plusieurs  des  missionnaires  protestants 

1.  Je  rappelle  qu'au  sujet  de  la  découverte  de  chacune  des  îles  des  divers 
archipels  je  ne  mentionnerai  que  la  date  de  l'événement  et  le  nom  du  navi- 
gateur; les  relations  du  voyage  de  découverte  ou  des  séjours  des  différents 
explorateurs  sortent  du  cadre  de  cet  ouvrage  et  n'y  trouveront  place  que 
dans  le  cas  où  ils  auraient  une  réelle  importance  au  point  de  vue  de  l'his- 
toire du  pays. 

2.  Le  groupe  sud-est  de  ces  îles  a  été  découvert  en  1.59.5  par  Mendana  de 
Neyra,  et  le  groupe  nord-ouest,  en  1791,  par  Ingraham. 

Roquefeuille  et  Dumont  d'Urville  rapportent  une  tradition  indigène  d'après 
laquelle  Oatea  et  Ananonua  seraient  venus  un  jour,  très  longtemps  aupara- 
vant, d'une  île  éloignée  nommée  Yavao  ou  Feveo  pour  peupler  les  îles  Mar- 
quises, apportant  avec  eux  l'arbre  à  pain  et  plusieurs  autres  plantes.  Cepen- 
dant, pour  la  majorité  des  insulaires,  le  premier  homme  qui  aborda  à  Nuku- 
Hiva  s'appelait  Tiki. 

Je  ne  crois  pas  qu'à  l'origine  Tiki  ait  été  un  nom  propre  :  ce  devait  être  seu- 
lement un  nom  commun,  car,  en  langue  mandingue  Teghi  signifie  chef,  et 
Tiki  me  paraît  provenir  de  Teghi. 


334  HISTOIRE   DE    LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

anglais,  était  reparti  avec  les  autres  à  destination  des  îles 
Tonga-Tabou  et  des  îles  Marquises,  Arrivé  dans  ces  der- 
nières, le  Duff  ]eX.di  l'ancre  à  Vaitahu  (Tauata)  le  5  juin  1797, 
au  soir.  Comme  de  coutume,  les  femmes  vinrent  immédiate- 
ment nager  autour  du  vaisseau  en  criant  :  «  Vehine  !  Vehine  !  » 
(femme!  femme!)  Elles  étaient  nues  et  s'offraient  effronté- 
ment. A  leur  grande  surprise,  personne  ne  répondit  cette 
fois  à  leurs  avances  ;  elles  retournèrent  à  terre.  Le  lende- 
main, le  chef  Tenaï,  fils  du  Honu  qu'avait  connu  Cook,  se 
rendit  à  bord  du  Duff.  11  accorda  aux  deux  évangélistes 
W.  Crook^  et  J.  Harris^  la  permission  qu'ils  sollicitaient  de 
résider  dans  l'île.  Ceux-ci  débarquèrent  donc  et  commen- 
cèrent à  s'installer.  Des  jours  s'écoulèrent.  Les  Anglais  se 
félicitaient  déjà  de  la  facilité  avec  laquelle  les  choses  s'étaient 
passées,  lorsque  du  navire  ils  entendirent  de  grands  cris 
et  virent  sur  la  plage  Harris  avec  ses  bagages  courant  et 
faisant  des  signaux  désespérés.  On  mit  un  canot  à  la  mér 
pour  le  ramener.  Avant  qu'on  eût  pu  parvenir  jusqu'à  lui, 
les  sauvages  pillèrent  ses  vêtements  et  l'infortuné  épouvanté 
se  réfugia  dans  la  forêt.  Après  des  jours  de  recherches,  on 
l'y  retrouva  presque  fou  et  pouvant  à  peine  répondre  aux 
questions  qu'on  lui  posait.  La  femme  de  Tenaï,  paraît-il, 
profitant  de  Tabsence  de  son  mari,  parti  en  excursion  avec 
Crook,  avait  obsédé  Harris  de  ses  désirs  et  celui-ci  n'y 
avait  répondu  que  par  une  superbe  indifférence.  Ne  compre- 
nant rien  à  sa  froideur,  la  jeune  femme  s'était  mise  à  douter 
de  son  sexe,  et,  rassemblant  ses  compagnes,  elle  avait  pé- 
nétré avec  elles  pendant  la  nuit  dans  la  case  du  missionnaire 
stupéfait.  La  vérification  faite,  Harris  révolté  de  tant  de  cy- 
nisme s'était  enfui,  renonçante  prêcher  l'Évangile  à  des  na- 
tures aussi  perverties.  H  se  rembarqua  donc  et  quitta  ces 
îles  avec  le  navire.  Crook,  seul,  resta.  Nous  verrons  plus  loin 
ce  qu'il  advint  de  son  apostolat. 

1.  Agé  de  21  ans;  il  avait  été  auparavant  domestique  et  ferblantier. 

2.  Agé  de  39  ans;  c'était  un  ancien  tonnelier. 


LES    AUTRES    ARCHIPELS  335 

En  180/i,  le  6  mai,  les  navires  russes  la  Nadeshda  et  la 
Neva,  sous  le  commandement  du  capitaine  Krusenstern,  je- 
tèrent Fancre  dans  la  baie  de  Taiohae  (ile  Nuka-Hiva).  Les 
insulaires  arrivèrent  enfouie  faire  des  échanges  de  cocos,  de 
fruits  de  l'arbre  à  pain  et  de  bananes  contre  des  morceaux 
de  fer  et  des  haches.  Le  roi  Keata-Nui,  un  homme  robuste, 
entièrement  tatoué  et  presque  nu,  vint  avec  sa  suite  à  bord 
de  la  Nadeshda.  Krusenstern  lui  fit  cadeau  d'un  couteau  et 
d'une  pièce  de  drap  rouge,  qu'il  jeta  immédiatement  sur 
ses  épaules.  Km  coucher  du  soleil,  il  regagna  sa  demeure 
pendant  que  les  femmes  continuaient  à  nager  autour  des 
bâtiments  en  s'ofTrant  à  tous  les  hommes  des  équipages.  Le 
lendemain,  Krusenstern  descendit  à  terre  et  fut  reçu  avec 
les  plus  grands  honneurs  par  le  beau-père  du  roi,  un  vieil- 
lard ayant  une  belle  physionomie.  Celui-ci  l'emmena  dans 
sa  case  et  le  fît  asseoir  au  milieu  des  princesses  royales,  qui 
ne  cessèrent  d'examiner  les  broderies  de  son  uniforme  et  de 
toucher  sa  figure  et  ses  mains.  Le  capitaine  se  débarrassa  de 
ces  princesses  en  leur  faisant  distribuer  quelques  présents 
européens. 

C'est  grâce  au  séjour  de  Krusenstern  à  Nuka-Hiva  que  nous 
pouvons  connaître  quel  était  l'état  de  cette  île  à  cette  épo- 
que. Les  tribus  des  diverses  vallées  se  faisaient  des  guerres 
continuelles  et  les  combats  étaient  suivis  de  repas  de  can- 
nibales. Lorsqu'ils  étaient  fatigués  de  se  battre,  les  indi- 
gènes recouraient  à  la  ruse  pour  se  procurer  cet  étrange 
gibier,  et  ce  qu'il  y  avait  de  plus  triste  à  constater,  c'est 
qu'ils  étaient  aidés  et  dirigés  dans  l'accomplissement  de  ces 
horreurs  par  des  individus  de  race  blanche,  pirates  et  aven- 
turiers de  toutes  nations.  Parmi  ceux-ci  se  trouvaient  deux 
Européens,  un  Anglais  et  un  Français,  les  nommés  Robert 
et  Cabri.  Robert,  un  ancien  matelot  abandonné  par  un  balei- 
nier, avait  épousé  une  parente  du  roi.  Joseph  Cabri  avait 
fait  naufrage  sur  les  côtes  de  Nuka-Hiva  ;  il  allait  y  être 
ofiTert  en  sacrifice  aux  dieux,  lorsque  la  fille  du  roi   obtint 


336  HISTOIRE   DE   LA   POLYNÉSIE    ORIENTALE 

qu'on  Tépargnât  et  le  prit  pour  mari.  Cabri  s'était  fait  une 
véritable  réputation  de  chasseur  de  cliair  humaine,  mais, 
comme  il  n'avait  jamais  pu  se  décider  à  en  manger,  il  cédait 
un  de  ses  prisonniers  contre  un  cochon.  Ces  deux  intéres- 
sants personnages  loin  de  se  soutenir  mutuellement  ne  cher- 
chaient qu'à  se  nuire.  On  devine  par  là  combien  la  vie  de- 
vait être  terrible  dans  ces  îles  pour  des  hommes  honnêtes. 
Aussi  le  missionnaire  Crook  avait-il  complètement  échoué 
dans  sa  tentative  de  convertir  les  naturels  ;  à  Tauata  et  à 
Nuka-Hiva,  où  il  s'était  ensuite  rendu,  il  n'avait  pu  réussir 
à  conquérir  une  seule  âme,  et  finalement  il  était  retourné  à 
Tahiti.  Voilà  ce  qu'apprit  Krusenstern  i. 

Le  voyage  de  l'Américain  Porter  fut  moins  une  explora- 
tion qu'une  conquête.  En  1812,  pendant  la  guerre  des  États- 
Unis  contre  l'Angleterre,  Porter  reçut  le  commandement  de 
VEssex  avec  un  équipage  de  trois  cent  dix-neuf  hommes  et 
partit  le  28  octobre.  Le  12  décembre,  dans  le  voisinage  des 
îles  du  Cap-Vert,  il  s'empara  d'un  vaisseau  anglais  portant 
55.000  livres  sterling  et,  quelque  temps  après,  du  schooner 
r Elisabeth.  Le  ih  février  1813,  il  doubla  le  cap  Horn  et  fit 
relâche  successivement  au  Chili,  au  Pérou,  puis  aux  îles 
Galapagos,  qu'il  visita  le  17  avril.  A  deux  époques  diffé- 
rentes, les  29  avril  et  9  juillet,  il  y  prit  de  nouveau  six 
navires  ennemis.  Possesseur  alors  d'un  riche  butin.  Porter 
ne  songea  plus  qu'à  le  mettre  provisoirement  en  sûreté  et 
dans  ce  but  il  chercha  une  île  peu  fréquentée  du  sud-est  de 
l'Océan  Pacifique.  Son  choix  tomba  sur  l'île  Nuka-Hiva, 
celle-ci  semblant  réunir  les  conditions  de  sécurité  néces- 
saires. 11  se  dirigea  donc  vers  elle  avec  VEssex  et  les  autres 
bâtiments  capturés  et,  le  25  octobre,  il  mouilla  dans  la  baie 
de  Taiohae. 

Sa  première  rencontre,  en  abordant,  fut  celle  d'un  nommé 
VVilson,  un  déserteur  anglais  qui  s'était  établi  dans  le  pays 

1.  Krusenstern  (A.-J.  de),  Voyage  autour  du  monde. 


LES   AUTRES    ARCHIPELS  337 

et  en  avait  adopté  les  mœurs  et  la  langue.  Porter  profita  de 
cette  rencontre  pour  le  prendre  comme  interprète  auprès  de 
Keata-Nui,  le  roi  de  Taiohae,  qu'avait  déjà  connu  Krusenstern. 
Ce  roi,  si  robuste  autrefois,  était  devenu  un  vieillard  abruti 
par  le  kava^  sorte  de  boisson  enivrante  que  fabriquaient  les 
naturels.  Keata-Nui  pria  Porter  de  le  protéger  contre  les  tri- 
bus des  vallées  de  Nuka-Hiva  qui  à  cette  époque  étaient  toutes 
en  guerre  les  unes  contre  les  autres,  et  notamment,  contre 
ses  voisins  les  Hapa  qui  menaçaient  d'anéantir  les  Taii,  le 
peuple  dont  il  était  le  chef.  Porter  consentit  à  intervenir, 
d'abord  comme  médiateur,  ensuite  comme  allié  si  ses  offres 
étaient  repoussées. 

Il  commença  par  construire  sur  la  plage,  non  loin  de  ses 
navires,  un  petit  camp  retranché  qu'il  arma  de  plusieurs  ca- 
nons. Après,  il  entra  en  pourparlers  avec  les  Hapa.  Ceux- 
ci  répondirent  dédaigneusement  à  ses  propositions  ;  ils  dé- 
truisirent et  incendièrent  les  arbres  à  pain  et  Porter  dut 
se  résigner  à  employer  la  force.  Les  Américains,  aidés  des 
Taii,  placèrent  un  canon  sur  une  montagne  proche  et,  le  len- 
demain, quarante  fusiliers,  après  un  combat  assez  vif,  délo- 
gèrent les  Hapa  de  leurs  montagnes  et  prirent  leur  fort.  La 
tribu,  voyant  qu'elle  avait  le  dessous,  demanda  la  paix.  Porter 
l'accorda,  à  la  condition  que  les  Hapa  donneraient  chaque 
semaine  un  certain  nombre  de  cochons  et  de  fruits  pour  la 
nourriture  des  troupes.  Les  autres  tribus,  frappées  de  ter- 
reur, se  soumirent  aussi,  sauf  la  plus  redoutable,  celle  des 
Taï-Pii,  qui  traita  les  autres  de  lâches. 

Avant  de  réduire  ces  opiniâtres  adversaires.  Porter  se  con- 
solida dans  son  fort  et  voulut  fonder  une  ville.  Grâce  au  con- 
cours des  indigènes  qui  travaillèrent  à  la  construction  des  ha- 
bitations, la  petite  cité  fut  vite  achevée.  Elle  reçut  le  nom  de 
Madisonville. 

En  raison  de  tous  ces  délais,  l'insolence  des  Taï-Pii  allait 
toujours  croissante.  Porter  se  décida  enfin  à  agir.  11  se  ren- 
dit dans  la  baie  des  Taï-Pii  avec  un  navire,  cinq  chaloupes, 

22 


338  HISTOIRE    DE    LA   POLYNÉSIE    ORIENTALE 

dix  pirogues,  et  5.000  hommes  de  troupes  alliées.  La  bataille 
fut  longue  et  les  Taï-Pii  firent  preuve  de  la  plus  grande 
constance.  Abrités  derrière  des  arbres  et  des  broussailles, 
ils  tinrent  ferme  sous  des  grêles  de  balles,  et  les  Américains 
durent  se  rembarquer  sans  avoir  pu  les  chasser  de  leurs 
positions.  On  conçoit  sans  peine  l'orgueil  qu'ils  ressentirent 
de  ce  succès  passager  :  ils  se  proclamèrent  vainqueurs.  Por- 
ter comprit  que  c'en  était  fait  de  son  prestige  s'il  ne  venait 
promptement  à  bout  d'eux.  Il  entreprit  donc  de  les  attaquer 
par  terre,  chose  devant  laquelle  il  avait  reculé  comme  trop 
dangereuse  pour  la  vie  de  ses  hommes.  A  la  tête  de  200  sol- 
dats, il  les  assaillit  et  les  refoula  dans  leur  village.  Acculés, 
les  indigènes  se  défendirent  désespérément  ;  une  terrible  fu- 
sillade les  balaya,  leurs  cases  furent  prises,  saccagées  et  brû- 
lées. Cette  fois,  c'était  bien  la  fin  ;  les  Taï-Pii  s'avouèrent 
vaincus  et  sollicitèrent  la  paix.  Elle  fut  des  plus  dures  pour 
eux  :  non  seulement  ils  furent  obligés,  comme  les  autres  tri- 
bus, d'approvisionner  chaque  semaine  les  Américains,  mais 
ils  payèrent  en  plus  une  contribution  de  guerre  de  quatre 
cents  cochons. 

Tous  ces  événements  ne  s'étaient  pas  passés  sans  pertes 
du  côté  des  Américains  ;  un  fils  de  Porter,  nommé  William, 
avait  même  été  tué  d'un  coup  de  feu  sur  la  plage  de  Taiohae 
et  son  lieutenant  avait  eu  une  jambe  fracassée  d'un  coup  de 
fronde.  Mais  ces  pertes  étaient  compensées  par  la  domina- 
tion incontestée  des  Américains  sur  l'île  :  Porter  s'en  trou- 
vait le  seid  maître.  Il  aurait  dû  alors  s'occuper  d'organiser 
sa  conquête  et  s'y  fixer.  Peut-être  qu'ainsi  Nuka-Hiva  serait 
devenue  une  colonie  de  l'Union.  Au  lieu  de  rester,  Porter 
se  contenta  de  laisser  aux  soins  du  lieutenant  Gamble  trois 
des  bâtiments  qu'il  avait  capturés  et,  avec  ses  navires  et  ses 
hommes,  il  repartit  le  10  décembre.  Il  commettait  de  la  sorte 
une  seconde  faute  :  il  disséminait  ses  forces.  L'heure  des 
revers  avait  sonné  pour  les  Américains.  Le  28  mars  181/i, 
VEssex  fut  attaqué  et  pris  par  deux  frégates  anglaises.  Porter 


LES   AUTRES    ARCHIPELS  339 

parvint  néanmoins  à  s'échapper  dans  une  embarcation  et 
même  à  rentrer  à  New-York,  où  ses  compatriotes  l'accueil^- 
lirent  en  héros.  Gamble,  lui,  subit  toutes  les  infortunes.  A 
l'instigation  du  déserteur  Wilson,  les  insulaires  refusèrent 
bientôt  de  payer  le  tribut  ;  l'équipage  se  révolta  et  s'enfuit 
avec  le  pavillon  anglais.  N'ayant  plus  que  deux  vaisseaux  et 
dix  hommes,  Gamble  brûla  un  de  ses  bâtiments  et  se  rendit 
avec  l'autre  aux  îles  Sandwich.  Là,  les  Anglais  s'emparèrent 
du  navire  et  de  ceux  qui  le  montaient.  11  était  resté  quelques 
Américains  au  fort  Madison  ;  les  indigènes  les  exterminèrent, 
et  Madisonville,  devenue  solitaire,  ne  tarda  pas  à  tomber 
en  ruines.  La  végétation  en  recouvrit  plus  tard  les  vestiges 
et  si  bien  qu'aujourd'hui  l'on  ne  saurait  même  plus  les  re- 
trouver. 

Vers  1828,  de  nouveaux  missionnaires  protestants  arrivè- 
rent à  Nuka-Hiva;  mais  ils  ne  réussirent  pas  mieux  que  ceux 
qui  étaient  venus  en  1797  et  durent  comme  eux  s'en  aller 
après  quelque  temps  de  séjour. 

En  1833,  d'autres  essais  tentés  par  des  missionnaires  pro- 
testants aboutirent  aux  mêmes  insuccès.  Une  méthode  qui  no- 
tamment avait  beaucoup  contribué  à  assurer  la  conversion  des 
habitants  de  l'île  Tahiti  fut  au  contraire,  en  1833,  la  cause  de 
l'échec  des  évangélistes  aux  îles  Marquises,  à  Nuka-Hiva.  Le 
pasteur  anglais  ou  américain  avait  souvent  sa  femme  avec  lui 
et  celle-ci  par  sa  douceur  etsa  bonté  avait  rendu  les  plus  grands 
services  à  la  Réforme.  En  vivant  au  contact  des  femmes  indigè- 
nes et  en  pénétrant  dans  leur  intimité,  l'épouse  du  mission- 
naire était  parvenue  à  en  amener  quelques-unes  à  la  foi  chré- 
tienne et  leur  conversion  avait  souvent  entraîné  celle  de  leurs 
maris  et  de  leurs  enfants.  Les  Révérends  avaient  cru  pou- 
voir procéder  ainsi  aux  îles  Marquises,  mais  les  indigènes, 
gens  primitifs  et  cruels,  ne  respectèrent  pas  les  femmes 
blanches  :  ils  les  brutalisèrent  et  les  violèrent  avec  des  raffi- 
nements inouïs  jusque  sous  les  yeux  de  leurs  époux.  Les  Ré- 


340  HISTOIRE   DE   LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

vérends  et  leurs  femmes  n'entendaient  pas  pousser  le  dévoue- 
ment évangélique  jusque-là.  Ils  abandonnèrent  définitive- 
ment cet  archipel  inhospitalier. 

Les  îles  Marquises  étaient  alors  renommées  entre  toutes 
par  leur  insécurité.  Les  indigènes  se  faisaient  constamment 
la  guerre  et  mangeaient  leurs  prisonniers.  On  devine  par  là 
combien  la  vie  devait  être  terrible  dans  ces  pays.  Il  fallait 
réellement  de  l'héroïsme  pour  aller  vivre  au  milieu  de  tels 
sauvages. 

C'est  ce  dont  firent  preuve,  on  doit  le  reconnaître,  les 
missionnaires  catholiques  de  1838  à  18/i2.  Les  premiers 
missionnaires  de  cette  confession  qui  vinrent  aux  îles  Mar- 
quises furent  les  Pères  Desvaulx  et  Borgella.  Ils  y  arrivè- 
rent le  6  août  1838  et  se  fixèrent  à  Vaitahu  dans  l'île  Tauata. 
Les  seconds  furent  les  Pères  Gracia,  Fournier  et  Guil- 
mard.  Le  9  février  1839,  ils  débarquèrent  dans  la  baie  de 
Taiohae  (île  Nuka-Hiva),  où  ils  s'établirent.  Plus  tard,  le 
Père  Caret  et  d'autres  missionnaires  s'installèrent  dans  la 
baie  de  Hakahau  (île  Ua-Pu).  Tous  se  mirent  à  l'œuvre  sans 
se  laisser  rebuter  par  les  nombreuses  difficultés  du  début 
d'un  établissement  chez  des  barbares.  En  effet  les  Pères 
étaient  obligés  de  tout  créer.  Sur  le  terrain  concédé  par  un 
chef,  ils  durent  d'abord  élever  leurs  maisons  ou  plutôt  leurs 
cases  ^  Celles-ci  différant  complètement  des  demeures  euro- 
péennes, les  prêtres  catholiques  se  trouvèrent  dénués  des 
connaissances  nécessaires  à  leur  construction.  Un  maître  était 
absolument  indispensable  :  ils  le  trouvèrent  en  distribuant 
adroitement  des  petits  cadeaux  à  bon  marché  auxquels  les 
indigènes  attribuaient  une  grande  valeur.  Néanmoins  les 
Pères  furent  réduits  à  se  faire  charpentiers,  maçons,  nienui- 


1.  Il  n'y  eut  que  les  Pères  Gracia,  Fournier,  et  Guilmard  qui,  plus  heureux 
que  leurs  autres  confrères,  trouvèrent  à  acheter  une  petite  hutte  qu'allait 
abandonner  un  matelot  américain  ;  ils  en  payèrent  le  prix  au  chef  propriétaire 
du  terrain  sur  lequel  elle  s'élevait,  et  purent  ainsi  se  loger  sans  fatigues. 
Mais  là  se  borna  leur  situation  privilégiée,  et,  pour  tout  le  reste,  ils  rencon- 
trèrent les  mêmes  difficultés. 


LES   AUTRES   ARCHIPELS  341 

siers,  charrons,  etc.  Les  meubles  furent  remplacés  par  des 
malles  et  des  boîtes,  et  le  lit  par  une  natte  placée  sur  des 
roseaux  pour  atténuer  la  dureté  du  plancher.  Quant  à  la 
nourriture,  il  était  inutile  d'essayer  de  se  la  procurer  chez 
les  habitants  trop  fainéants  pour  travailler  au  delà  de  leurs 
besoins  personnels.  Chaque  missionnaire  alla  donc  pêcher  et 
chasser  ou  cueillir  des  racines  et  quelques  fruits  sauvages 
afin  d'assurer  sa  subsistance.  La  cuisine  se  faisait  à  la  ka- 
naque,  c'est-à-dire  en  plein  air  sur  trois  pierres  réunies 
en  trépied  pour  cuire  le  fruit  de  l'arbre  à  pain  avec,  à  côté, 
un  trou  en  terre  servant  de  four  sauvage,  où  se  pratiquait 
sous  la  pierre  brûlante  la  cuisson  des  viandes  et  autres 
comestibles.  Ce  qui  leur  donna  le  plus  de  mal,  ce  fut  l'étude 
de  la  langue  polynésienne,  parce  qu'ils  ne  possédaient  pas 
de  livres  et  qu'ils  ne  voulaient  pas  se  servir  comme  pro- 
fesseurs des  bandits  qui  infestaient  les  îles.  Recourant  à  la 
pantomime,  les  Pères  désignaient  un  endroit  ou  un  objet 
pour  en  savoir  le  nom  qu'ils  s'empressaient  aussitôt  de 
transcrire  sur  un  carnet  ;  puis  ils  groupaient  les  mots  et  ne 
négligeaient  aucune  occasion  d'entendre  converser  les  indi- 
gènes. Les  missionnaires  parvinrent  ainsi,  après  bien  du 
travail,  il  est  vrai,  à  former  un  petit  recueil  de  mots,  puis  à 
parler  la  langue  de  l'archipel. 

Ils  étaient  d'un  dévouement  admirable  et,  n'oubliant  ja- 
mais le  but  qu'ils  visaient,  ils  ne  reculaient  devant  aucun 
danger  pour  l'atteindre.  Ils  vivaient  au  jour  le  jour  au  mi- 
lieu de  brutes  qui  souvent  les  insultaient  et  les  maltrai- 
taient et  auxquelles  cependant  ils  osaient  prêcher  la  religion 
chrétienne.  La  guerre  existait  toujours  sur  quelque  point 
de  ces  îles  et  chaque  jour  il  y  avait  une  nouvelle  victime 
prise  par  un  parti  ou  par  l'autre,  puis  étranglée  ou  trans- 
percée, découpée  par  morceaux,  mise  au  four  kanaque  avec 
des  porcs,  enfin  dévorée  en  grande  cérémonie  par  les  chefs, 
les  guerriers  et  les  prêtres  des  idoles,  à  qui  elle  avait  été 
d'abord  offerte.  Les  femmes  et  les  enfants  n'étaient  pas  ad- 


342  HISTOIRE    DE   LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

mis  à  manger  de  la  chair  humaine,  ce  qui  ne  les  empêchait 
pas  parfois  de  servir  de  nourriture,  quoique  moins  souvent 
que  les  hommes. 

Les  Marquisiens  ne  mangeaient  pas  ordinairement  leurs 
victimes  crues,  et  le  Père  Mathias  Gracia  n'en  cite  qu'un 
seul  exemple.  Celui-ci  se  passa  le  2h  octobre  1839.  Ce  jour- 
là,  les  Hapa  célébraient  une  fête  pour  laquelle  il  leur  fallait 
une  victime,  et  suivant  l'usage,  ils  la  cherchaient  chez  leurs 
ennemis.  La  journée  s'écoula  sans  qu'ils  pussent  la  trouver; 
mais  le  soir,  un  indigène  se  laissa  surprendre  sur  le  rivage  : 
le  malheureux  fut  vite  tué,  et  comme  il  était  trop  tard  pour  le 
faire  cuire,  avec  les  cérémonies  prescrites,  il  fut  dévoré  cru  ^. 

Voilà  quelles  étaient  les  horreurs  dont  les  Pères  se  trou- 
vaient être  les  témoins  forcés,  et  qu'ils  ne  pouvaient  même 
pas  tenter  d'empêcher,  car  ils  étaient  arrêtés  durant  ces 
guerres  par  un  tapu  rigoureux  qui  défendait  sous  peine  de 
mort  aux  indigènes  d'écouter  des  paroles  contraires  à  celles 
de  la  religion  actuellement  en  vigueur  chez  eux. 

Les  missionnaires  catholiques  furent  plusieurs  fois  dans 
une  situation  excessivement  critique.  Le  roi  Temoana  ayant 
formé  le  projet  de  réunir  par  la  force  toutes  les  tribus  sous 
son  autorité,  il  s'ensuivit  une  guerre  terrible  qui  dura  six 
mois  et  mit  la  population  de  Taiohae  à  deux  doigts  de  sa 
perte.  Les  infirmes  de  cette  baie  se  firent  transporter  dans  des 
antres  de  rochers  et,  jour  et  nuit,  les  guerriers  gardèrent  les 
endroits  par  lesquels  les  ennemis  pouvaient  descendre  du 
haut  des  montagnes.  Une  habitation  qui  avait  été  donnée  aux 
Pères  dans  une  baie  voisine  fut  brûlée,  et  leur  enclos  ainsi 
que  leur  maison  de  Taiohae  servit  pendant  quelque  temps 
d'arsenal  à  un  parti  de  cannibales.  Le  Père  Mathias  Gracia 
raconte  que,  le  premier  jour  de  l'an  18/i0,  ses  confrères  et 
lui  s'embrassèrent,  croyant  que  ce  serait  le  dernier  de  leur 
vie.  Enfin  le  5  mai,  un  navire  de  guerre  français,  le  Pylade, 

1.  Le  P.  Mathias  G"-,  Lettres  sur  les  îles  Marquises,  p.  69. 


LES  AUTRES    ARCHIPELS  343 

commandé  par  M.  Bernard,  vint  heureusement  les  délivrer 
et  rétablir  la  paix  parmi  ces  peuplades. 

Au  milieu  de  toutes  ces  souffrances,  les  Pères  avaient-ils 
au  moins  la  consolation  de  voir  leur  œuvre  prospérer  ?  Bien 
peu.  Dans  l'île  Tauata,  ils  avaient  converti  quelques  natu- 
rels. 11  en  avait  été  de  même  dans  l'île  Nuka-Hiva;  à  Taio- 
hae,  le  31  mai  1839,  un  jeune  chef  cannibale  de  vingt-six  ans 
recevait  le  baptême  et  sa  mère  et  ses  sœurs  suivaient  son 
exemple;  la  jeune  Temeoani  devenait  la  première  chrétienne 
de  la  tribu  des  Teii;  et  il  y  avait  eu  encore  plusieurs  autres 
conversions.  Dans  l'Ile  Ua-Pu,  la  Mission  n'était  pas  restée 
non  plus  sans  succès  :  elle  avait  fait  dix  ou  douze  prosélytes, 
parmi  lesquels  une  ancienne  prêtresse.  Mais  une  persécu- 
tion survint  contre  ceux-ci;  de  plus,  le  Père  Caret  et  les 
autres  missionnaires  qui  étaient  avec  lui  subirent  des  ava- 
nies et  des  mauvais  traitements.  La  situation  des  Pères  finit 
même  par  devenir  si  intolérable  que  ceux-ci  se  virent  forcés 
de  quitter  provisoirement  cette  île.  Vers  le  commencement 
de  l'année  i8/i2,  ils  s'embarquèrent.  Au  moment  de  leur  dé- 
part, on  les  pilla,  et  ce  ne  fut  qu'à  grand'peine  qu'ils  purent 
s'échapper  sains  et  saufs. 

Pendant  ce  temps  leurs  confrères  de  Nuka-Hiva  endu- 
raient aussi  beaucoup  de  vexations,  quoique  moins  graves. 
Celles-ci  leur  étaient  infligées  par  des  chefs,  mais  surtout 
par  des  Anglais  et  des  Américains  résidant  dans  cette  île. 
Chose  pénible  à  dire,  les  ennemis  les  plus  implacables  des 
Pères  furent  des  hommes  de  race  blanche  comme  eux,  des 
aventuriers  déserteurs  de  toute  nation  :  «  Y  pensez-vous  ? 
disaient-ils  aux  sauvages.  Mais  savez-vous  que,  si  vous  vous 
convertissez  à  la  religion  de  ces  nouveaux  missionnaires,  le 
vol,  l'adultère,  et  mille  autres  choses  tant  de  votre  goût  vous 
seront  interdits^?  »  Aussi  les  conversions  des  indigènes 
étaient-elles  très  rares,  excessivement  rares. 

1.  Le  P.  MathiasG"",  Lettres  sur  les  lies  Marquises,  p.  279. 


ii44  HISTOIRE    DE   LA    POLYNESIE    ORIENTALE 

En  somme,  l'on  peut  dire  que,  jusqu'à  cette  époque,  la  pro- 
pagande des  missionnaires  catholiques  fut  à  peu  près  inutile. 
J'ajouterai  que  ceux-ci  ne  se  faisaient  aucune  illusion  sur 
la  valeur  des  résultats  qu'ils  avaient  obtenus.  Ils  n'étaient 
même  pas  sans  inquiétude  sur  l'avenir  réservé  à  leur  tâche 
lorsque  tout  à  coup  un  événement  auquel  ils  étaient  bien 
loin  de  s'attendre  vint  leur  donner  un  secours  moral  dont  ils 
surent  habilement  se  servir. 

Depuis  longtemps  le  commerce  français,  et  surtout  les 
pêcheurs  de  baleines,  avaient  besoin  d'un  point  de  relâche 
et  d'appui  dans  l'Océan  Pacifique.  Les  îles  Marquises  sem- 
blaient au  gouvernement  du  roi  Louis-Philippe  le  lieu  le 
plus  favorable  pour  y  fonder  un  établissement  offrant  abri 
et  protection  aux  Français  qui  se  trouvaient  dans  ces  parages. 
Le  20  décembre  18/il,  la  frégate  la  Reine  Blanche^  montée 
par  le  contre-amiral  Dupetit-Thouars  et  commandée  par  le 
capitaine  de  vaisseau  Alix^,  était  partie  du  port  de  Brest.  Elle 
avait  touché  à  Rio-Janeiro  le  19  janvier  18/i2,  puis  à  Valpa- 
raiso  qu'elle  quitta  le  20  mars.  Le  lendemain,  le  contre- 
amiral,  par  un  ordre  du  jour  annonça  à  l'état-major  et  aux 
marins  qu'il  était  chargé  d'une  expédition  ayant  pour  but  la 
prise  de  possession,  au  nom  de  la  France,  de  l'archipel  des 
Marquises  pour  laquelle  il  comptait  sur  le  concours  de  tous. 

Dans  les  instructions  secrètes  données  à  Paris  le  15  oc- 
tobre 1841  par  le  ministre  secrétaire  d'État  de  la  Marine  et  des 
Colonies  amiral  Duperré  au  contre-amiral  Dupetit-Thouars, 
commandant  la  station  navale  du  roi  dans  les  mers  du  sud, 
il  était  dit  ce  qui  suit  : 

«  Les  habitants  de  ces  îles,  parmi  lesquels  résident  depuis 
plusieurs  années  des  missionnaires  français  n'opposeront 
sans  doute  aucun  obstacle  sérieux  à  notre  établissement. 
Une  attitude  ferme  au  début  doit  assurer  notre  souverai- 
neté :  des  procédés  humains  et  généreux  envers  les  chefs 
et  les  populations  achèveront  de  la  consolider. 


LES   AUTRES   ARCHIPELS  345 

«  Vous  jugerez,  sur  les  lieux,  des  moyens  d'établir  cette 
souveraineté,  soit  qu'elle  doive  être  acquise  par  des  conces- 
sions et  des  présents,  ou  obtenue  par  la  force. 

«  Dans  tous  les  cas,  notre  domination  devra  être  confirmée 
par  des  traités  avec  les  chefs,  et  constatée  par  un  acte  au- 
thentique dressé  par  triplicata  dont  deux  expéditions  seront 
adressées  au  Ministre  de  la  Marine  qui  en  enverra  une  au 
Ministre  des  affaires  étrangères  et  la  3^™^  sera  réservée  par 
le  commandant  de  la  Station  jusqu'à  son  retour  en  France 
où  il  en  fera  remise  au  Ministre  de  la  Marine.  » 

Le  26  avril,  dans  l'après-midi,  la  terre  fut  aperçue  ;  le  27, 
l'on  communiqua  avec  les  habitants  de  Fatu-Hiva,  et  le  28, 
à  5  heures  du  soir,  la  frégate  mouilla  dans  la  baie  de  Vaitahu 
(Tauata).  Le  chef  le  plus  puissant  de  cette  île,  le  roi  lotete, 
déjà  connu  de  l'amiral,  vint  le  lendemain  lui  faire  visite. 
Les  indigènes  avaient,  environ  quatre  mois  auparavant,  mal- 
traité et  dépouillé  de  leurs  vêtements  des  naufragés  d'une 
baleinière  américaine  et,  depuis  cette  affaire,  ils  craignaient 
des  représailles  de  la  part  du  gouvernement  des  Etats-Unis, 
lotete  demanda  à  Dupetit-Thouars  de  le  protéger  et  de  dé- 
barquer une  partie  de  son  équipage  et  des  canons  de  la 
frégate.  Le  Père  François  de  Paule  Baudichon,  préfet  apos- 
tolique de  la  Mission,  servait  d'interprète.  Dupetit-Thouars 
répondit  qu'il  y  consentirait  si  lotete  voulait  reconnaître  la 
souveraineté  de  S.  M.  Louis-Philippe  et  prendre  le  pavillon 
français,  lotete  accepta  avec  empressement  ces  propositions 
et  convint  avec  Dupetit-Thouars  que  la  déclaration  de  la  prise 
de  possession  aurait  lieu  le  l'''"  mai  18/i2. 

Ce  jour-là,  à  dix  heures,  l'amiral  accompagné  de  son  état- 
major  et  d'une  garde  de  soixante  hommes,  descendit  à  terre 
et,  en  présence  du  roi  lotete,  des  principaux  chefs,  et  d'une 
foule  d'indigènes,  il  déclara  prendre  possession,  au  nom  du 
roi  Louis-Philippe  et  de  la  France,  de  l'île  Tauata  et  du 
groupe  sud-est  des  îles  Marquises.  Le  pavillon  fut  hissé, 
puis  salué  de  trois  décharges  de  mousqueterie  et  d'une  salve 


346  HISTOIRE    DE    LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

de  vingt  et  un  coups  de  canon.  L'amiral  et  son  état-major  se 
rendirent  ensuite  chez  le  roi  où  l'acte  de  reconnaissance  de 
la  souveraineté  de  S.  M.  Louis- Philippe  et  de  prise  de  pos- 
session fut  immédiatement  signé  ^  Il  était  rédigé  en  ces 
termes  : 


Déclaration  dressée  le  1*^''  mai  1842,  pour  la  prise  de  possession 
de  l'île  Ta/mata  et  du  groupe  Sud-Est  des  îles  Marquises. 

Nous,  Abel  Dupetit-Tliouars,  Contre-Amiral,  Commandeur  de  la 
Légion-d'honneur  et  commandant  en  chef  de  la  station  navale  de 
l'Océan  Pacifique,  déclarons  à  tous  présens  et  à  venir  qu'en  vertu  des 
ordres  du  Roi  et  sur  la  demande  réitérée  des  principaux  chefs  de  l'île 
Tahuata  nous  en  prenons  possession,  ainsi  que  toutes  les  Iles  du 
groupe  Sud-Est  des  Marquises  qui  en  dépendent. 

En  conséquence,  nous  ordonnons  que  notre  pavillon  national  y  soit 
arboré  et  qu'une  garde  soit  placée  sur  l'Ile  pour  en  assurer  la  pro- 
tection. 

Fait  à  la  baie  de  Vaïtahu,  Ile  de  Tahuata,  le  premier  mai  1842,  en 
présence  des  chefs  principaux  qui,  avec  nous,  ont  signé  la  déclaration 
ci-dessus. 

A.  Dupetit-Thouars  O'Yotete 

Alix.  E.  Halley.  F.  de  P.  Baudichon,  p.  m""  0.  Maheono 

BOURLA. 

La  précédente  déclaration  suffisait  pour  assurer  à  la  France 
la  possession  de  tout  le  groupe  sud-est  des  îles  Marquises. 
Cependant  Dupetit-Thouars  crut  plus  prudent  d'annexer  spé- 
cialement l'île  Hivaoa.  En  conséquence  il  partit  pour  cette  île 
après  avoir  laissé  un  fort  poste  militaire  à  Vaitahu.  Il  n'eut 
aucune  peine  à  obtenir  ce  qu'il  désirait,  ainsi  que  le  prouve 
la  pièce  suivante  : 

1.  Rapport  de  M.  le  contre-amiral  Dupetit-Thouars  à  M.  le  Ministre  de  la 
Marine  et  des  Colonies  sur  la  navigation  de  la  frégate  la  Reine  Blanche, 
après  son  départ  de  Valparaiso  et  sur  la  prise  de  possession  de  l'archipel 
des  îles  Marquises.  Baie  de  Taiohae,  frégate   a  Reine  Blanche,  le  18  juin  1842. 


LES    AUTRES    ARCHIPELS  341 


Déclaration  dressée  le  o  mai  1842,  par  les  chefs  de  Vile  Hivaua, 
pour  la  reconnaissance  de  la  souveraineté  de  la  France. 

Nous,  les  chefs  principaux  de  l'île  Hivava  (la  Dominique),  décla- 
rons à  tous  présents  et  à  venir,  que  nous  reconnaissons  la  souverai- 
neté de  S.  M.  Louis-Philippe,  Roi  des  Français;  nous  lui  promettons 
fidélité  et  amitié;  ses  amis  seront  nos  amis  et  ses  ennemis  nos  enne- 
mis. Nous  demandons  à  prendre  le  pavillon  Français  et  que  le  Roi 
veuille  bien  nous  accorder  une  garnison  pour  la  protection  de  notre 
pavillon  commun  et  de  notre  île. 

Fait  à  la  baie  d'Anamonoa,  5  mai  1842  en  présence  de  M.  le  Contre- 
Amiral  Dupetit-ïhouars,  Commandeur  de  la  Légion  d'Honneur  et 
commandant  en  chef  de  la  station  de  l'Océan  Pacifique;  de  M.  le 
capitaine  de  corvette  Halley,  commandant  supérieur  du  groupe  Sud- 
Est  des  Marquises  et  de  M.  Radiguet,  secrétaire  de  l'amiral,  qui,  avec 
nous  ont  signé  la  reconnaissance  de  la  souveraineté  pleine  entière 
que,  de  notre  libre  arbitre,  nous  faisons  en  ce  moment. 

PoKE.  ToHETUHA.  A.  Dupetit-Thouars.  E.  Halley. 
Max.  Radiguet.  Dupéhu. 


Ensuite  l'amiral  revint  à  l'île  Tauata.  Les  Français  s'occu- 
pèrent de  créer  un  sérieux  établissement  dans  la  baie  de 
Vaitaliu  afin  de  se  mettre  à  l'abri  d'un  coup  de  main.  Ils 
accomplirent  des  travaux  d'installation  et  de  défense,  puis 
emmagasinèrent  des  vivres  et  des  munitions  de  guerre.  Le 
commandement  supérieur  de  ces  îles  avait  été  donné  au  capi- 
taine de  corvette  Halley,  ayant  sous  ses  ordres  deux  autres 
officiers,  un  chirurgien  et  la  1^'®  section  de  la  120^°^*^  compa- 
gnie. On  était  alors  à  la  fin  du  mois  de  mai.  L'établissement 
s'administrant  maintenant  par  lui-même,  la  frégate  appa- 
reilla pour  l'île  Nuka-Hiva. 

Le  31  mai,  à  dix  heures  du  matin,  la  Reine  Blanche  mouilla 
dans  la  baie  de  Taiohae,  où  elle  avait  rendez-vous  avec 
d'autres  vaisseaux  de  la  division  ;  mais  ceux-ci  n'étaient  pas 
encore  arrivés.  Sur  la  demande  de  Dupetit-Thouars,  Te- 
moana,  roi  de  Taiohae,  vint  tout  de  suite  à  bord  de  la  fré- 


348  HISTOIRE    DE   LA  POLYNÉSIE   ORIENTALE 

gâte.  L'amiral  causa  quelques  instants  avec  lui,  par  Tinter- 
médiaire  du  Père  François  de  Paule  Baudichon.  Temoana 
raconta  qu'il  était  en  guerre  avec  la  tribu  des  Taoia  et  que 
celle-ci  venait  même  de  lui  enlever  sa  femme  par  surprise. 
Il  paraissait  sentir  plus  vivement  son  infortune  conjugale  que 
ne  le  sentent  ordinairement  les  naturels  de  la  Polynésie. 
Dupetit-Thouars  suivit  la  même  ligne  de  conduite  qu'à  Vai- 
tahu  :  il  profita  de  la  situation  dans  laquelle  se  trouvait  le 
jeune  roi  de  Taiohae.  11  lui  proposa  de  reconnaître  la  sou- 
veraineté du  roi  des  Français  et  lui  promit,  s'il  y  consentait, 
de  mettre  une  garnison  dans  sa  baie,  de  forcer  la  tribu  des 
Taoia  à  faire  la  paix  et  à  lui  rendre  sa  femme.  Temoana  s'em- 
pressa d'accepter  les  propositions  de  l'amiral.  11  fut  alors 
convenu  que  celui-ci  enverrait  chercher  les  chefs  principaux 
des  Taoia  pendant  que  Temoana  rassemblerait  les  chefs  alliés 
de  Taiohae. 

En  effet,  un  canot  de  la  frégate  fut  expédié  aux  chefs  des 
Taoia  pour  les  inviter  à  venir  faire  la  paix  sous  la  médiation 
de  Dupetit-Thouars.  Ils  accueillirent  bien  cette  démarche 
et  se  rendirent  immédiatement  à  bord  de  la  Reine  Blanche^ 
où  Temoana  et  les  principaux  chefs  des  Teii  vinrent  égale- 
ment. L'entrevue  se  passa  en  présence  de  l'amiral,  dans  la 
salle  du  conseil  de  la  frégate.  Après  s'être  mutuellement 
accablés  de  reproches,  les  deux  partis  consentirent  enfin  à 
conclure  la  paix;  de  plus,  les  Taoia  s'engagèrent  à  renvoyer 
à  Temoana  son  épouse,  qu'ils  déclaraient  d'ailleurs  n'avoir 
pas  été  enlevée,  mais  simplement  s'être  enfuie  d'elle-même. 
Alors  Temoana  proposa  aux  autres  chefs  l'établissement  des 
Français  dans  le  pays.  Chose  étrange,  cette  proposition  fut 
reçue  avec  enthousiasme.  Aussitôt  on  rédigea  l'acte  de  re- 
connaissance de  la  souveraineté  sur  ces  îles  de  Louis-Phi- 
lippe, roi  des  Français,  et  chacun  des  chefs  se  laissa  diriger 
la  main  pour  signer^.  Voici  cet  acte  : 

1.  D'après  un  témoin  oculaire,  Max  Radiguet.  Les  derniers  sauvages,  Souve- 
nirs de  l'occupation  française  aux  îles  Marquises,  p.  91. 


LES    AUTRES   ARCHIPELS  349 

Déclaration  des  chefs  de  Vîle  Nukahiva,  du  31  mai  1842.  pour  la 
reconnaissance  de  la  souveraineté  française. 

Nous,  le  roi  O'Temoana  et  les  chefs  principaux  de  Tîle  Nukahiva, 
déclarons  à  tous  présens  et  à  venir,  que  nous  reconnaissons  la  souve- 
raineté de  S.  M.  Louis-Philippe,  roi  des  Français;  nous  lui  promet- 
tons fidélité  et  amitié. 

Nous  demandons  à  prendre  le  pavillon  Français  et  à  ce  que  le  roi 
veuille  bien  nous  accorder  une  garnison  pour  la  protection  de  notre 
pavillon  commun  et  de  notre  île. 

Fait  à  la  baie  de  Taïohae,  le  31  mai  1842,  en  présence  de  M.  le 
Contre-Amiral  Abel  Dupetit-Thouars,  Commandeur  de  la  Légion- 
d'Honneur,  commandant  en  chef  de  la  station  de  l'Océan  Pacifique; 
de  M.  Nicolas- Aimé  Alix,  capitaine  de  vaisseau,  chevalier  de  la  Légion- 
d'Honneur,  commandant  la  frégate  la  Beine-Blanche;  de  M.  Jean- 
Benoît-Amédée  Collet,  capitaine  de  corvette,  chevalier  de  la  Légion- 
d'Honneur,  commandant  supérieur  du  groupe  du  nord-ouest  des  Mar- 
quises, et  de  M.  Laurent -Joseph  Bourla,  commissaire  de  la  division 
navale  de  l'Océan  Pacifique,  qui,  avec  nous,  ont  signé  la  reconnais- 
sance de  la  souveraineté  pleine  et  entière  que  de  notre  libre  arbitre 
nous  faisons  en  ce  moment. 

A.  Dupetit-Thouars.  Alix.  Collet.  Bourla.  F.  ue  P.  Baudichon. 
O'Temoana.  O'Temocci.  O'Tumée.  O'Moki.  O'Tahutete.  O'Pikitoka. 


Sur  ce,  l'assemblée  des  chefs  se  sépara  et  se  donna  rendez- 
vous  au  lendemain  matin,  jour  où  devait  avoir  lieu  la  Décla- 
ration de  prise  de  possession. 

Ce  jour-là,  Temoana  céda  à  la  France,  par  un  acte  authen- 
tique, le  mont  Tuhiva,  pour  y  construire  un  fort,  et  toute  la 
baie,  pour  y  fonder  les  établissements  que  cette  nation  juge- 
rait lui  être  utiles  ;  l'acte  fut  rédigé  ainsi  qu'il  suit  : 


Acte  pour  la  Cession  à  la  France  du  mont  Tuhiva, 
en  date  du  l"""  Juin  1842. 

En  conséquence  de  la  reconnaissance  que  j'ai  faite  de  la  souverai- 
neté de  S.  M.  Louis-Philippe,  roi  des  Français,  je  cède  à  la  France  en 


350  HISTOIRE    DE    LA   POLYNÉSIE    ORIENTALE 

toute  propriété  le  mamelon  ïuhiva  pour  y  construire  un  fort,  et  toute 
la  baie  de  Hakapehi,  située  dans  le  sud,  y  compris  le  premier  pli  des 
montagnes  qui  la  terminent  dans  l'est  et  vers  le  sud,  pour  y  faire  des 
établissements  militaires  ou  autres. 

Baie  de  Taïohae,  le  l'^'"  juin  1842. 

O'Temoana. 

Nous,  soussigné,  Abel  Dupetit-Thouars,  Contre-Amiral,  Comman- 
deur de  la  Légion-d'Honneur,  et  commandant  en  chef  de  la  station  de 
l'Océan  Pacifique,  déclarons  accepter,  au  nom  du  Roi  et  de  la  France, 
la  cession  faite  par  le  Roi  O'Temoana  du  mont  Tuhiva  et  de  la  baie 
de  Hakapehi  pour  y  fonder  les  établissemens  Français. 

A  bord  de  la  frégate  la  Reine  Blanche,  le  1«'' juin  1842. 

A.  Dupetit-Thouars. 

Le  roi  demanda  avec  instance  un  pavillon  tricolore,  afin 
de  l'arborer  sur  sa  case  lorsque  les  couleurs  françaises  se- 
raient déployées  sur  le  mont  Tuhiva  ^  ;  il  lui  en  fut  remis  un 
immédiatement. 

Le  1"'  juin  18/i2-,  à  dix  heures,  le  contre-amiral  Dupetit- 
Thouars  et  son  état-major  se  rendirent  à  terre,  où  le  roi 
Temoana  et  les  principaux  chefs  de  la  baie,  ceux  des  Taoia 
et  des  Hapa  vinrent  se  joindre  à  eux.  Arrivés  sur  le  mont 
Tuhiva,  ils  y  furent  reçus  par  le  capitaine  de  corvette  Collet. 


1.  Rapport  de  M.  le  contre-amiral  Dupetit-Thouars  à  M.  le  Ministre  de  la 
Marine  et  des  Colonies  sur  la  navigation  de  la  frégate  la  Reine  Blanche, 
après  son  départ  de  Valparaiso  et  sur  la  prise  de  possession  de  l'archipel 
des  îles  Marquises.  Baie  de  Taiohae,  frégate  la  Reine  Blanche,  \e  18  juin  1842. 

2.  Dans  son  rapport  en  date  du  18  juin  1842,  le  contre-amiral  Dupetit- 
Thouars  donne  la  date  du  2  juin  1842  comme  étant  celle  de  la  «  Déclaration 
de  prise  de  possession,  au  nom  de  la  France,  de  Nuku-ftiva  et  des  îles  du 
groupe  nord-ouest  qui  en  dépendent  ».  C'est  une  erreur,  et  depuis,  elle  a 
été  reproduite  par  tous  les  écrivains;  elle  existe  même  sur  les  livres  offi- 
ciels publiés  par  le  gouvernement  français.  La  Déclaration  de  prise  de  pos- 
session au  nom  de  la  France,  du  groupe  nord-ouest  des  îles  Marquises  a 
été  faite  le  1«''  juin  1842,  ainsi  que  le  prouve  l'acte  officiel  que  je  cite  après 
ce  paragraphe.  Et  ce  n'est  pas  la  seule  erreur  (lue  Dupetit-Thouars  commet 
dans  son  rapport  :  il  dit  aussi  que  «  l'acte  de  reconnaissance  de  la  souve- 
raineté de  Louis-Philippe,  roi  des  Français  »,  fut  signé  le  1"  juin  1842  ;  or, 
c'est  le  31  mai  1842  qu'eut  lieu  la  signature  de  cet  acte  :  la  pièce  officielle  que 
l'on  vient  de  lire  en  est  la  preuve. 


LES   AUTRES   ARCHIPELS  331 

Le  contre-amiral  Dupetit-Thouars  fit  ouvrir  un  ban,  puis  pro- 
nonça, au  nom  du  roi  Louis-Philippe,  la  déclaration  de  prise 
de  possession  par  la  France  de  l'île  Nuku-Hiva  et  des  îles  du 
groupe  nord-ouest  qui  en  dépendent  i.  Le  drapeau  français  fut 
hissé  sur-le-champ,  et  salué  des  cris  trois  fois  répétés  de  Vive 
le  roi!  Vive  la  France!  pendant  que  retentissaient  la  fanfare 
des  cuivres,  les  décharges  de  mousqueterie  et  la  canonnade 
de  la  frégate  la  Reine-Blanche.  La  cérémonie  terminée,  l'acte 
authentique  de  la  prise  de  possession  fut  dressé  et  signé  par 
tous  les  chefs.  11  était  rédigé  de  la  manière  suivante  : 

Déclaration  de  prise  de  possession,  au  nom  de  la  France,  du  groupe 
du  Nord-Ouest  des  îles  Marquises,  le  i^''  juin  1842. 

Nous,  Abel  Dupetit-Thouars,  Contre-Amiral,  Commandeur  de  la 
Légion-d'Honneur  et  commandant  en  chef  de  la  station  navale  de 
l'Océan  Pacifique,  déclarons  à  tous  présents  et  à  venir,  qu'en  vertu 
des  ordres  du  Roi  et  de  son  Gouvernement,  sur  la  demande  formelle 
du  Roi  et  des  principaux  chefs  de  l'île  Nukahiva,  nous  en  prenons 
possession,  ainsi  que  de  toutes  les  îles  du  groupe  du  nord-ouest  des 
Marquises  qui  en  dépendent. 

En  conséquence,  nous  ordonnons  que  notre  pavillon  national  soit 
arboré  et  qu'une  garde  soit  placée  sur  l'île  Nukahiva  pour  en  assurer 
la  protection. 

Fait  à  la  baie  deTaiohae,  île  de  Nukahiva,  le  P'' juin  1842,  en  pré- 
sence du  Roi  O'Temoana  et  des  chefs  principaux. 

O'Temoana.  O'PuiiTOKA.  A.  Dupetit-Thouars, 
Alix.  Collet.  Bourla. 

Le  même  jour,  les  tentes  des  Français  furent  dressées  dans 
la  baie  de  Hakapehi,  au  pied  du  mont  Tuhiva,  où  devait  être 
placé  un  fort  dont  Dupetit-Thouars  ordonna  la  construction 
et  auquel  il  donna  le  nom  de  Collet,  en  commémoration  du 

1.  Rapport  de  M.  le  contre-amiral  Dupetit-Thouars  à  M.  le  Ministre  de  la 
Marine  et  des  Colonies  sur  la  navigation  de  la  frégate  la  Reine  Blanche, 
après  son  dépai"t  de  Valparaiso  et  sur  la  prise  de  possession  de  l'archipel 
des  îles  Marquises.  Baie  de  Taiohae,  frégate  la  Reine  Blanche,  le  18  juin  1842. 


352  HISTOIRE    DE   LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

contre-amiral  de  ce  nom,  père  du  capitaine  de  corvette  Collet, 
destiné  à  le  fonder  et  à  le  commander,  ainsi  que  le  groupe 
nord-ouest  des  îles  Marquises i. 

Le  A  juin,  la  corvette  la  Triomphante  mouilla  dans  la  rade 
de  Taiohae.  Le  7  du  même  mois,  le  Jules-César  arriva  et 
les  deux  corvettes  la  Boussole  et  V Embuscade  suivirent  de 
près.  Ces  navires  apportaient  les  uns,  des  troupes,  les  autres, 
des  vivres  pour  le  personnel  des  deux  établissements.  Une 
partie  des  troupes  renforça  la  garnison  de  Taiohae  et  la 
Triomphante  reçut  l'ordre  de  partir  le  11,  pour  aller  à  Vai- 
tahu  porter  un  détachement  de  canonniers  et  d'ouvriers  d'ar- 
tillerie de  marine  destinés  à  servir  sous  le  commandement 
de  M.  Halley.  Elle  devait  également  y  ramener  le  supérieur 
de  la  Mission  catholique  établie  dans  cette  île,  le  Père  Fran- 
çois de  Paule  Baudichon. 

Le  9  juin,  Dupetit-Thouars,  accompagné  de  ce  mission- 
naire et  du  roi  Temoana,  se  rendit  à  la  baie  d'Hakapehi  chez 
les  chefs  des  Taoia,  qui,  malgré  le  traité  conclu,  retenaient 
toujours  la  femme  du  roi  de  Taiohae.  Le  pavillon  français 
flottait  sur  la  case  du  vieux  chef  Maheatete.  Celui-ci,  ses 
collègues  et  la  population  accueillirent  bien  leurs  visiteurs. 
De  distance  en  distance,  il  y  avait  des  cases  où  on  les  invita 
à  s'arrêter  et  où  on  leur  offrit  des  cocos.  Dans  une  de  ces 
cases  ils  trouvèrent  Taheiaoco,  la  femme  de  Temoana.  Du- 
petit-Thouars l'engagea  à  le  suivre  ainsi  que  ses  compagnons 
lorsqu'ils  s'en  iraient  ;  la  reine  le  promit  d'abord,  puis  un 
indigène  la  fît  rétracter;  quelques  instants  après,  le  contre- 
amiral  renouvela  son  conseil  et  y  joignit  plusieurs  présents; 
mais  elle  persista  dans  son  refus;  une  troisième  tentative, 
un  peu  plus  tard,  n'eut  pas  plus  de  succès.  Alors  le  Père 
François  de  Paule  Baudichon  s'approcha  d'elle,  lui  parla,  et 


l.  Rappoi't  de  M.  le  contre-amiral  Dupetit-Thouars  à  M.  le  Ministre  de  la 
Marine  et  des  Colonies  sur  la  navigation  de  la  frégate  la  Reine  Blanche, 
après  son  départ  de  Valparaiso  et  sur  la  prise  de  possession  de  l'archipel 
des  îles  Marquises.  Baie  de  Taiohae,  frégate  la  Reine  Blanche,  le  18  juin  1842. 


LES   AUTRES   ARCHIPELS  353 

parvint  enfin  à  la  décider  à  revenir  avec  son  mari.  Taheiaoco 
se  leva  et,  suivie  de  Temoana,  de  Dupetit-Thouars  et  du  Père 
Baudichon,  elle  reprit  le  chemin  de  la  plage,  tandis  que  les 
indigènes  manifestaient  leur  joie  de  cette  réconciliation  par 
mille  démonstrations  étranges.  En  effet  cet  événement  pou- 
vait être  estimé  très  heureux,  si,  comme  Dupetit-Thouars  Tes- 
pérait,  il  consolidait  la  paix  entre  les  Taoia  et  les  Teii^. 

Le  contre-amiral  Dupetit-Thouars  avait  ordonné  à  la  cor- 
vette la  Triomphante  de  se  rendre  à  l'île  Ua-Pu  afin  de  l'an- 
nexer spécialement.  Le  il  juin,  la  corvette  appareilla,  et, 
le  12,  elle  mouilla  dans  la  baie  d'Hakahau.  Après  s'être  enten- 
dus, le  commandant  français  et  les  chefs  indigènes  signèrent 
ce  c[ui  suit  : 

Déclaration  des  chefs  deVîle  Hapou,  du  i'2juin  1842, /îOHr  la 
reconnaissance  de  la  souveraineté  française. 

Nous,  le  Roi  O'Heato  et  les  chefs  principaux  de  File  Hapou,  décla- 
rons à  tous  présens  et  à  venir,  que  nous  reconnaissons  la  souverai- 
neté de  S.  M.  Louis-Philippe,  Roi  des  Français;  nous  lui  promettons 
fidélité  et  amitié. 

Nous  demandons  à  prendre  le  pavillon  Français,  et  à  ce  que  le  Roi 
veuille  bien  nous  accorder  une  garnison  pour  la  protection  de  notre 
pavillon  commun  et  de  notre  île. 

Fait  à  la  baie  d'Hakahau,  le  12  juin  1842,  en  présence  de  M.  Eugène 
Béchon,  officier  commandant  la  corvette  la  Triomphante  et  du  révé- 
rend père  François  de  Paule,  supérieur  de  la  mission  Française  des 
îles  Marquises,  qui,  avec  nous,  ont  signé  la  reconnaissance  de  la  sou- 
veraineté pleine  et  entière  que  de  notre  libre  arbitre  nous  faisons  en 

ce  moment. 

O'Heato.  E.  Béchon.  F.  de  P.  Baudichon, 
prêtre  miss.  sup.  Postel. 

Vu  et  approuvé  :  Le  contre-amiral,  commandant  en  chef  la  station 
navale  de  France  dans  l'Océan  Pacifique. 

A.  Dupetit-Thouars. 

1.  Rapport  de  M.  le  contre-amiral  Dupetit-Thouars  à  M.  le  Ministre  de  la 
Marine  et  des  Colonies  sur  la  navigation  de  la  frégate  la  Reine  Blanche,  après 
son  départ  de  Valparaiso  et  sur  la  prise  de  possession  de  l'archipel  des  îles 
Marquises.  Baie  de  Taiohae,  frégate  la  Reine  Blanche,  le  18  juin  1842. 

23 


354  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

Le  25  juin,  l'amiral  voulut  annoncer  au  ministre  de  la  ma- 
rine et  des  colonies  l'heureuse  issue  de  l'entreprise  dont  il 
était  chargé  ;  il  lui  écrivit  ceci  : 

Monsieur  le  ministre,  j'ai  l'honneur  d'informer  Votre  Excellence 
que  la  prise  de  possession,  au  nom  du  Roi  et  de  la  France,  des  deux 
groupes  qui  forment  l'archipel  des  îles  Marquises,  est  aujourd'hui 
heureusement  effectuée. 

La  reconnaissance  de  la  souveraineté  de  S.  M.  Louis-Philippe  P""  a 
été  obtenue  par  les  voies  de  conciliation  et  de  persuasion,  et,  confor- 
mément à  vos  ordres,  elle  a  été  confirmée  par  des  actes  authentiques 
dressés  en  triple  expédition.  J'en  adresse  une  ci-jointe  à  Votre  Excel- 
lence; je  ferai  parvenir  la  seconde,  qu'elle  m'a  demandée  par  la  fré- 
gate la  Thétis. 

Je  joins  encore  à  ces  pièces  officielles  le  rapport  très-circonstancié, 
de  la  navigation  de  la  frégate  la  Reine  Blanche,  depuis  son  départ 
de  Valparaiso,  et  celui  de  toutes  les  transactions  qui  ont  eu  lieu  pour 
la  reconnaissance  de  la  souveraineté  du  Roi  et  pour  la  prise  de  pos- 
session de  l'archipel  des  Marquises.  Votre  Excellence  recevra  égale- 
ment, avec  ces  divers  documens,  un  rouleau  renfermant  les  vues  très- 
exactes  des  deux  baies  où  nous  sommes  établis  et  le  plan  du  poste 
de  Vaitahu. 

Je  suis,  etc.. 

Baie  de  Taiohae,  frégate  la  Reine- Blanche,  25  juin  1842. 

A.  Dupetit-Thouars. 

Les  déclarations  des  l*""  mai  et  l^""  juin  1842  assuraient  à 
la  France  la  possession  des  groupes  Sud-Est  et  Nord-Ouest 
des  îles  Marquises  ;  mais,  pour  éviter  des  contestations,  chaque 
île  fut  toujours  spécialement  annexée.  Le  3  août  1842,  on 
dressa  l'acte  suivant,  pour  la  cession  à  la  France  de  l'île  Roa- 
Huga  : 

Acte  dressé  le  3  août  1842  à  Hoagata,  pour  la  cession  à  la  France 
de  rtle  de  Roa-Huga. 

Nous,  le  roi  Téaïtoua  et  les  chefs  principaux  de  l'île  Roa-Huga, 
déclarons  à  tous  présens  et  à  venir  que  nous  reconnaissons  la  souve- 


LES    AUTRES   ARCHIPELS  355 

raineté  de  S.  M.  Louis-Philippe,  Roi  des  Français;  nous  lui  promet- 
tons fidélité  et  amitié. 

Nous  demandons  à  prendre  le  pavillon  Français  et  à  ce  que  le  Roi 
veuille  bien  nous  accorder  une  garnison  pour  la  protection  de  notre 
pavillon  commun  et  de  notre  île. 

Fait  à  la  baie  de  Hoagata  le  3  août  1842,  en  présence  de  MM.  Dol- 
lieule,  Jacques  Philémon,  Ferré  (Charles),  Enseignes  de  Vaisseau,  et 
Le  Callenec  (Pierre),  Chirurgien. 

Teâitoua.  Teeipou.  Tocoai.  Noha.  Itrehili. 
Le  commandant  de  l'Embuscade,  J.  Mallet.  Ch.  Dollieule. 
Ch.  Ferré.  J.  Philémon.  P.  Le  Callenec,  Chirurgien. 

Cependant  les  Français  continuaient  de  travailler  à  l'éta- 
blissement qu'ils  voulaient  fonder.  On  exploitait  les  roches 
environnantes,  l'on  coupait  des  arbres  et  ces  matériaux 
étaient  portés  à  bras  d'hommes.  Les  marins  et  les  soldats 
élevaient  un  magasin  aux  vivres  et  creusaient  dans  le  roc 
une  poudrière.  L'on  avait  bâti  un  four  à  pain  et  un  four  à 
chaux;  le  corail  des  grèves  fournissait  le  calcaire.  Des  con- 
structions commençaient  à  s'élever  dans  la  plaine  d'Haka- 
pehi,  et  le  mont  Tuhiva  se  couronnait  d'une  ligne  de  mu- 
railles. A  l'intérieur  du  fort  Collet,  était  creusé  un  puits 
très  profond,  fournissant  de  l'eau  douce  en  abondance.  Les 
travaux  durèrent  à  peu  près  deux  mois.  Lorsqu'ils  furent 
terminés,  les  troupes  abandonnèrent  le  camp  et  occupèrent 
le  fort,  où  l'on  avait  placé  sept  canons.  Celles-ci  se  trouvant 
en  sûreté,  le  contre-amiral  jugea  qu'il  pouvait  maintenant 
s'éloigner;  la  Reine-Blanche  leva  l'ancre  et  repartit  pour 
l'île  Tauata. 

La  prise  de  possession  de  l'archipel  des  Marquises  avait 
eu  lieu  sans  difficultés.  Plusieurs  semaines  s'étaient  écoulées 
depuis,  et  la  paix  continuait  à  régner.  Elle  ne  devait  pas 
malheureusement  durer  longtemps.  A  Vaitahu  (Tauata),  le 
chef  lotete  avait  fini  par  mieux  comprendre  ce  que  signifiait 
l'acte  qu'il  avait  signé.  La  présence  continuelle  des  Fran- 
çais dans  sa  vallée,  leurs  allures,  leurs  travaux  de  fortifica- 


356  HISTOIRE   DE    LA   POLYNÉSIE   ORIENTALE 

tien  lui  avaient  appris  que  ses  protecteurs  n'étaient  en  réa- 
lité que  des  maîtres.  11  se  rendit  compte  alors  de  l'abais- 
sement dans  lequel  il  était  tombé  et  la  tristesse  le  gagna. 
A  celle-ci  succéda  bientôt  la  colère  et,  quoiqu'il  n'eût  pas  à 
se  plaindre  des  Français  qui  faisaient  d'ailleurs  tous  leurs 
efforts  pour  ne  pas  le  froisser,  il  voulut  les  fuir  ;  en  con- 
séquence il  alla  demeurer  dans  une  case  qu'il  possédait  au 
fond  de  la  vallée,  vers  la  montagne.  Beaucoup  d'habitants 
de  la  baie  s'empressèrent  aussi  d'agir  comme  leur  roi  et 
celle-ci  devint  presque  déserte.  Le  commandant  particulier 
de  l'île,  M.  Halley,  fit  tout  ce  qu'il  put  pour  ramener  le  vieux 
roi  et  calmer  son  irritation;  mais  celui-ci  resta  insensible  à 
ces  bons  procédés.  11  répétait  sans  cesse  que  les  Français 
étaient  les  maîtres,  et  que  le  véritable  roi  de  l'île  c'était  Halley 
et  non  pas  lotete.  Un  jour  il  dit  à  un  indigène  :  «  Combien 
veux-tu  de  chefs  ?  »  Bref,  il  était  visible  que  cette  situation 
ne  pouvait  se  prolonger  sans  amener  une  catastrophe. 

Sur  ces  entrefaites,  la  Reine-Blanche  arriva  le  20  août. 
Mis  au  courant  des  faits,  l'amiral  pria  lotete  de  revenir 
dans  la  baie  et  d'y  renvoyer  la  population.  Celui-ci  répondit 
qu'étant  malade  il  ne  pouvait  quitter  la  montagne  et  qu'il 
avait  déjà  ordonné  aux  indigènes  de  retourner  au  rivage. 
Dupetit-Thouars  ne  fut  pas  dupe  de  cette  réponse  :  il  répliqua 
que  si  dans  huit  jours  le  roi  et  ses  sujets  n'étaient  pas  reve- 
nus, il  considérerait  comme  rompue  l'amitié  que  celui-ci  avait 
conclue  avec  les  Français. 

Le  24  août,  ces  derniers  procédèrent  à  l'annexion  de  l'île 
Fatu-Hiva.  Voici  les  deux  actes  qui  furent  dressés  pour  cette 
prise  de  possession  : 


Acte  dressé  le  24  août  1842,  à  Anavaré , pour  la  cession 
à  la  France  de  Vîle  Fatuiva. 

Nous,  le  Roi  et  les  chefs  principaux  de  l'Ile  Fatuiva  {la  Madeleine) 
déclarons  à  tous  présens  et  à  venir  que  nous  reconnaissons  la  souve- 


LES   AUTRES   ARCHIPELS  357 

raineté  de  S.  M.  Louis- Philippe,  Roi  des  Français;  nous  lui  promet- 
tons fidélité  et  amitié. 

Nous  demandons  à  prendre  le  pavillon  Français  et  à  ce  que  le  Roi 
veuille  bien  nous  accorder  une  garnison  pour  la  protection  de  notre 
pavillon  commun  et  de  notre  lie. 

Fait  à  la  baie  d'Anavaré  le  24  août  1842,  en  présence  des  chefs 
principaux  qui,  avec  nous,  ont  signé  la  déclaration  ci-dessus  : 

Opi.  Théiaioo.  Tuoi.  E.  Halley.  L.  Cugny.  C.  Prouchet. 


Acte  dressé  le  24  août  1842,  à  Homoa,  pour  la  cession 
à  la  France  de  l'île  Fatuiva. 

Nous,  le  Roi  et  les  chefs  principaux  de  l'île  Fatuiva  {la  Madeleine) 
déclarons  à  tous  présens  et  à  venir  que  nous  reconnaissons  la  souve- 
raineté de  Sa  Majesté  Louis-Philippe,  Roi  des  Français;  nous  lui  pro- 
mettons fidélité  et  amitié. 

Nous  demandons  à  prendre  le  pavillon  Français  et  à  ce  que  le  Roi 
veuille  bien  nous  accorder  une  garnison  pour  la  protection  de  notre 
pavillon  commun  et  de  notre  Ile. 

Fait  à  la  baie  de  Homoa,  île  Fatuiva,  le  24  août  1842,  en  présence 
des  chefs  principaux  qui,  avec  nous,  ont  signé  la  déclaration  ci-dessus  : 

O'Aïtetouha.  Batipou.  Peton.  Toutia.  Yékeohoua-Ou. 
Alix.  A.  Perin.      E.  Reine.  Max.  Radiguet. 

Quelques  jours  après,  le  30  août  1842,  les  Français  con- 
clurent aussi  un  traité  avec  les  chefs  de  la  baie  d'Atiheo  ;  il 
était  rédigé  en  ces  termes  : 

Traité  conclu  le  30  aoiXt  1842,  entre  la  France  et  les  chefs 
de  la  baie  d'Atihéo. 

Nous,  chefs  de  la  baie  d'Atihéo,  déclarons  à  tous  présents  et  à  ve- 
nir que  nous  reconnaissons  la  souveraineté  de  S.  M.  Louis-Philippe, 
Roi  des  Français;  nous  lui  promettons  fidélité  et  amitié  ;  nous  deman- 
dons à  prendre  le  pavillon  Français  et  que  le  Roi  veuille  bien  nous 
accorder  une  garnison  pour  la  protection  de  notre  pavillon  commun 
et  de  notre  baie. 

Fait  en  présence  de  MM.  Collet,  commandant  supérieur  du  groupe 


358  HISTOIRE   DE   LA   POLYNÉSIE    ORIENTALE 

N.-O.  des  Marquises; Touques,  capitaine  delà  15«  compagnie  d'infan- 
terie de  marine;  Vrignaud,  enseigne  de  vaisseau,  commandant  la 
2'  section  de  la  120^  compagnie;  Rohr,  lieutenant  d'artillerie,  com- 
mandant le  détachement  d'artillerie  à  Taiohae,  où  nous  nous  sommes 
transportés. 

Fort  Collet,  le  30  août  1842. 

Le  Commandant  en  chef  de  la 

Le  chef  de  la  baie  de  Atiheo,  station  de  VOcéan  Pacifique, 

Opia-Ai-Nai.  Collet.  M'"  A.  Dupetit-Thouars. 

FouQUES.  Vrignaud.  Rohr. 

Cependant  plus  de  huit  jours  s'étaient  écoulés  et  aucun 
indigène  n'était  revenu  à  la  baie  de  Vaitahu  (Tauata).  Alors 
une  assemblée  générale  de  chefs  fut  convoquée  et,  en  sa 
présence,  l'on  prononça  la  déchéance  du  roi  ;  après  quoi,  les 
chefs  reçurent  l'ordre  d'en  élire  un  autre  immédiatement. 
Us  nommèrent  Maheono,  puis  allèrent  signifier  à  lotete  sa 
déposition.  Celui-ci  se  contenta  de  répondre  qu'il  savait  que 
depuis  longtemps  il  n'était  plus  roi. 

Il  avait  bien  ses  raisons  pour  n'être  pas  ému  outre  me- 
sure de  cette  décision.  Il  n'ignorait  pas  que  la  population  lui 
était  extrêmement  attachée  et  qu'il  pouvait  même  comp- 
ter sur  son  concours  dans  les  cas  les  plus  graves.  C'est  ce 
dont  le  commandant  particulier  s'aperçut  aussi  bientôt.  La 
situation  ne  fut  en  rien  modifiée  et  il  se  trouva  encore 
plus  embarrassé  qu'auparavant,  surtout  depuis  le  départ  de 
Dupetit-Thouars.  Pour  tâcher  de  sortir  de  cette  situation, 
il  fit  rappeler  de  l'île  Hiva-Oa,  où  il  se  trouvait  exilé,  un 
frère  d'Iotete  ainsi  que  ses  partisans,  une  quarantaine  de 
guerriers.  Le  commandant  particulier  espérait  de  la  sorte 
se  créer  des  alliés  fidèles.  De  plus,  il  prit  la  décision  de 
chasser  lotete  de  sa  vallée  s'il  n'y  ramenait  pas  immédiate- 
ment son  peuple.  Cette  décision  fut  communiquée  aux  indi- 
gènes. 

Le  16  septembre,  Taheia,  la  fille  du  roi  déchu,  vint,  suivie 
de  femmes,  supplier  M.  Halley  de  le  laisser  vivre  en  simple 


LES   AUTRES   ARCHIPELS  359 

particulier  dans  la  demeure  qu'il  avait  choisie.  Après  avoir 
parlé  au  nom  de  son  père,  la  jeune  fille  réitéra  sa  demande 
au  nom  de  toute  la  tribu.  Mais  M.  Halley  ne  se  laissa  pas 
toucher  par  cette  démarche  et  il  déclara  qu'il  donnait  vingt- 
quatre  heures  à  la  population  de  Vaitahu  pour  se  soumettre. 
Alors  Taheia  se  retira  avec  son  cortège  de  femmes  et  retourna 
communiquer  au  peuple  l'ultimatum  de  M.  Halley. 

Le  lendemain,  un  indigène  se  présentait  devant  le  com- 
mandant particulier  et  lui  disait  qu'il  était  envoyé  parla  tribu 
pour  lui  faire  savoir  que  celle-ci  refusait  d'abandonner  lotele 
et  qu'elle  était  décidée  à  mourir  plutôt  qu'à  se  séparer  de  son 
roi.  «  Eh  bien!  la  guerre,  alors  »,  riposta  M.  Halley.  L'envoyé 
ne  répliqua  rien;  il  quitta  brusquement  les  lieux  et  se  diri- 
gea vers  la  montagne. 

C'était  le  17  septembre  18A2.  L'expédition  se  mit  aussitôt 
en  marche.  Elle  était  composée  de  trois  colonnes  :  la  pre- 
mière, commandée  par  le  lieutenant  de  vaisseau  De  Lade- 
bat;  la  seconde,  sous  les  ordres  du  capitaine  d'infanterie 
de  marine  Gugnet;  la  troisième,  commandée  par  le  capi- 
taine de  corvette  Halley.  Les  Français  prirent  un  sentier  qui 
descendait  d'abord,  traversait  ensuite  un  terrain  limité  par 
un  ruisseau  couvert  d'une  végétation  luxuriante,  remontait 
enfin  en  se  tordant  et  devenait  assez  étroit  pour  empêcher 
deux  hommes  d'y  passer  de  front.  Le  lieutenant  de  vaisseau 
De  Ladebat  se  tenait  en  tête  de  sa  colonne,  qui  cheminait 
sur  une  file  entre  un  talus  et  un  fossé  naturel  au-dessus 
duquel  se  montraient  des  cimes  de  roseaux.  Arrivé  à  un 
endroit  où  le  sentier  formait  un  coude  sur  lequel  s'élevait 
deux  ou  trois  cocotiers,  M.  De  Ladebat  se  trouva  subitement 
en  présence,  à  trente  pas  du  fossé,  d'ouvrages  fortifiés  par 
les  indigènes.  Il  y  avait  là  un  petit  mur  en  pierres  sèches 
où  l'on  avait  pratiqué  des  meurtrières  et  un  second  mur 
derrière  lequel  se  voyaient  une  case  et  un  hangar  construits 
sur  une  plate-forme  et  entourés  d'arbres.  Une  voix  cria 
du  retranchement  ce  seul   mot  :  «  Tapu!  »   M.  De  Ladebat 


360  HISTOIRE   DE   LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

épaula  un  fusil  de  chasse  qu'il  portait  et  tira  les  deux  coups. 
Les  indigènes  firent  feu  à  leur  tour  et  le  lieutenant  de  vais- 
seau, atteint  de  deux  balles  dans  la  tête,  tomba  sur  le  sol 
avec  cinq  marias  qui  se  trouvaient  blessés.  Une  partie  de  la 
colonne  revint  sur  ses  pas  tandis  que  l'autre  se  cachait  dans 
des  buissons  d'où  elle  se  mit  à  échanger  des  coups  de  fusil 
avec  les  kanaques.  Prévenu  de  ce  malheureux  début  de  com- 
bat, le  capitaine  de  corvette  Halley  s'élança  vers  le  lieu  où 
gisaient  l'officier  et  les  cinq  matelots.  Arrivé  au  tournant,  il 
s'abrita  derrière  un  cocotier  pour  examiner  la  position  de 
l'ennemi;  mais,  à  un  moment  où  il  donnait  un  ordre,  il 
commit  l'imprudence  de  se  montrer.  Aussitôt  plusieurs 
coups  de  feu  retentirent  et  M.  Halley^  frappé  d'une  balle  en 
plein  front,  s'affaissa  au  pied  du  cocotier.  Le  commandant 
du  Bucéphale,  M.  Laferrière,  avait  suivi  l'expédition  en  ama- 
teur. 11  se  mit  à  la  tête  de  la  colonne  Ladebat  et,  après  une 
attaque  assez  vive,  il  parvint  à  dominer  le  retranchement 
des  indigènes  et  à  les  chasser  de  leur  position.  Ceux-ci  s'en- 
fuirent par  des  défilés  inconnus  des  Français,  qui,  pour  ce 
motif,  ne  purent  les  poursuivre  longtemps. 

Les  Français  comprirent  qu'il  leur  fallait  changer  de  tac- 
tique s'ils  ne  voulaient  pas  perdre  beaucoup  de  monde  dans 
des  lieux  qu'ils  connaissaient  à  peine.  Le  lendemain,  trente 
hommes  de  la  1 6*^"®  compagnie  occupèrent  une  petite  montagne 
qui  séparait  les  deux  baies  ;  un  poste  avancé,  sous  les  ordres 
du  lieutenant  Fossey,  se  plaça  à  la  lisière  d'un  bois  situé 
près  du  fort;  une  pièce  de  huit  domina  le  ravin  du  côté  de 
Vaitahu.  Puis  on  attendit  les  kanaques  au  lieu  d'aller  les 
chercher. 

Ceux-ci  parurent  vers  huit  heures  du  matin;  mais  ce  ne 
fut  qu'un  peu  plus  tard  qu'ils  attaquèrent  les  retranchements 
français  en  s'établissant  sur  une  crête  qui  dominait  la  petite 
montagne.  Il  y  eut  alors  un  combat  assez  vif  dans  lequel  les 
indigènes  perdirent  plusieurs  des  leurs  et  qui  coûta  aux 
Français  deux  blessés.  Vers  midi,  l'enseigne   de  vaisseau 


LES   AUTRES   ARCHIPELS  361 

Prouhet  et  des  hommes  du  Bucéphale  étant  parvenus  à  se 
rapprocher  des  crêtes,  les  indigènes  durent  reculer  vers 
les  sommets  d'Hanamihae.  Ils  firent  cependant  bonne  con- 
tenance et  blessèrent  un  marin.  Le  Bucéphale  envoya  des 
boulets  dans  cette  direction.  Dans  l'après-midi,  l'élève  de 
2ème  classe  Gérin  Roze  eut  le  front  labouré  d'une  balle,  tandis 
qu'il  s'occupait  avec  M.  Prouhet  de  terminer  le  tracé  d'un 
épaulement  destiné  à  protéger  les  hommes  durant  la  nuit. 
A  huit  heures  du  soir,  les  kanaques  ouvrirent  le  feu  sur 
tous  les  points  occupés  par  les  Français.  Seuls,  ceux  de  la 
petite  montagne  ripostèrent  afin  de  ne  pas  dépenser  inuti- 
lement des  munitions.  Les  naturels  avaient  un  vieux  canon 
et  un  obusier  de  montagne  ^  et  deux  fois  leurs  boulets  attei- 
gnirent les  retranchements  français.  Toutefois  ces  pièces  ne 
tirèrent  pas  longtemps.  Le  commandant  Laferrière  fît  placer 
sur  la  petite  montagne  un  obusier  de  douze  et,  au  lever  du 
soleil,  on  dirigea  le  tir  sur  la  batterie  des  indigènes,  que 
ceux-ci  abandonnèrent  aussitôt.  Néanmoins  ils  continuèrent 
à  tirailler,  mais  sans  se  montrer. 

L'insurrection  paraissant  devoir  se  prolonger,  il  était  plus 
prudent  de  demander  des  secours  à  Taiohae.  Afin  de  ne  pas 
priver  la  garnison  de  Vaitahu  de  l'appui  du  Bucéphale,  le 
second  du  navire,  M.  Prouhet,  dix  matelots  et  deux  quartiers- 
maîtres  montèrent,  la  nuit  arrivée,  dans  une  simple  chaloupe 
et,  sans  s'inquiéter  des  dangers  qu'offrait  ainsi  une  telle  tra- 
versée, ils  firent  voile  pour  l'île  Nuka-Hiva. 

A  Vaitahu,  rien  ne  troubla  le  repos  des  Français  jusqu'à 
quatre  heures  du  matin.  Ensuite  les  indigènes  recommen- 
cèrent à  tirer  sur  tous  les  points  du  camp  et  de  la  re- 
doute de  la  petite  montagne.  Tout  à  coup  ils  se  présen- 
tèrent en  masse  ;  ils  avaient  rampé  jusque-là  pour  mieux 
se  dissimuler.  Ce  fut  le  second  maître  Castra  qui  donna 
l'alarme  et,  avec  les  factionnaires  obligés  de   rétrograder, 

1.  Servis,  à  ce  qu'ils  dirent  plus  tard,  paraît-il,  par  des  déserteurs  anglais 
et  américains. 


362  HISTOIRE   DE    LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

soutint  le  premier  choc.  Quelques  marins  parvinrent  à  chasser 
des  kanaques  d'un  endroit  où  ceux-ci  tiraient  dans  la  petite 
redoute.  Ses  défenseurs  n'en  restèrent  pas  moins  dans  une 
position  excessivement  critique.  Plusieurs  d'entre  eux  furent 
blessés.  Les  naturels  étaient  tellement  nombreux  que  les 
hommes  de  la  redoute  se  trouvaient  assaillis  de  toutes  parts. 
Ils  luttaient  désespérément  et  faisaient  des  décharges  ter- 
ribles pour  repousser  l'ennemi.  Enfin,  le  jour  se  levant,  une 
section  de  renfort  put  sortir  du  camp  et  se  porter  au  secours 
de  la  redoute.  Il  était  temps.  Le  sous-lieutenant  Fossey  et 
ses  hommes  s'y  trouvaient  tellement  pressés  par  Pennemî 
qu'ils  exécutaient  une  charge  à  la  baïonnette  quand  la  sec- 
tion de  renfort  arriva.  Celle-ci  les  imita  et,  sous  cette  double 
impulsion,  les  kanaques  furent  précipités  sur  les  versants 
d'Hanamihae   et  de  la  mer,  puis  chassés  de  la  crête  de  la 
petite  montagne.  Ils  prirent  alors  la  fuite  dans  les  bois  de  la 
vallée.  Mais  là  ils  reçurent  une  décharge  générale  et  de  la 
mitraille  du  Bacéphale,  ce  qui  acheva  de  les  disperser.  Leurs 
pertes  étaient  sérieuses,  aussi  bien  en  morts  qu'en  blessés; 
néanmoins  il  fut  impossible  d'en  fixer  exactement  le  chiffre, 
car,  suivant  leur  coutume,  ils  les  avaient  presque  tous  em- 
portés. Jamais  les  naturels  n'avaient  réuni  d'aussi  grandes 
forces  ;  ils  l'avouèrent  plus  tard  et  déclarèrent  qu'ils  ne  com- 
prenaient pas  comment  ils  n'avaient  pu  réussir  à  vaincre  les 
Français. 

Ce  fut  en  réalité  le  dernier  combat  important  livré  à 
Vaitahu.  Il  n'y  eut  plus  ensuite  que  des  escarmouches.  Le 
21  septembre,  les  kanaques  essayèrent  de  descendre  dans  la 
vallée;  ils  en  furent  repoussés  par  les  canons  du  Bucéphale. 
Des  pirogues  tentèrent  aussi  de  traverser  la  baie  pour  aller 
à  Hapatoni;  mais  des  embarcations  françaises  les  en  empê- 
chèrent. Le  22,  les  naturels  attaquèrent  encore  le  camp  et 
blessèrent  un  homme  ;  ils  furent  obligés  de  se  replier  et  de 
se  borner  à  continuer  de  loin  une  inutile  fusillade.  Le  23,  à 
midi,  la  Boussole  jeta  l'ancre  dans  la  baie  de  Vaitahu,  où 


LES   AUTRES   ARCHIPELS  363 

elle  débarqua  des  renforts  et  des  vivres.  Alors  les  indigènes 
semblèrent  découragés  ;  ils  cessèrent  leur  feu.  Cependant, 
le  2Zi,  on  les  vit  passer  sur  les  crêtes  qui  mènent  aux  baies 
d'Hapatoni  et  d'Hanatetena  et,  vers  dix  heures,  ils  exécu- 
tèrent une  fusillade  générale.  Après  quoi,  ils  ne  tirèrent 
plus  un  seul  coup  de  fusil;  ils  disparurent  et  ne  revinrent 
plus.  Le  silence  recommença  à  régner  à  Vaitahu  et  dans  les 
environs. 

Suivant  le  Père  Baudichon,  la  guerre  était  terminée  ;  les 
naturels  devaient  désirer  la  paix.  11  offrit  d'aller  lui-même 
s'en  assurer  auprès  d'eux.  Le  commandant  Laferrière  accepta 
et  mit  à  sa  disposition  une  baleinière  de  la  Boussole  sous 
les  ordres  de  l'enseigne  de  vaisseau  Desnoyers.  Celle-ci 
partit  et  ramena  au  bout  de  quelques  heures  Maheono,  sa 
femme,  et  deux  autres  chefs.  Une  réunion  de  commandants 
eut  lieu  à  bord  de  la  Boussole  et  finalement  la  paix  fut 
accordée  aux  indigènes  aux  conditions  suivantes  :  cession  en 
toute  propriété  au  gouvernement  français  des  baies,  vallées, 
versants  et  montagnes  de  Vaitahu,  Hanamihae  et  Hanapoo, 
ainsi  que  tout  ce  qu'elles  renfermaient  ;  expulsion  d'iotete 
de  toutes  les  vallées  de  l'île  Tauata,  avec  permission  néan- 
moins de  vivre  dans  la  baie  d'Hapatoni;  nouvelle  nomina- 
tion de  Maheono  comme  chef  suprême  de  Tauata;  mais  celui- 
ci  viendrait  le  lendemain  à  midi  faire  au  nom  de  la  popula- 
tion acte  de  soumission  au  commandant  français.  Maheono 
et  ceux  qui  l'accompagnaient  retournèrent  immédiatement 
aviser  leurs  compatriotes  des  conditions  de  la  paix. 

Le  23  septembre,  à  l'heure  fixée,  Maheono,  suivi  de  sa 
femme  et  d'autres  indigènes,  arriva  à  Vaitahu,  où  il  accom- 
plit en  présence  du  commandant  français  ce  que  celui-ci 
avait  exigé  de  lui  et  de  son  peuple.  Ensuite  M.  Laferrière 
dit  aux  naturels  qu'il  recevait  au  nom  du  roi  des  Français 
leurs  serments  de  soumission  et  d'obéissance,  leur  accor- 
dait la  paix  aux  conditions  stipulées  et  leur  promettait  l'a- 
mitié  des  Français  tant  qu'ils  observeraient  exactement  le 


364  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

traité  conclu.  Sur  ces  dernières  paroles,  les  deux  partis  se  sé- 
parèrent. La  Boussole  leva  l'ancre  et  vogua  pour  Nuka-Hiva. 

L'insurrection  était  enfin  terminée;  mais  cela  n'avait  pas 
été  sans  des  pertes  cruelles  :  le  combat  ou  plutôt  les  combats 
de  Vaitahu  avaient  coûté  aux  Français  vingt-six  hommes, . 
dont  un  capitaine  de  corvette,  un  lieutenant  de  vaisseau  et 
vingt-quatre  marins  et  soldats  K 

Pendant  que  la  guerre  ensanglantait  l'île  Tauata,  la  paix 
continuait  de  régner  dans  l'île  Nuka-Hiva.  Le  26  septembre, 
la  Boussole  revint  au  mouillage  de  Taiohae.  Les  événements 
de  Vaitahu  ayant  été  connus  des  indigènes,  les  chefs  Temoana, 
Nieitu  et  Pakoko  vinrent  proposer  au  commandant  particu- 
lier de  les  faire  transporter  à  Tauata  avec  cent  Teii  pour  y 
faire  la  guerre  aux  habitants.  Celui-ci  remercia  les  chefs  et 
leur  dit  que,  si  le  chef  français  qui  était  là  le  voulait,  il  avait 
assez  de  forces  pour  battre  toute  l'île. 

Le  contre-amiral  Dupetit-Thouars  avait  donné  au  capi- 
taine de  corvette  Collet,  avec  ses  instructions,  l'ordre  de  com- 
mandement du  groupe  nord-ouest  des  Marquises,  par  con- 
séquent de  Taiohae.  M.  Collet  était  un  officier  distingué, 
qui  savait  être  à  la  fois  juste  et  ferme.  Tout  en  s'occupant 
de  ses  devoirs  militaires,  il  ne  négligeait  aucune  occasion 
d'étudier  les  coutumes  et  les  mœurs  des  naturels.  Doué  d'un 

1.  Rapport  de  M.  le  capitaine  de  corvette  Vrignaud,  commandant  la  Bous- 
sole, stationnée  aux  îles  Marquises. 

Il  existe  à  Vaitahu  un  cimetière  dans  lequel  se  trouvent  deux  pierres  qui 
portent  les  inscriptions  suivantes  : 

Ci-gît 

Michel  Edouard  Halley 

capitaine  de  corvette 

OFFICIER  DE  LA  LÉGION  d'hONNEUR 

Fondateur  de  la  colonie  de  Vaitahu 
Mort  au  champ  d'honneur  le  17  septembre  1842. 

Ici  reposent 

Les  corps  des  Marins  et  Militaires 

Morts  au  combat  du  17  septembre  1842. 

D'après  les  dates  de  ces  deux  inscriptions  tombales,  le  combat  de  Vaitahu 
aurait  donc  eu  lieu  le  17  septembre  1842,  et  non  pas  le  18,  ainsi  que  le  dé- 
clarent plusieurs  publications  officielles. 


LES    AUTRES  ARCHIPELS  365 

esprit  observateur,  il  a  laissé  sur  ceux-ci  des  notes  qui,  à 
part  quelques  illusions  inévitables  à  l'époque  où  il  écrivait, 
sont  très  exactes.  Pour  cette  raison  je  vais  en  citer  plusieurs 
passages  : 

«  Les  insulaires  de  cet  archipel,  jadis  anthropophages, 
ont  mis  un  terme  à  ces  coutumes  abominables  et  je  pense 
bien  qu'à  Noukahiva  nous  avons  été  les  derniers  témoins  de 
ces  atrocités.  Trois  jours  après  notre  arrivée,  un  Taiipis  vint 
au  village  d'Avao,  situé  dans  la  montagne  demander  aux  Taiis, 
s'ils  allaient  laisser  des  étrangers  s'établir  dans  l'île  et  s'ils 
n'allaient  pas  prendre  leurs  poudres  et  leurs  armes.  Un  coup 
de  casse-téte  qui  le  tua,  fut  la  réponse  faite  à  sa  provocation. 
Il  s'en  suivit  un  repas  de  vieillards  qui  nous  cachèrent  long- 
temps cet  acte  de  cannibalisme  que  j'ai  fini  par  apprendre 
plus  tard,  et  que  j'ai  approfondi  avec  certitude  m'étant  fait 
présenter  les  os  de  ce  malheureux. 

«  On  jugerait  bien  mal  ces  indigènes,  si  d'après  cela  on 
les  croyait  méchants.  Quant  à  moi,  j'ai  trop  de  preuves  du 
contraire,  pour  ne  pas  affirmer  qu^il  ne  fallait  que  leur 
montrer  toute  l'horreur  de  cet  usage  barbare  pour  y  mettre 
fin  et  si,  à  de  longs  intervalles,  ils  ont  eu  quelques  crimes 
à  se  reprocher  envers  les  étrangers,  j'ai  la  presque  certi- 
tude qu'ils  n'ont  été  qu'une  représaille  ou  qu'ils  y  ont  été 
poussés  par  des  déserteurs  qui  sont  parmi  eux.  Le  fond  de 
leur  caractère  est  doux  et  patient;  ils  sont  grands,  forts, 
agiles  à  étonner,  courageux,  d'une  intelligence  bien  plus 
grande  que  celle  des  Africains  et  supérieure  à  celle  des  pay- 
sans de  plusieurs  de  nos  départements;  mais  ils  sont  d'une 
versatilité  surprenante;  c'est  dans  mon  opinion  et  dans  celle 
de  beaucoup  de  voyageurs,  la  plus  belle  race  d'hommes  des 
îles  de  la  mer  du  sud;  mais  un  inconvénient  bien  grand  et 
qui  balance  une  foule  de  qualités  dont  la  nature  les  a  doués, 
c'est  que  n'ayant  ni  le  besoin  ni  l'habitude  du  travail,  ils  sont 
très  paresseux. 


366  HISTOIRE   DE    LA    POLYNÉSIE    ORIENTALE 

«  La  première  difficulté  qui  se  présentera,  sera  de  rendre 
laborieux  des  gens  qui  de  tout  temps,  ont  passé  leur  exis- 
tence dans  l'oisiveté  la  plus  complète...  C'est  donc  avec  une 
persévérance  peu  gênante  d'abord  qu'il  conviendra  de  les 
captiver,  jusqu'à  ce  qu'Usaient  reconnu  que  l'ouvrage  trouve 
une  compensation  dans  le  gain  qu'il  procure.  Alors,  je  ne 
doute  pas  qu'on  ne  parvienne  à  un  résultat,  surtout  chez  les 
jeunes  gens  plus  enclins  à  la  nouveauté^.  » 

Le  commandement  du  capitaine  Collet  à  Taiohae  dura  un 
peu  plus  d'un  an  et,  pendant  ce  temps,  il  n'y  eut  aucun  con- 
flit avec  les  indigènes.  Le  17  avril  18/|3,  le  capitaine  de  vais- 
seau Bruat  avait  été  nommé,  par  une  ordonnance  royale,  gou- 
verneur des  Établissements  français  de  l'Océanie.  Il  arriva 
le  16  septembre,  à  Taiohae,  sur  la  frégate  VUranie.  Le  17,  il 
prit  officiellement  le  service  Le  18,  le  capitaine  Collet  remit 
au  chef  de  bataillon  d'artillerie  de  marine  Favereau  les  ar- 
chives de  la  colonie. 

En  18/i/i,  les  Français  furent  obligés  de  châtier  les  Hapa, 
habitants  de  la  baie  du  Contrôleur  (île  Nuka-Hiva).  Le 
29  juillet,  ceux-ci  subirent  une  défaite,  sans  éprouver,  il 
est  vrai,  de  grandes  pertes  ;  les  Français  n'eurent  aucun 
mort. 

L'année  1845  fut  marquée  par  l'exécution  de  Pakoko^,  chef 
des  guerriers  de  la  vallée  d'Avao  à  Nuka-Hiva. 

Pakoko  n'était  qu'un  parvenu  :  il  était  né  dans  la  plus 
basse  classe  du  peuple;  mais  par  sa  bravoure  et  sa  cruauté, 
il  était  devenu  le  plus  influent  de  tous  les  chefs  des  Teii. 
La  cause  de  sa  condamnation  à  mort  constitue  Fun  des  épi- 
sodes les  plus  sombres  de  l'histoire  de  l'archipel  des  Mar- 
quises. 

Dans  le  courant  du  mois  de  décembre  18/i/i,  le  nouveau 


1.  Rapport  sur  les  îles  Marquises  adressé  le  l^""  août  1844  à  M.  le  ministre 
de  la  marine  par  M.  le  capitaine  de  corvette  Collet. 

2.  C'est-à-dire:  Le  Grand  (sous-entendu  :  tueur  ou  mangeur);  ainsi  nommé 
parce  qu'il  était  le  plus  grand  anthropophage  de  l'île. 


LES   AUTRES   ARCHIPELS  367 

commandant  particulier  de  Taiohae,  M.  Amalric,  chef  de 
bataillon  d'artillerie  de  marine,  de  concert  avec  le  roi  Te- 
moana,  avait,  dans  l'intérêt  de  la  morale,  interdit  aux  femmes 
indigènes  de  se  rendre  à  bord  des  navires  en  rade,  sous 
peine  de  deux  jours  de  prison.  En  apprenant  cette  défense, 
le  chef  Pakoko  tint  des  propos  insolents  sur  le  compte 
de  M.  Amalric  et  autorisa  les  femmes  de  ses  vallées  à  com- 
muniquer en  plein  jour  avec  les  baleiniers.  Le  22  janvier 
1845,  vingt  de  ces  femmes  furent  saisies,  comme  étant  en 
contravention  avec  la  défense  du  commandant  particulier, 
et  conduites  en  prison.  Parmi  elles,  se  trouvait  la  fille  de 
Pakoko.  Celui-ci  ressentit  une  telle  colère  de  la  voir  en- 
fermée qu'il  résolut  de  se  venger.  Aussitôt  une  sourde  agi- 
tation se  manifesta  parmi  les  kanaques  de  sa  tribu  et,  le 
28  janvier,  cinq  soldats  français^  qui  avaient  eu  l'impru- 
dence de  s'avancer  au  delà  de  la  limite  qu'on  leur  avait  dé- 
fendu de  franchir,  furent  massacrés  par  ces  indigènes  à  l'ins- 
tigation de  leur  chef. 

Le  commandant  particulier  fit  marcher  des  troupes  contre 
cette  tribu  ;  beaucoup  de  kanaques  furent  tués,  les  autres, 
dispersés  et  poursuivis  dans  les  montagnes.  Toutefois  Pa- 
koko n'avait  pas  été  pris.  Le  28  février,  il  envoya  au  com- 
mandant un  kanaque.  Celui-ci  était  chargé  de  justifier  la 
conduite  du  chef  et  de  demander  pour  lui  la  permission  de 
se  présenter  au  fort  Collet.  M.  Amalric  répondit  que  la  tête 
de  Pakoko  était  mise  à  prix  et  que  ce  qu'il  avait  de  mieux  à 
faire,  c'était  de  se  rendre  à  discrétion.  Le  lendemain,  Pakoko 
arriva  au  fort,  où  M.  Amalric  le  reçut  en  présence  du  roi 
Temoana,  du  chef  Veketu,  et  de  trois  autres  petits  chefs  con- 
voqués par  l'officier  français.  Ce  dernier  rappela  à  Pakoko 
les  actes  violents  accomplis  par  ses  ordres;  celui-ci  nia 
toute  participation  à  ces  actes  et  en  rejeta  la  responsabi- 
lité sur  ses  parents  et  ses  partisans  qui  avaient  agi  de  leur 
propre  initiative.  Le  commandant  particulier  fit  conduire 
Pakoko  en  prison  et  décida  de  le  faire  juger  par  une  com- 


368  HISTOIRE   DE   LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

mission  militaire,  ainsi  que  trois  des  treize  kanaques  qui 
avaient  assassiné  les  cinq  soldats  français  ^. 

Le  18  mars,  la  composition  de  la  commission  militaire  fut 
arrêtée  de  la  façon  suivante  :  M.  Amalric,  président,  deux 
capitaines,  quatre  lieutenants  et  un  sous-lieutenant;  un  com- 
mis de  marine  servait  de  secrétaire. 

Le  lendemain  19,  la  commission  militaire  se  réunit.  Six 
soldats  d'infanterie  de  marine  furent  entendus  comme  té- 
moins à  charge.  Pakoko  nia  absolument  tous  les  faits  qui  lui 
étaient  reprochés,  prétendant  que  le  meurtre  des  Français 
avait  été  consommé  à  son  insu  par  ses  parents,  qui  avaient 
ainsi  voulu  laver  la  lâche  faite  à  sa  fille'^.  Oehitu  et  Ulta 
avouèrent  avoir  participé  au  meurtre  des  soldats  français, 
mais  ils  déclarèrent  formellement  avoir  agi  par  l'ordre  de 
Pakoko  et  ils  ajoutèrent  que  depuis  longtemps  celui-ci  se 
préparait  même  à  la  guerre.  Tupeu  confirma  cette  dernière 
déclaration  et  se  justifia  en  fournissant  un  alibi. 

Les  accusés  furent  emmenés  et  la  commission  militaire 
délibéra.  Elle  condamna  Pakoko  à  mort,  Oehitu  et  Ulta,  à  la 
déportation  perpétuelle;  Tupeu  fut  acquitté.  Quant  aux  kana- 
ques contumaces,  la  commission  en  présence  des  charges 
qui  pesaient  sur  eux,  les  reconnut  également  coupables 
d'avoir  assassiné  ou  trempé  dans  l'assassinat  des  Français 
et  les  condamna  à  la  peine  de  mort.  Elle  décida  que  le  juge- 
ment serait  lu  aux  accusés  en  présence  des  troupes  et  qu'il 
serait  exécuté  dans  les  quarante-huit  heures. 

En  conséquence,  le  21  mars,  Pakoko  fut  conduit  sur  la 
lisière  de  la  vallée  d'Avao.  Quelques  moments  avant  d'être 
fusillé,  il  confessa  à  plusieurs  reprises  que  c'était  bien  lui 
qui  avait  ordonné  le  massacre  des  cinq  soldats  et  que  les 
Français  étaient  justes   ainsi  que  le  commandant  3.   Sur  le 

1.  Rapport  du  chef  de  bataillon  Amalric,  en  date  du  2  avril  1845. 

2.  Ceci  nous  prouve,  une  fois  de  plus,  que  la  morale  n'est  pas  immuable, 
comme  se  Timaginent  beaucoup  d'esprits  étroits,  mais  qu'au  contraire  elle 
varie  suivant  les  pays  ainsi  que  les  façons  de  l'interpréter. 

3.  Rapport  du  chef  de  bataillon  Amalric,  en  date  du  2  avril  1845. 


LES    AUTRES    ARCHIPELS  369 

terrain  d'exécution,  il  fut  calme  et  presque  fier;  il  refusa  de 
se  laisser  bander  les  yeux,  jeta  un  dernier  regard  sur  les 
massifs  de  la  vallée,  puis  attendit  le  feu  des  soldats  français. 
La  décharge  eut  lieu  et  Pakoko  tomba  frappé  de  dix  balles. 
Sa  mort  produisit  un  effet  salutaire  :  elle  inspira  aux  indi- 
gènes la  crainte  et  le  respect  des  Français  *. 

Malheureusement  le  délaissement  des  deux  colonies  de 
Vaitahu  et  de  Taiohae  commençait  déjà  ;  les  événements  de 
l'archipel  de  la  Société  absorbaient  toutes  les  forces  que  le 
gouvernement  français  possédait  dans  l'Océanie  orientale. 
Il  envoya  à  Tahiti  presque  toute  la  garnison  de  Vaitahu  et 
son  matériel.  En  1847,  cet  endroit  fut  même  complètement 
abandonné.  En  18/i8,  il  y  eut  une  réduction  du  personnel  de 
Taiohae  et  ce  qui  en  restait  fut  expédié  l'année  suivante  à 
Tahiti. 

En  1851,  l'Assemblée  nationale  ayant  désigné  l'ile  Nuka- 
Hiva  comme  pays  de  déportation  pour  les  insurgés,  Taiohae 
reprit  alors  un  peu  d'importance.  Les  marins  de  l'Artémise 
et  de  la  Moselle  réparèrent  le  fort  Collet  et  l'on  y  enferma  les 
déportés  Hode,  Gende  et  Longo-Masino.  Quant  à  la  maison 
du  commandant  particulier,  au  pavillon  des  officiers,  et  au 
magasin  général,  ils  ne  nécessitèrent  aucun  travail  :  ils  étaient 
complètement  intacts.  Deux  blockhaus  défendirent  les  hau- 
teurs voisines,  et  un  navire  stationna  dans  la  baie.  La  gar- 
nison se  composa  d'une  compagnie  d'infanterie,  de  dix  ou- 
vriers d'artillerie  et  de  douze  gendarmes.  Un  capitaine  de 
frégate  commanda  ce  nouvel  établissement.  Mais  celui-ci  ne 
dura  pas  longtemps.  En  1854,  les  déportés  furent  graciés  et 
ils  quittèrent  la  colonie.  Aussitôt  les  autorités  ordonnèrent 
la  démolition  des  blockhaus  et,  lentement,  l'évacuation  com- 


1.  Le  18  mars  1845,  le  chef  de  bataillon  Amalric  avait  aussi  fait  fusiller  un 
kanaque  nommé  Oko  que  la  voix  publique,  confirmée  par  les  déclarations  for- 
melles des  deux  chefs  principaux  des  vallées  d'Avao  et  de  Pakiu,  déclarait 
coupable  de  nombreux  empoisonnements. 

2i 


370  HISTOIRE    DE    LA    POLYNÉSIE   ORIENTALE 

mença.  La  garnison  fut  d'abord  diminuée,  puis  peu  à  peu 
réduite  à  n'être  plus  que  de  vingt  soldats,  leur  officier, 
quatre  gendarmes,  deux  ouvriers  d'artillerie,  un  chirurgien 
et  un  agent  des  subsistances;  tel  était,  en  1855,  le  poste 
d'Hakapehi  dans  la  baie  de  Taiohae,  que  commandait  en  chef 
le  lieutenant  de  vaisseau  de  la  goélette  stationnaire,  sur  la- 
quelle se  trouvait  une  vingtaine  d'hommes  d'équipage^. 

Le  27  août  1857,  une  frégate  française  fut  obligée  de  dé- 
barquer une  compagnie  pour  châtier  des  guerriers  de  la 
tribu  des  Taïpi-Vaï,  qui,  le  22  août,  avaient  tenté  d'enlever 
sur  le  territoire  de  la  Mission  deux  jeunes  filles  hapa  qu'ils 
voulaient  sacrifier  aux  dieux.  Les  Français  attaquèrent  cette 
tribu,  la  chassèrent  de  son  village  et  ravagèrent  sa  vallée. 
Mais  cette  expédition  n'eut  pas  le  résultat  qu'on  espérait  : 
les  Taïpi-Vaï  ne  demandèrent  pas  la  paix  et  préparèrent,  au 
contraire,  leur  revanche.  Voyant  cela,  les  missionnaires  se 
dévouèrent  :  ils  allèrent  trouver  leurs  ennemis  dans  leur  camp 
et  les  engagèrent  à  se  soumettre  aux  autorités  françaises. 
Les  Taïpi-Vaï  finirent  par  céder  aux  instances  des  Pères, 
et  le  7  septembre,  ils  renoncèrent  à  la  lutte  et  remirent  leurs 
armes. 

Durant  l'année  1859,  l'œuvre  de  la  Mission  faillit  être  rui- 
née par  les  agissements  d'une  prêtresse  des  idoles,  chef- 
fesse  de  la  puissante  peuplade  des  Taioa,  dans  la  vallée  d'Ha- 
kaui  (Nuka-Hiva).  Cette  femme  nourrissait  une  haine  pro- 
fonde contre  la  nouvelle  religion  introduite  par  les  Blancs  et 
elle  ne  cessait  d'exciter  ses  sujets  contre  les  missionnaires 
et  leurs  adeptes.  Après  avoir  longtemps  déclamé  contre  ces 
derniers,  elle  passa  des  paroles  aux  actes  :  le  chef  Matio  et 
ses  gens  furent  chassés  de  leurs  terres  et  elle  donna  l'ordre 
de  tuer  tous  les  chefs  de  Taiohae.  Mgr  Dordillon  et  le  roi 
Temoana  se  rendirent  auprès  d'elle  pour  essayer  de  la  ra- 
mener à  de  meilleurs  sentiments  ;  mais  ils  se  heurtèrent  à 

1.  H.  JouAN,  Archipel  des  Marquises,  p.  75. 


LES    AUTRES    ARCHIPELS  371 

une  volonté  de  fer  et  durent  se  résigner  à  s'en  remettre  au 
sort  des  armes.  Ce  fut  alors  une  véritable  guerre  sainte:  à 
la  voix  de  leur  prêtresse,  les  païens  de  la  vallée  d'Hakaui  se 
levèrent  contre  les  chrétiens  de  la  baie  de  Taiohae;  de  nom- 
breux combats  ensanglantèrent  l'île.  Les  deux  partis  eurent 
tour  à  tour  des  succès  et  des  revers.  Dans  un  combat  livré 
le  27  mars,  le  roi  Temoana  montra,  dit-on,  le  plus  brillant 
courage  :  il  resta  continuellement  à  la  tête  de  ses  guerriers, 
malgré  les  balles  qui  pleuvaient  autour  de  lui.  La  guerre  fut 
longue,  car  des  deux  côtés  on  cherchait  plutôt  à  se  surprendre 
qu'à  s'aborder  franchement.  De  temps  en  temps  les  païens  se 
jetaient  sur  les  domaines  des  chrétiens,  pillaient  leurs  cases, 
les  incendiaient  et  repartaient  aussitôt  chez  eux.  Mais  ]e23  sep- 
tembre 1859,  un  navire  français  arriva  d